© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

L'adaptation en théâtre wallon et en français

Christian Robinet

Texte

L’écriture du théâtre dialectal mérite que l’on réfléchisse à ses enjeux, à ses contraintes, au statut même de la langue utilisée. Dans un premier article, Joseph Bodson a vanté les mérites d’une langue dialectale écrite « riante », « orissante ». Cette fois, Christian Robinet envisage quelques aspects liés à la problématique de l’adaptation au théâtre en wallon d’œuvres autant dialectales que françaises. 

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Régulièrement, nous assistons dans nos salles à des spectacles de grande qualité. Plusieurs veines alimentent les répertoires travaillés par nos metteurs en scène et par les troupes au sein desquelles ils œuvrent. Pour l’essentiel, des pièces dialectales anciennes, revisitées, « dépoussiérées », remises au goût du jour, des pièces strictement contemporaines, adaptées le cas échéant d’un dialecte à l’autre, et des pièces émanant du répertoire comique français, en gros de Feydeau à Robert Thomas, pour ne citer qu’eux, même si Molière, dans son universalité bien connue, continue d’inspirer nos auteurs-adaptateurs.
C’est qu’en effet, la plus grosse partie des prestations scéniques qui remplissent nos salles de saison en saison relève de la comédie. Les pièces plus graves, où la réflexion l’emporte sur le rire, où les situations sérieuses ou compliquées l’emportent sur les situations plaisantes ou cocasses, sont loin de tenir le haut de l’affiche.

Un enjeu linguistique
Nous avons relu il y a peu quelques pages écrites par Charles Josserand, philologue et écrivain wallon, consacrées à la « Théorie et pratique de la traduction ». Nous nous en inspirerons pour notre propos. L’auteur y rappelle d’abord l’exercice de version auquel bon nombre d’entre nous se sont coltinés. Et de revenir sur d’anciennes instructions méthodologiques. Nous y lisons, entre autres conseils : « Il n’est pas (...) permis de s’abriter derrière l’exigence d’un français actuel pour tolérer l’emploi de néologismes ou de ces expressions négligées qui accusent et accélèrent la décadence de la langue. »
La transposition est tentante. Dans l’adaptation théâtrale quelle qu’elle soit, il y a un enjeu linguistique à prendre en compte. L’œuvre nouvelle ainsi créée semble donc devoir répondre à des qualités qui garantissent à la langue utilisée justesse, correction, élégance.
L’adaptation est donc bien plus qu’une simple traduction ! Il s’agit d’une œuvre nouvelle, d’une création en l’occurrence, même si elle s’appuie délibérément sur une œuvre préexistante.

On connaît largement le tournoi d’art dramatique wallon dénommé « Grand Prix du Roi Albert Ier ». À plusieurs reprises, il nous a été donné de prendre part aux travaux du jury mis en place pour la circonstance. Régulièrement, dans l’observation de la langue des adaptations, on a dû regretter, en plus d’erreurs lexicales ou syntaxiques, l’excès de francisation des textes, et cela surtout lorsque l’œuvre de départ est en français. La langue wallonne risque donc d’y laisser des plumes en ce qu’elle ne diffuse plus alors ce qui fait sa spécificité, son authenticité.
Quelques exemples pris au hasard illustreront le fait.

À l’expression « vos-ataquez à m’ sôrti d’ quéque pårt » on préférera les verbes
« (fé) assoti » ou « arèdji » (énerver) ; « li prochin côp » deviendra « li côp qui vint ».
Les verbes pronominaux se conjuguent avec l’auxiliaire avoir : « dji m’a ocupé » au lieu de « dji m’so ocupé ».
De même ne placera-t-on pas de pronom devant un infinitif : « dji va lî d’ner » deviendra « dji lî va d’ner ».
Le lexique wallon aussi gagnera à garder toute sa richesse : en termes d’amour, un homme ne dira pas à une femme qu’il trouve charmante « dju vs’ aprécîye » mais bien « dju vwè voltî » !
Une chose n’est pas « magnifique » mais « c’èst vrêmint bia »...
Et dans une situation compliquée, on ne constatera pas « qu’i-n-a on problème » mais « qu’i-n-a ine saqwè qui n’ va nin ».
On peut bien sûr multiplier les occurrences du phénomène.

Mais si l’adaptation d’un texte de théâtre en wallon se doit d’en rendre les finesses et les subtilités du langage, elle doit en respecter aussi les finesses et les subtilités des situations évoquées.


Un transfert de situations
La première évidence est que dans l’exercice d’adaptation, il s’agit moins de transposer des mots que de rendre des significations. Le sens prime donc sur le mot à mot, le signifié sur le signifiant ! Telle situation humaine s’exprimera de telle manière dans le langage de telle communauté. Henri Bergson n’a rien dit d’autre quand il observe dans son traité sur le rire : « Combien de fois n’a-t-on pas fait remarquer (...) que beaucoup d’effets comiques sont intraduisibles d’une langue dans une autre, relatifs par conséquent aux mœurs et aux idées d’une société particulière ? » XX 
Charles Josserand cite le linguiste André Martinet : « L’expérience humaine s’analyse di éremment dans chaque communauté linguistique et s’exprime di éremment dans le langage de chaque communauté. » XX 
Une sorte d’« imperméabilité des cultures », liée entre autres causes au temps et aux réalités qui passent, aux mentalités qui évoluent, ne simplifie pas toujours le travail de l’adaptateur. C’est que, liés aux situations transposées, toute une série de connotations, de sous- entendus, mal compris ou éclipsés, privent le sens de l’œuvre de données souvent essentielles, handicapant du même coup sa compréhension chez le spectateur.
L’écrivaine belge Marie Delcourt (1891- 1979), dans un ouvrage consacré à La tradition des comiques latins en France XX, cité par Charles Josserand, fait aussi pertinemment apparaître une différence énorme quant aux contenus des pièces tragiques et des comédies : si la matière des premières est « inaltérable », celle des secondes « se dégrade vite » et nécessite d’être adaptée selon les temps et les lieux.

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Pour conclure provisoirement, ayant bien conscience de la difficulté du travail de l’adaptateur d’œuvres théâtrales, tant du français au wallon que d’un wallon à un autre wallon, nous poserons cette double question qui nous paraît essentielle : la langue wallonne est-elle apte à faire passer tous les contenus d’une pièce ? Sa légitimité en fait-elle la seule à pouvoir transmettre certains contenus plus que d’autres ?
Si nous répondons à cette double question par l’affirmative, sans doute nous apparaîtra-t-il alors urgent de réfléchir sur ce qu’il convient de mettre en place pour favoriser la créativité d’auteurs et d’adaptateurs qui ont compris que la langue wallonne au théâtre mérite ce double mélange de respect et d’audace, de technique et de sentiment qui lui garantira sa survie même.



© Christian Robinet, 2017



Notes
1 Henri Bergson, Le Rire – Essai sur la signification du comique, Félix Alcan, 1938, pp. 3-9. 

2 André Martinet, Eléments de linguistique générale, Armand Colin, 1974.

3 Liège-Paris, 1934.

Notes

  1. Henri Bergson, Le Rire – Essai sur la signification du comique, Félix Alcan, 1938, p. 3-9.
  2. André Martinet, Eléments de linguistique générale, Armand Colin, 1974.
  3. Liège-Paris, 1934.

Metadata

Auteurs
Christian Robinet
Sujet
Adaptation théâtrale en wallon et en français
Genre
Chronique linguistique
Langue
Français et wallon
Relation
Revue Cocorico n° 43 - 3e trimestre 2017
Droits
© Christian Robinet, 2017