La vallée du Maelbeek à l’ombre de l’Europe
François-Xavier Lavenne
Texte
J’allais à l’école dans le cœur mal-aimé de la ville. Derrière le lycée, on construisait l’Europe, du moins son parlement. Autour de nous, c’était une vallée à laquelle il ne manquait que la rivière. On avait caché le Maelbeek, mais il se vengeait périodiquement dans les caves des maisons alentour. La seule chose qui coulait dans le quartier était le béton et le flot des voitures de la rue Belliard. À la marée haute des heures de pointe, elles allaient s’engluer dans les méandres de Jourdan et du bas de la chaussée de Wavre. Larguer les enfants tenait de la mission commando. En double, triple file, « Et surtout n’oublie pas ton cartable ! », je l’oubliais souvent. Le pire, c’était lors de la venue du cirque qui occupait le centre de la place.
La place Jourdan était alors un petit quartier populaire résistant au milieu des grandes mutations de la ville. Pas d’hôtel de luxe pour la fermer, juste un terrain vague, masqué par quelques planches. Il servait de parking improvisé et il est arrivé que des professeurs s’enlisent à la mauvaise saison, qui, à Bruxelles, peut durer dix mois.
Traverser la rue du Maelbeek provoquait toujours une appréhension dans ma tête d’enfant. Y avait-il vraiment, là-bas, en dessous de mes pieds, une rivière, un fleuve peut-être, avec ses berges, ses quais, ses bateaux, ses pêcheurs oubliés lors du grand recouvrement ? Tout un monde enfoui sous la surface. Bruxelles a réussi le miracle de faire marcher toute la journée ses habitants sur l’eau sans qu’ils le sachent et qu’ils en éprouvent le moindre vertige. Ce Maelbeek, je l’imaginais noir et méchant, un Styx de poche qu’il fallait traverser pour passer dans l’autre monde, celui de l’école.
Il y avait juste à côté de l’entrée du parc Léopold une pissotière, d’un modèle plus qu’antique, unique dans la ville. On l’a fait murer à la demande d’un restaurant de poisson qui n’en pouvait plus de souffrir son odorante concurrence.
Autour de la place s’organisait une petite vie, une petite ville au milieu de la grande : la vieille quincaillerie aux odeurs fanées, la pâtisserie Vatel ouverte toute la nuit, la friterie qui donnait chaud l’hiver rien que de la sentir et la couronne de cafés. Au long de mes études, j’ai vu lentement les cafés d’habitués se muer en brasseries, devenir restaurants ; ils seront bientôt lounge.
En remontant, on trouvait la place Van Meyel et l’église rouge sang, deux fois trop grande, qu’un architecte avait tenté d’y faire entrer. Un matin, elle s’est effondrée. Il n’en est resté que les cloches. Une fuite d’eau dans le sous-sol, a-t-on dit. Un mauvais coup du Maelbeek ? Les habitants qui vivaient depuis toujours dans une demi obscurité, habitués aux tâtonnements des taupes, ont découvert soudain l’existence du soleil.
Pour le rêve, il y avait le musée d’Histoire naturelle, le vieux musée dans lequel on entrait par les escaliers au fond du parc. Passé la porte, le visiteur était plongé dans un capharnaüm droit sorti de Jules Verne : animaux empaillés, squelettes amoncelés dans les lourdes vitrines et, par-dessus le tout, la cage aux dinosaures. On pouvait rester là, loin du monde, hors du temps. Le présent avançait pourtant et le monde changeait au-dehors.
Sur la rue Belliard restait une poignée d’irréductibles, acharnés à ne pas lâcher le terrain, à ne pas se laisser ensevelir. C’était des maisons semi-abandonnées, les fantômes d’un ancien Bruxelles. L’avenue de Tervueren et ses hôtels particuliers avaient dû ruisseler par vagues et rejoindre la petite ceinture. Il en restait quelques gouttes tremblant sur le présent, des façades noircies par la pollution qui s’écaillaient, mal étançonnées, encerclées par les hautes parois de verre et de béton des bureaux en construction. Pour éviter les squats, on avait barricadé les portes et les fenêtres. Des squats, il y en avait vers les ponts du Maelbeek dans une maison éventrée. De leur train, les fonctionnaires en costume et cravate pouvaient voir les habitants et le linge tendu à des fils. Ils ne se cachaient pas.
Toutes ces palissades et façades en jachère faisaient le bonheur des colleurs d’affiches sauvages. Elles s’empilaient de jour en jour, délavées par la pluie, déchirées par le vent, fondues l’une dans l’autre en un magma compact. Il en résultait d’étranges fresques urbaines où se mêlaient les bandelettes de vieilles campagnes électorales, les annonces de spectacles, les animaux perdus et les tracts de quelques groupuscules. Une sorte de journal intime de la ville. On pouvait mesurer les années d’abandon d’une maison à l’épaisseur de la croûte de papier collée sur ses murs.
