© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Introduction

 Catherine Gravet, Pierre Gillis

Texte

Introduction

[page 3 version papier] Qu'elles soient médicales, fantasmatique ou psychologiques, les définitions de monstres se chevauchent. Tantôt création de la nature, notamment chez saint Augustin, au Ve siècle XX, tantôt créature fantastique ou imaginaire, le monstre fera l'objet d'une science, la tératologie. Si l'on admet que la science commence par classer, l'aporie est immédiate : par définition, le monstre est hors-norme, soit inclassable. Improbable objet de science, il n'en est pas moins objet de méditation, de réflexion ou d'analyses, de la médecine au droit en passant par l'histoire – Ernest Martin conjugue ces trois points de vue dans son Histoire des monstres depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours XX.

Cette triple approche est moderne, ou elle le fut. Au XIXe siècle, avec Étienne et Isidore (respectivement 1772-1844 et 1805-1860) Geoffroy Saint-Hilaire (père et fils), la tentation scientiste se faisait jour. Dans leur Dictionnaire classique d'histoire naturelle (1822-1831, 17 vol.), les naturalistes Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent et Étienne Geoffroy Saint-Hilaire définissent les monstres, « précieuses ébauches à consulter », comme autant de moyens d'étude offerts à la faiblesse de notre intelligence, des combinaisons plus simples, tenues comme en réserve, pour doter l'Homme de plus de lumières, pour développer progressivement le ressort de sa pensée, et pour le rendre digne enfin de sa plus haute destination ici bas, celle de connaître et de rendre de moins en moins impénétrable pour son esprit l'action du Créateur sur les objets créés XX.

Dans ce sens, le Traité de tératologie d'Isidore (1832-1836) a pour ambition de démontrer l'unité profonde du vivant, par-delà les dissemblances [page 4], et contre l'hypothèse créationniste : l'anatomie comparée doit s'appuyer sur l'étude des anomalies et l'aider à percer le secret du vivant. Décrire des aberrations et les intégrer à un système peut sans doute amorcer une théorisation. Si ce début laissait Geoffroy Saint-Hilaire insatisfait, puisqu'il a poursuivi une stratégie qui défie la Nature en allant jusqu'à provoquer des malformations, chez les poussins notamment, la question épistémologique subsiste : une science peut-elle se construire sur les monstres – ou grâce aux monstres ou à leur création ?

La récente médiatisation des études de genre nous en offre des exemples. S'interrogeant sans cesse sur l'identité, critiquant la violence sociale exercée sur l'individu, la philosophe américaine Judith Butler fonde entre autres son essai Trouble dans le genre sur l'observation des drag-queens : et si être femme était une construction de tous les instants ; et si, contrairement à ce que Simone de Beauvoir affirmait, on ne devenait pas nécessairement femme, ou alors pas tout à fait, ni tout le temps XX ? La femme et l'homme ne sont-ils pas des êtres hybrides XX  par essence dont l'identité ou le genre ne sont pas toujours fixés ? Les avancées médicales et technologiques permettent même des transformations biologiques profondes qui « défont » ou « refont » le genre en modifiant le sexe XX. Aujourd'hui, à la naissance de bébés hermaphrodites (« intersexués »), des équipes de médecins, parmi lesquels des psychiatres, préfèrent accompagner le développement de l'enfant et l'aider à se déterminer fille ou garçon plutôt que de les opérer précipitamment XX.. Ce point de vue subversif met au jour quelques images saisissantes qui exposent ce que la société a longtemps rejeté et considéré comme monstrueux.

[page 5] Politiquement, il s'agit d'atténuer la violence qui est faite à ces personnes, mais ce point de vue fonde aussi une réflexion philosophique. Bien des féministes s'emparent du monstre, tel que catalogué par la société, pour argumenter leur point de vue, construire leur théorie ou déconstruire un système patriarcal inégalitaire.

Ainsi, Delphine Horvilleur, l'une des deux femmes rabbins en France, rapporte-t-elle un formidable argument, plein de savoureuse fausse naïveté, pour contrer les tenants d'une interprétation fondamentaliste de la Bible, de la Torah et des textes sacrés en général. Le monstre, technique ou moyen argumentatif, y est tapi : «Mon oncle a la fâcheuse habitude de jurer et de blasphémer souvent. Est-il vraiment nécessaire de demander à toute la ville de le lapider (Lévitique, 24) ? Ne peut-on plutôt le brûler à une fête familiale privée, comme nous le faisons lorsque quelqu'un couche avec un membre de sa famille (idem, 20) ?»XX.

