© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Le Tour de l’Histoire

Simon Hermelin

Texte

Ma famille maternelle vient de Nazareth, un village entre Turenne et Noailles, au sud de Brive-la-Gaillarde, dans cette France du milieu où l’absence de côte, de repère, rend difficile de positionner précisément sur une carte des villes aux noms pour moi aussi familiers qu’exotiques.
Enfant, j’ai longtemps laissé tout cela flotter ; on roulait heureux vers le moulin de Billet, le gouffre de Padirac ou le lac de Chasteaux, sans que jamais je ne sache quelle direction l’on suivait ni combien de temps le voyage durerait.

Je me souviens d’une fois où mon grand-père est arrivé deux ou trois jours après nous à Nazareth. Je devais avoir six ans. On s’est mis à table, on a bien mangé et beaucoup, les adultes ont parlé et bu, et à la fin du repas je me rappelle m’être dit que j’étais heureux que Pépé soit si bien accueilli dans la famille. Je n’avais pas compris qu’il était chez son frère. Je connaissais ces gens un peu comme la Corrèze, sans savoir réellement les situer.

Pépé, c’est le héros d’une histoire incroyable qui m’a souvent été racontée depuis l’enfance. Une nuit d’été, quand il avait vingt ans, il est parti de Limoges à vélo, avec Léon, son ami, son futur beau-frère, écrire sur une route à la peinture blanche PAIX EN ALGÉRIE. Ils devaient être fiers de leur moment de résistance, eux qui, dans leur enfance, avaient vu pères et oncles prendre le maquis. Ils n’avaient pas choisi la route au hasard: le lendemain y passait le Tour de France, ça promettait un beau scandale.

Mais alors qu’ils retournaient à Limoges, les deux amis se sont fait arrêter par les gendarmes. Pépé mettait beaucoup de cœur à mimer ce moment où ils avaient répété à l’unisson «C’est pas nous, c’est pas nous», pendant qu’un bleu tentait d’attraper le pinceau plein de peinture blanche dépassant du sac tyrolien de Léon qui tournait sur lui-même pour l’esquiver.
C’est pas nous, mais ils furent quand même conduits au poste, et là, un adjudant avait demandé à Pépé son âge. «Vingt ans monsieur», et l’autre de rigoler, et de lui dire: «Tu te souviendras de moi dans quelques mois».

Là, le vieux héros arrêtait de rire, toute la famille aussi, et il expliquait une fois encore que c’était surement à cause de cet homme qu’après son service on l’avait envoyé, avec le contingent, dans l’infanterie de marine en Grande Kabylie, la région où les combats étaient les plus durs, pendant la guerre d’Algérie. Tizi-Ouzou, Palestro, d’autres noms mystérieux qui flottaient sur la carte, mais ceux-là, on y pensait sans sourire, nous non plus on n’aurait pas voulu y aller.


Je voulais à mon tour raconter cette histoire, cette rébellion noble et vaine, cette fierté de famille, mais je n’avais aucune idée de l’année où ça s’était passé. Alors j'ai regardé les itinéraires du Tour de France. Et j'ai vu, sidéré, qu'aucun ne passait par Limoges entre 1953 et 1959, jamais. J'ai donc interrogé mon oncle Yvan, le gardien des souvenirs de la famille. Il me sortit le livret militaire de René.
Mon grand-père avait été incorporé le 15 juin 1955, un mois avant ses 21 ans. Il avait fait ses classes à Brive-la-Gaillarde, avant de partir pour l’Algérie en mars 1956.
En 1955, le Tour était parti du Havre le 7 juillet, et avait contourné la France dans le sens des aiguilles d’une montre sans jamais en passer par le centre. Impossible que les deux camarades aient fait le mur pour aller à vélo jusqu’à Angoulême, à 100 kilomètres de Brive, écrire le message et revenir nonchalamment dans la nuit.

Et puis mi-juillet 1955, René était déjà majeur. Ça avait dû se passer en 1954, puisque le 11 juillet de cette année-là il avait eu 20 ans. La guerre ne commença vraiment qu’à la Toussaint Rouge, le 1er novembre 1954, mais Léon et René étaient membres de l’Union de la jeunesse républicaine de France (le nouveau nom des Jeunesses communistes), qui s’était engagée très tôt pour l’indépendance de l’Algérie, avant que le conflit ne devienne armé.

