© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Philippe Jones en ses domaines

Marie-Ange Bernard

Texte

Le temps du minéral ignore les limites  XX


Après-midi de fin d’été à Uccle dans la maison de Philippe Jones et de son épouse Françoise.
Lorsqu’on arrive dans le bureau, au-delà du salon, le regard, porté d’abord vers la lumière du jardin vert, encore fleuri de rouge avec les arbres en fond, est ramené naturellement vers l’intérieur grâce à la courbe de la grande baie vitrée.

       La vie efface un mur qui refuse l’espace
       chaque fenêtre offre un envol  XX 

Il s’établit ainsi une sorte de va-et-vient entre la nature et cet espace intérieur où vivent dans l’harmonie les tableaux et les sculptures. Quant à la maison familiale, celle dans laquelle on a vécu quelques décennies, où l’on a grandi avec ses parents, où l’on a vécu bonheurs et drames, que l’on a aménagée selon son goût, où l’on vit avec sa compagne, du premier étage on regarde son jardin : des parterres et des buis, les bouleaux sont morts, une sculpture les remplace... Il y a aussi un art de vivre. L’art c’est tenter de comprendre et de créer une réponse au monde dans lequel on est. XX 

Vient alors cette question : comment s’articulent le travail de l’écrivain, poète et nouvelliste, et celui de l’historien d’art qui fut Conservateur du Musée des Beaux-Arts de Bruxelles pendant plus de vingt ans ? Avec le poème et l’œuvre d’art à l’horizon, le quotidien muséal, professoral, et académicien n’a cessé de faire bon ménage avec ma vie personnelle, affirme Philippe Jones en 2013 dans Image verbale image visible.
Il rappelle aussi dans ce livre le titre d’un recueil essentiel paru trente ans auparavant: Image incendie mémoire, titre qui nous donne la clé de cet équilibre sans cesse renouvelé à chaque moment de l’existence et dont l’auteur souligne lui-même le sens : Pour moi, les trois termes fonciers de la création. L’image qui boute le feu à l’imaginaire et éveille la mémoire, mobilisant d’un coup toute la force sensible et intellectuelle. XX 


Présence de la pierre sculptée

Parmi les amis sculpteurs de Philippe Jones, André Willequet tenait – et tient toujours – une place à part. Ils se sont connus lorsqu’ils avaient une vingtaine d’années, à la fin de la guerre. Leur amitié était profonde, attentive. Dans un texte qu’il lui consacrait en 2002, André Willequet et la présence humaine, Philippe Jones le décrit sculptant dans son atelier où il allait souvent le voir travailler : La lutte du sculpteur avec la matière pour lui faire exprimer, non une forme a priori, mais libérer une forme enclose, que l’artiste recherche au-delà de l’impression monolithique d’une pierre, du cheminement de la sève, tel était le labeur quotidien du praticien et du poète à la recherche de son chant des voyelles. Willequet a toujours voulu nommer ce dont il rêvait et qu’il formulait avec une énergique patience. XX 

Le praticien et le poète « s’entendent dans le langage intérieur » parce qu’ils se « rencontrent aux confins des choses », selon les mots de Jean Arp que Philippe Jones a placés en exergue de son recueil Jaillir saisir. Il l’a construit comme une œuvre musicale en douze tableaux, chacun évoquant le mouvement créateur de douze artistes plasticiens. S’y intercalent, en contrepoint, des poèmes courts sur les éléments de l’oeuvre à venir, ici la pierre :

       Elle n’est pas notre fait
       on ne peut que la découvrir
       uniquement nue
       pour un soleil qui lui est propre XX

Au sculpteur et au poète, par conséquent, d’humaniser cette pierre et de la rendre sensible au regard. Ainsi, la description qui suit d’une œuvre de Brancusi, si l’on enlève le filtre donné par le nom de l’artiste, pourrait-elle convenir à un galet longuement roulé et livré par la mer : À l’extrême polie, la pierre sonne, réfléchit et résonne, songe sa densité, se glisse entre deux cours, fait vibrer son reflet. Parfois elle s’écoute et parfois endormie, poème du silence, comme au sommet d’un cri, se renouvelle toujours en naissance, pierre couchée, tranquille, parfois veinée ou effilée, pensante et matricielle. XX 

L’objet-sculpture et l’objet-texte partagent cette étonnante mission : donner la parole à la pierre et nous faire signe.
Rien de cela ne serait possible sans une attention au monde, comme celle de Baudelaire dans les « Correspondances » :

       La nature est un temple ou de vivants piliers
       Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
       L’homme y passe à travers une forêt de symboles
       Qui l’observent avec des regards familiers.

Car l’on ne peut ni vivre ni créer sans l’éveil du regard. On ne peut pas laisser l’habitude effacer de sa gomme ce que le quotidien peut recéler de surprenant.

       Celui qui façonne l’objet
       réinvente l’amour
       à la feuille donnée comme au caillou qui s’offre, parfaits
       au regard de nos pas, il faut sans fin répondre et puis
       jeter un cri sous peine de vieillir
       Car l’étincelle d’une phrase
       vient retailler les mots  XX 


Le caillou qui s’offre au regard de nos pas

La forme et l’image de l’arbre sont premières dans la poésie de Philippe Jones : Seul un arbre, par sa présence ou son absence, définit un paysage. Droit, il affirme un domaine. Étant, il devient un lieu d’échange, de la racine à l’oiseau. 