L'exégèse biblique, que le judaïsme autorise, voire encourage, opte pour une lecture résolument féministe avec Horvilleur, où, encore une fois, l'hybridité semble consubstantielle de l'humanité. Elle montre non seulement que la Genèse peut produire un modèle féminin autonome et positif (Lilith, sorte de proto-Ève), ou que Dieu a créé un androgyne (op. cit., p. 58-62), mais aussi que certains textes sacrés valorisent le côté féminin de l'homme juif. Cela suppose un détour original par la traductologie et la dermatologie (!) qui nous vaut, en raccourci, le portrait d'un être humain privilégié, voire élu, dont la finesse de la peau permet une sorte d'osmose avec le divinXX.


Utiliser le monstrueux dans une argumentation ou le soumettre aux exigences de la raison ne l'annihile pas pour autant.
Obstinément, le monstre renaît sous d'autres formes, que les arts plastiques, la littérature, le cinéma accueillent plus qu'à leur tour, à quelque degré que ce soit. Selon Gilbert Lascault XX, le monstre figuré ou fantasmé est essentiellement issu d'une pratique
combinatoire, d'un « collage » qui a fasciné Bosch, Goya, Breughel et tant d'autres, car l'imagination se nourrit aussi de ce qui, dans le réel, semble faire excès.

Le monstre est une inépuisable source d'inspiration pour le romancier et le poète, pour l'auteur de science fiction ou de thriller : Frankenstein ou Quasimodo, tous sont des héros dignes du plus grand intérêt. Cela ne date pas d'hier – Dante offre un catalogue diversifié de monstres humains dans son Enfer (1317) ; Shakespeare offre dans son Marchand de Venise [page 6] (1596-1597) un surprenant Shylock XX –, et rien ne pousse à croire que cela touche à sa fin. Henri Michaux invente un bestiaire onirique nettement plus contemporain (La nuit remue, 1935), et l'ogre de la littérature populaire se transforme, au XXe siècle, en tueur en série ou en dictateur fou.

Les surréalistes fascinés par Les Chants de Maldoror (1869) ou par Violette Nozières (1933), ne répondent-ils pas en quelque sorte à l'injonction subversive de Georges Bataille selon qui l'homme doit « échappe[r] à sa tête comme le prisonnier à sa prison », parce qu'il est excédé d'en être serf (revue Acéphale, 1936-1939) ?

À l'inverse, certains critiques voient en Teste XX une tête sans homme, monstre cérébral dont la bêtise n'est pas le fort. Pour la rentrée littéraire de l'hiver 2013, Le Monde des livres titre « Tous des monstres ! » et présente trois romans dont les auteurs (Rosa Montero, Laurent Schweizer et Isabelle Kauffmann) «interrogent les frontières de l'humanité » XX à travers un autre étrange bestiaire.

En 1975-1976, la revue Circé, sous la direction de Jean Burgos, s'intéressait à la « présence du monstre, mythe et réalité », aux «monstres dans La Divine Comédie», aux «monstres dans la science fiction» et ouvrait la voie à une enquête plus vaste XX.

Il arrive que le monstre soit réduit à sa lourde connotation négative.
On passe, métaphoriquement ou pas, de la difformité physique à la difformité morale (du handicapé profond à Marc Dutroux). Ainsi en va-t-il aussi du personnage sadien qui, dans sa rage d'en finir avec la norme sociale, révèle pourtant des traits qui ne sont pas étrangers à la vérité de la nature humaine. Michel Foucault, en s'emparant, en 1973, d'un fait divers oublié depuis plus d'un siècle, humanise le monstre dans son manifeste insurrectionnel : en égorgeant sa mère, sa soeur et son frère, le parricide Pierre Rivière a commis « le crime des crimes » (1835) et mérite la mort, aucune circonstance atténuante n'étant opposable. Mais Foucault ne nous épargne aucune [page 7] question : le jeune homme ne devait-il pas mettre fin aux tortures que sa mère exerçait sur son père ? Le sacrifice rituel est-il réservé aux seuls ministres de cultes officiels ? L'Ancien Régime ou les guerres napoléoniennes n'ont-ils pas engendré ce criminel parmi tant d'autres ? À monstre stigmatisé, monstre et demi : qui l'est davantage, Rivière lui-même, ou les juges et les médecins, qui ont manipulé et interprété les textes des témoignages pour faire de Pierre Rivière, devenu intellectuel par l'acte d'écrire son mémoire, ou un monstre ou un fou ?