Pouvaient-ils avoir fait leur coup dès l’été 1954? Avaient-ils alors vraiment écrit «Paix en Algérie»? N’était-ce pas plutôt «Vive l’Algérie libre» ou une autre expression moins anachronique? Mon oncle me certifia que c’était bien cela, Paix en Algérie. Paix en Algérie, il n’y avait aucun doute.
Et de toute façon cette année-là, l’étape la plus proche était le Puy-en-Velay, à 300 kilomètres de Brive. Impossible.

En 1953? Ça aurait été bien trop tôt pour parler de l’indépendance. De plus, René n’avait que 19 ans, la phrase de l’adjudant ne collait plus. Et le Tour était passé par Montluçon, trop loin encore. Il fallait donc se rendre à l’évidence, Léon et René avaient menti.


Jamais je n’avais remis en question la parole de mon grand-père, ni la mémoire familiale. J’étais bouleversé mais j’essayais de me raisonner. Plus qu’un mensonge, ce n’était sans doute qu’un détail ajouté à une anecdote réelle, pour donner à l’aventure une dimension nationale. Le message avait surement été peint sur une route de campagne, peut-être avant une compétition sportive mineure, ou même simplement sur une route fréquentée. Dans toutes les familles les histoires ressassées s’embellissent au fil du temps, au gré de l’audience.

Une fois passées la déception et la rancœur, alors que j’admettais l’insignifiance du mensonge, je pris conscience de l’importance de cette anecdote. Il avait fallu que Pépé se grandisse, prétende avoir voulu proclamer à la face du pays son rejet de la guerre, pour nous faire saisir l’injustice d’avoir été envoyé là-bas malgré lui. Cette histoire d’inutile vaillance payée bien trop cher, enjolivée et mille fois répétée, c’était presque tout ce que Pépé nous avait dit de la guerre. Il n’en parlait jamais. Il ne pouvait que ressasser combien il n’avait pas voulu la faire.



L’image de héros que je gardais de Pépé depuis l’enfance commençait à s’effriter, mais à ma nostalgie se mêlait un plaisir nouveau, celui de le découvrir dans sa complexité.
J’entamai un réexamen de mes souvenirs, à la recherche des rares moments où il avait été question entre nous de la guerre, et me rendis compte que c’était par de petits mensonges, des omissions, qu’il l’avait racontée, sans la dire.

Je me souviens que chaque fois qu’on repartait de chez lui, Pépé, avec l’air d’un conspirateur, nous glissait dans la main, à mon frère et à moi, des munitions. C’était une grosse poignée de bonbons qu’il nous donnait une fois la porte de son pavillon ouverte et les parents occupés à charger le coffre de valises. Il les sortait d’une petite commode en bois que nous avions regardée avec envie tout le weekend.

Une fois, alors qu’il nous remplissait les mains de sucreries, mon grand frère, curiosité d’enfant excitée par la complicité de l’instant, lui a demandé s’il avait tué des gens à la guerre. Je me souviens que, d’un coup, tout s’est figé, dans un de ces moments incertains où l’on comprend, enfant, que quelque chose cloche sans savoir vraiment quoi. Après une seconde mon grand-père a souri gentiment et a dit «Non, moi je tirais en l’air». On se l’est répété, répété à l’envi dans la voiture en le mimant avec son fusil, puis à l’école, je me souviens, dans la cour de l’école maternelle j’avais raconté fièrement que mon pépé, ce héros, avait fait la guerre, avait survécu, et grâce à sa ruse n’avait jamais tué personne, il tirait en l’air.



Une après-midi d’aout, peu avant sa mort, nous avons regardé ensemble ses photos de l’Algérie. Il était très malade et avait voulu me les montrer, me parler de la guerre. C’était la première fois.
Alors que j’essayais de me souvenir, les images, les paroles surtout me revenaient incomplètes. J’ai demandé à mon oncle s’il avait récupéré les photos, il me les envoya.
En les revoyant j’ai été étonné: elles étaient différentes de mon souvenir. J’avais gardé des images d’hommes moustachus en maillot de corps qui fumaient la pipe à l’ombre des cactus. Un mélange de poilus de la guerre de 14 et de vieilles photos de famille. Je me souvenais d’avoir été surpris de le voir droit et fier dans son uniforme, il souriait, lui qui ne voulait pas partir.

Mais j’y vois à présent autre chose: des hommes qui tentent de s’amuser malgré les circonstances, qui sourient parce que ces photos, ils les enverront à leurs femmes, leurs enfants, et qu’elles seront peut-être la dernière image qu’ils laisseront d’eux.
Et pourtant, sur l’une d’entre elles, on voit un groupe de soldats assis, au soleil, qui lèvent le nez de leur repas pour regarder l’objectif. Certains sourient. Je n’y aurais pas retrouvé Pépé sans l’inscription au dos: «La garde du bulldozeur. Le “Monsieur” qui baisse la tête, dans le coin à droite, c’est moi.»