Cependant, selon les titres de trois de ses recueils, son itinéraire de marcheur, de collectionneur et d’écrivain se trace De pas et de pierre et De pierre en nuage, à travers ses Domaines en cours.

Nous sommes beaucoup, amoureux des pierres et des paysages, à ramasser des cailloux que nous gardons, comme des talismans, des signes d’un temps sans mesure. Ils se réchauffent au contact de nos mains dans nos poches, nous les aimons pour leur couleur, leur forme, leur compagnie : nous les avons élus.

Philippe et Françoise Roberts-Jones ont commencé leur collection de pierres au début des années 1970, collection sans cesse agrandie au cours des promenades dans des montagnes familières et des pays lointains ainsi que chez des marchands. Le premier « paysage-source » qu’ils me citent est la Suisse de leurs vacances et particulièrement, l’Engadine et la vallée de Pontresina, dans les Grisons.

       l’alpage en sa coulée
       ou les rochers qui se remuent
       au grand champ de l’écoute
       éveillent tous les verdoiements
       pierre lisse herbe vive
       à pins dressés chemins ourlés XX 

Ils parlent aussi de la Bretagne rappelant Guillevic et je songe à la résonance minérale de ses poèmes, lui qui a écrit dans Carnac : « J’ai cru à des réponses de la pierre. Ils me citent ensuite les pays lointains où ils ont voyagé et, parmi eux, le Zimbabwe avec ses aigues-marines et ses oiseaux de stéatite. »

Les couleurs du quartz

Nous voici à l’étage devant les vitrines blanches où, sur le verre transparent des étagères, sont disposées les pierres selon leur beauté, leur parenté de couleurs, de formes, et non selon une quelconque raison scientifique. Pour Philippe et Françoise Roberts-Jones, il s’agit de bien autre chose qu’une collection de pierres précieuses selon le sens que leur attribueraient les joailliers.

Toutes ces pierres sont minutieusement recensées dans un registre avec la date et le lieu de leur découverte ou de leur achat. Dans les vitrines, pourtant, aucune étiquette : rien ne vient distraire le regard. La pièce étant orientée au couchant, la couleur et l’éclat des pierres changent selon le temps.

       et pierre elle est toujours
       cristal de quartz pyrite sourde
       claire ou opaque à l’aube
       au crépuscule à prendre
       à briser ce poids d’être
       chemin du sens filon des mines
       survivre et demeurer  XX 

Aujourd’hui, il fait clair et, dans les vitrines, palpitent en éclats doux le blanc et le noir, le gris, le pourpre et rose, l’orangé, le vert de l’émeraude, le bleu du béryl. Me fascinent aussi les inclusions des quartz fantômes et des quartz rutiles dont les noms seuls font rêver ainsi que ces cristaux rhomboédriques et translucides en forme de tours.

Dans sa nouvelle « La forme et le sens », Philippe Jones nous dévoile, à travers son personnage Marc-Antoine, la véritable richesse que signifient et révèlent les pierres de cette collection.

Lorsqu’un problème se posait, il aimait à se recueillir devant ces minéraux ; il allumait alors les lampes intégrées aux armoires et voyait scintiller les pierres, à la fois rassurantes par l’évidence de leur diversité et toujours renouvelées par l’incidence lumineuse.

Les pierres sont un point d’appui, presque au sens matériel du terme, à la méditation, une concentration sur un objet de pensée, dont la pierre devenait alors le socle. XX 

Cette méditation, cette concentration sur les pierres pérennes conduisent forcément à la réflexion sur le temps. Écoutons ce que nous dit du quartz le poème « Fragment de ciel » :

       un cristal enclavé si bleu
       dans sa roche poreuse
       réfléchissant toute mémoire
       très en deçà du temps
       avant son trouble avant l’humain  XX 




© Marie-Ange Bernard, 2015


Notes

  1. De pierre en nuage, Châtelineau, Le Taillis Pré, 2009, p. 10
  2. D’encre et d’horizon, Poésie (1944-2004), Préf. de Charles Dobzynski, Paris, La Différence, 2005, p. 213
  3. Image verbale, image visible, Châtelineau, Le Taillis Pré, 2013, p. 142
  4. Image verbale, image visible, Châtelineau, Le Taillis Pré, 2013, p.10, 53
  5. De l’espace aux reflets, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2004, p. 302
  6. Jaillir saisir, Poésie, op. cit., p. 93
  7. Domaines en cours, Poésie, p. 360
  8. De pas et de pierre, Poésie, p. 153
  9. D’encre et d’horizon, Poésie (1944-2004), Préf. de Charles Dobzynski, Paris, La Différence, 2005, p. 247
  10. De pierre en nuage, Châtelineau, Le Taillis Pré, 2009, p. 9
  11. L’embranchement des heures, La forme et le sens, in Fictions (1991-2004), préf. de Jacques De Decker, Paris, La Différence, 2005, p. 45-16
  12. Le soleil s’écrit-il soleil, Poésie, op. cit., p. 339

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Auteurs
Marie-Ange Bernard