Le monstrueux est excès, démesure, écart, aberration, défaut, manque, anomalie... Oscar Pistorius et ses jambes en carbone feraient bonne figure dans le catalogue des monstres contemporains, « sacrés » ou non – et à la gâchette facile.
Le nouveau-né malformé et sa mère sont démoniaques pour bien des cultures ou religions. Sociologues et anthropologues analysent les comportements sociaux, oscillant entre effroi et pitié à l'égard du monstrueux (enfants albinos au Rwanda, « gueules cassées » et amputés de la Grande Guerre, «enfants Softenon»), aboutissant toujours à ce dilemme social : intégrer ou exclure ?

Psychologues, psychanalystes et sociologues se penchent sur les fonctions que le monstre assume dans la vie psychique, sur les réactions qu'il provoque (terreur-fascination-séduction), décrivent les aberrations paniques devant l'hybride, le composite, le difforme et l'inquiétant et sa sublimation sous forme d'hallucinations voulues où intervient un carnaval drôle – ou sombre –, sous forme de métamorphoses et d'anamorphoses diverses, bouffonneries et travestissements, déformations du visible, autant d'agencements de la peur de la différence. En creux, le monstre est finalement un révélateur de la norme – naturelle parfois, sociale souvent. Il est donc aussi miroir, d'abord pour ceux que l'intériorisation de cette norme rend aveugles sur sa nature. Renversement iconoclaste, peut-être : si le monstre est miroir, c'est le voyeur dont l'identité est mise en jeu. C'est qu'il pose question à l'éthique, à l'anthropologie, à la philosophie, à l'esthétique et même à la théologie... à tous ceux qui s'interrogent sur ce que nous sommes, profondément.


*

Les contributions rassemblées ici abordent ces questions. Elles le font souvent au travers du roman, parfois de la poésie, où le monstre s'expose avec tant de violence et d'évidence que les historiens de la littérature ne peuvent y échapper.

C'est le cas des textes d'André Bénit, de Pilar Garcés García, de Jean-Paul Gavard-Perret et Barbara Meazzi, de Catherine Gravet, de Catherine d'Humières, de Martine Renouprez, de Katherine Rondou, de Frédéric Saenen qui traitent respectivement des auteurs suivants : Vincent Engel et Françoise Lalande ; une dizaine d'auteurs anglo-saxons parmi lesquels H.G. Wells, Ray Bradbury, Roger Zelazny ou H.P. Lovecraft ; Marinetti ; [page 8] Camille Lemonnier et Constant Burniaux ; Charles Henneberg ; Henri Verne ; André Sempoux et Jacqueline Harpman ; Maurice Magre.

Quant aux contributions des philosophes, elles concernent l'athée en général pour Anne Staquet, l'athée particulier qu'était le curé Meslier pour Serge Deruette, et le sacré pour Marcel Voisin. Luis Puelles Romero élabore quelques « Considérations relatives au grotesque » et au monstre moral. Justine Houyaux et Georges Lebouc se penchent surtout sur la langue française.

En historienne de l'art, Evi Papayannopoulou décrit quelques sirènes et méduses et Sophie Duong-Iseler, des monstres hybrides anthropomorphes de la Renaissance.

Des biologistes, Xavier Simon, Renaud Chauvaux, Anne-Françoise Marchand et Francesco Lo Bue, se sont pris au jeu, à l'image de ce qu'on lit dans Pour la science par exemple (les vampires de la littérature, Dracula et autres Nosferatu, ont-ils une réalité biologique?) XX et se sont demandé si le célèbre dragon montois, celui que saint Georges affronte lors du Lumeçon, pouvait s'insérer dans les nomenclatures des zoologues.

Christine Gobeaux choisit de montrer des monstres rencontrés en feuilletant (délicatement) les pages de quelques précieux manuscrits conservés à la Bibliothèque centrale de l'Université de Mons.

Lors de leur voyage au Mexique, Geneviève Michel et Georges Lapierre ont rencontré le capitalisme, monstre féroce, alors que Pierre Gillis dresse un rapide panorama de quelques autres monstres dans un contexte de construction de l'ennemi, la qualification étant justifiée par la référence hitlérienne – sur une échelle du mal dont le caractère absolu est contestable.