J’ai parcouru plusieurs fois ces photos à la recherche d’une seule dont le souvenir m’était resté très vif. C’était un groupe de trois ou quatre gars dont Pépé, tous en uniforme, côte à côte. Derrière eux, deux autres soldats pointaient un homme torse nu du bout de leur fusil. Ils le faisaient avancer vers la porte d’un baraquement, je crois.
Pépé l’avait tendue vers moi sans la commenter. Je lui ai alors demandé qui étaient ces gens, et péniblement il a expliqué que ce qui était écrit au dos, «corvée de bois», c’était le code pour les exécutions sommaires. Il a dit qu’il n’avait jamais eu à y participer, lui, parce que c’était la mission du renseignement, et qu’au pire, il y avait toujours des volontaires.
La photo n’était pas dans l’envoi de mon oncle. Ne pouvant croire à une invention de ma mémoire, je l’interrogeai à nouveau. Il me confirma l’avoir vue, lui aussi, mais elle n’était pas dans la boite où Pépé avait conservé pendant cinquante ans sa correspondance de guerre.

Pourtant, une autre photo s’y trouvait encore, celle de trois hommes âgés, kabyles, escortés par quatre soldats français le fusil sous le bras. Je n’arrive pas à distinguer si Pépé en fait partie et je ne sais plus ce qu’il en avait dit. Au dos est inscrit «Pacification…». Pourquoi l’une est restée et l’autre a disparu?


Pépé est mort, Léon aussi. Je tente de comprendre le passé en rassemblant des souvenirs déjà lointains. Me reviennent quelques regards, un tremblement de voix, et c’est peut-être en ceux-ci, plus que dans l’exactitude des faits, que réside la vérité d’une histoire de famille.
Ceux qui ont entendu l’anecdote du Tour et qui savaient qu’il n’était jamais passé par là, l’avaient compris. Ils n’ont rien dit. Avant, je croyais que ce détail faisait toute la valeur de l’histoire, son prestige, quand ce n’était qu’un ajout pour la frime.
De même, ce jour d’aout où Pépé m’a montré les vieilles photos, j’avais vu sur chacune sa jeunesse, ses sourires, aveuglé sans doute par le contexte d’alors, lui si faible, sa fin qui approchait. En Algérie, il m’avait semblé presque plus heureux. Aujourd’hui, j’y reconnais la mort, présente dans ces beaux paysages et ces sourires rassurants envoyés aux familles. De pieux mensonges, dont personne n’est dupe mais que tout le monde veut croire, pour se consoler. Moi, je me plais aussi à penser qu’en postant des photos de soldats souriants Pépé a voulu montrer ce qui se passait derrière eux, contournant la censure. L’homme assassiné. Les trois vieux prisonniers. Et même celle du groupe, et lui dans l’ombre. Pas pour les journalistes ni les historiens, juste pour l’histoire familiale. Des indices. Qui me montrent surtout mon ignorance.


Mon grand-père a fait la guerre. C’était il y a soixante ans, en Algérie. Ma mère n’était pas encore née, mon oncle à peine. Ça a duré un peu plus d’un an. Il n’en reste pas grand-chose, des silences qui font des trous sur son image, que je m’efforce de combler. Je fouille ma mémoire d’où surgissent quelques éclats de souvenirs de lui, j’ajoute ceux que l’on m’offre. Certains sont brillants, polis par le ressassement, d’autres sont émoussés, la plupart minuscules. Je les nettoie, je les assemble avec précaution, je les ajuste un peu, et j’ai conscience de reconstruire la figure de Pépé telle qu’elle n’a jamais été. Je cherche à le reconnaitre, en vain. Je n’entends que l’écho de ma propre voix. Je laisse ainsi l’ouvrage fragile, bancal, de peur qu’une pierre de plus ne le fasse tomber.

Le jour où il m’a montré les photos, je lui ai rappelé ce qu’il nous avait raconté, à mon frère et à moi, qu’il tirait en l’air. Il a souri tristement et a dit: «Eh oui, c’est ce qu’on dit aux enfants».

 

© Simon Hermelin, revue Papier Machine n° 10, automne 2020


 

Metadata

Auteurs
Simon Hermelin
Sujet
Récit familial. Souvenirs. Guerre d'Algérie
Genre
Récit
Langue
Français
Relation
Revue Papier Machine n° 10, automne 2020
Droits
© Simon Hermelin, revue Papier Machine n° 10, automne 2020