Sans oublier l'article consacré aux Monstres de cinéma de Jeremi Szaniawski, dont la dimension critique ne nous échappera pas.

Serge Deruette nous suggère que, dans cette livraison des "Cahiers internationaux de symbolisme", en choisissant de faire montre de monstre, les démonstrations se font aussi « démonstruations »...

Manière sans doute de relativiser les conventions par rapport auxquelles les monstres se font, ou se défont lorsque la norme se délite.



Catherine Gravet, Pierre Gillis




Notes

  1. La Cité de Dieu. Traduction de Pierre Lombert revue par les éditeurs. Bourges, Gille, 1818. Texte en ligne sur Gallica.bnf.fr
  2. Paris, Reinwald et Cie, 1880. Texte en ligne sur Gallica.bnf.fr
  3. Paris, Gravier et Baudouin, t. 11, 1827, p. 151. Texte en ligne sur books.google.fr
  4. Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l'identité. Trad. de l'anglais par Cynthia Kraus. Paris, La Découverte, 2005-2006 (Gender Trouble. London, Routledge, 1990 et 1999)
  5. C'est aussi le point de vue des anthropologues et de Claude Lévi-Strauss en particulier pour qui l'homme et l'animal, le civilisé et le primitif sont proches (voir La Pensée sauvage. Paris, Plon, 1962)
  6. La cinéaste Paule Zajdermann filme Judith Butler, « Philosophe en tout genre », en 2006, à l'occasion de la parution de son ouvrage Défaire le genre en français (traduction de Maxime Cervulle – Undoing Gender. London, Routledge, 2004 –, Paris, Amsterdam, 2006, nouvelle édition augmentée, en 2013). Dans ce documentaire, Butler déclare qu'elle-même « voyage d'une identité à l'autre »
  7. Voir parmi les très nombreux articles parus en France à la suite de l'introduction de la notion de genre dans les manuels scolaires, de l'expérience « ABCD de l'égalité » lancée dans les écoles en janvier 2014 et du boycott de l'école instigué par différentes organisations d'extrême-droite, celui de Rachel Mulot et Erwan Lecomte, « En science, la "théorie du genre" n'existe pas », dans Science & avenir, 29 janvier 2014, ou celui de Natacha Tatu, « Ces enfants transgenres "qui ne sont pas nés avec le bon sexe" », dans Le Nouvel Observateur, 9 mars 2014
  8. Delphine Horvilleur, En tenue d'Ève. Féminin, pudeur et judaïsme. Paris, Grasset, 2013, p. 50
  9. Voir aussi le recours à Peau d'âne, le conte de Perrault, dans un chapitre dont le titre n'est pas sans rappeler les théories lacaniennes, « L'Être orificiel » (pp. 115-131), pour expliquer cette obligation qu'on fait à la femme de se couvrir
  10. Le Monstre dans l'art occidental. Paris, Klincksieck, 1973. Nous remercions Danielle Bajomée de nous avoir conseillé cette référence
  11. La pièce fait débat tant l'interprétation en est polyphonique. Pour André Markowicz, traducteur de Shakespeare, participant à « Grande Traversée », une émission de France Culture préparée par Christine Lecerf (15 juillet 2014), la question essentielle est « Où est le monstre dans cette pièce ? » On voit surtout la monstruosité du juif cupide et sanguinaire, alors que d'une part Shylock joue sur les stéréotypes antisémites et que, d'autre part, tous les personnages sont des monstres dans cette société vénitienne, à l'image de toute communauté humaine. Le monde même est monstrueux, tout est affreux et le spectateur lui-même devient Shylock. Shakespeare, et c'est la raison pour laquelle, sans doute, il reste moderne, interroge avec la plus grande intensité ce qui fait la nature de l'être humain
  12. Paul Valéry, Monsieur Teste. Paris, Gallimard, 1927. « La bêtise n'est pas mon fort » est la première phrase de « La Soirée avec Monsieur Teste », dans Le Centaure, vol. 2, septembre 1896, réflexions sur l'importance de l'intelligence dans l'évolution de la civilisation qui semblaient sonner le glas de la création
  13. 18 janvier 2013, n° 21150, p. 2-3
  14. Cahiers de recherches sur l'imaginaire, numéros 4, 5 et 6
  15. Jean-Sébastien Steyer (paléontologue) et Roland Lehoucq (astro-physicien), « Des vampires pas si imaginaires », dans Pour la science, n° 442, août 2014, p. 82-83

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 Catherine Gravet, Pierre Gillis