Il faut plaindre les promoteurs immobiliers bruxellois. Toutes ces bâtisses néo-classiques, hétéroclites, Horta ou simplement « eau et gaz aux étages » font preuve d’une résistance hors-norme. Des années de non-soins et des trésors de négligence sont nécessaires pour qu’enfin la maison vaincue reçoive son brevet d’irrécupérable. Il y en avait trois à l’époque, de l’autre côté du parc, avenue de la Renaissance, qui attendaient tout au bout de leur vie dans les soins palliatifs de l’urbanisme bruxellois. On a vaguement fini par sauver leur façade qu’on a plaquée sur des corps modernes si bien qu’elles ressemblent à des pastiches d’elles-mêmes, comme ces stars hollywoodiennes en bout de carrière. Ce qui désolait tous ceux qui avaient visité la ruine était la perte des vastes cheminées de marbre, hautes moulures, grandes verrières.
Longtemps, le rond-point Montgomery a eu la gueule d’un fichu garnement dont une dent vient de tomber. On avait cassé une maison Art nouveau, il est resté un terrain vague. Puis, à force de procès d’entêtés archaïques, il a fallu reconstituer sa façade. En sera-t-il de même pour la Maison du Peuple ? Il paraît qu’elle attend en tas, improbable Lazare, au bord d’une voie de chemin de fer, sa résurrection.
À l’angle de la rue Baron de Castro se dressait, sans doute agrandi par le souvenir d’enfance, un vrai petit palais avec ses frontons, ses colonnes, tout en sculptures et « pierres de France ». Il était l’orgueil de la haute bourgeoisie, les certitudes pétrifiées d’un siècle qui commence. Ce siècle, à son reflux, l’avait laissé mendiant, tendant dangereusement ses balcons vers les passants comme pour les supplier, agitant en vain ses volets arrachés, la toiture déversée sur le sol pour les apitoyer.
Centre de l’Europe, qu’ils disaient ; et pourquoi pas du monde ? On marinait dans l’Histoire, on ne pouvait pas en sortir. Pour la promenade, les familles montaient au sommet de la vallée vers le Cinquantenaire. Passer sous l’arcade du centre, entre les ailes qui aspirent le vent, sous le drapeau furieux qui claque, suffit à vous convaincre de n’être pas héros. Mais peut-on rêver meilleur terrain de jeu que les canons du musée de l’armée en guise de toboggan ?
Lorsque le musée de l’automobile fut créé, chaque mercredi, de nouvelles voitures arrivaient simplement rangées sur le parking au milieu des autres véhicules pour la plus grande joie des enfants. Ils se précipitaient, dès que la cloche avait sonné, pour les voir arriver au loin sur l’avenue.
Les passions humaines se cachaient, elles, soigneusement au fond du parc derrière les buissons. Il était courant de voir des gens agenouillés, curieux de découvrir ce qui pouvait mériter l’enfer par le trou de la serrure.
Lorsqu’il pleuvait, il était possible de se réfugier dans le musée d’Art et d’Histoire. On n’imaginerait plus le faire aujourd’hui. Il fut longtemps gratuit. L’entrée se faisait par le pavillon brûlé et il fallait passer sous un panneau comme on en voit dans les centrales électriques – tous les voyants étaient rouges ou presque. Il était possible de se promener sans croiser personne et même de se perdre dans les salles désertes et obscures au risque de tomber nez à nez avec un colosse de l’Île de Pâques ou la momie de Rascar Capac.
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Pour l’heure, personne ne comprenait les grands chantiers du quartier. On creusait partout, on ouvrait les rues, on les fermait, les ouvrait de nouveau. On pouvait à peine dire si les bâtiments qu’on voyait étaient en démolition ou en construction. Il fallait monter dans le quartier des peuplades gauloises pour mieux comprendre. Entre les Atrébates, les Taxandres et les Aduatiques, depuis la rue Legrelle se détachait, par-dessus la Grande Haie, le dôme du Parlement européen que les Bruxellois, facétieux, ont surnommé le « Caprice des Dieux ». Au petit matin, il connaissait son heure de gloire, surtout en hiver. Une intense fleur de lumière venait éclore au milieu de la ville – rose, rouge, puis or.
Le parlement continuait de nous dominer aux récréations. Son squelette écrasait la petite gare peinte par Delvaux, enfermait un peu plus les toiles de Wiertz. Des ouvriers passaient sans cesse, mais rien ne semblait avancer. Les surveillants avaient fort à faire pour que les élèves n’aillent pas se promener sur le chantier. Leur autre hantise était qu’ils s’aventurent, en spéléologues, dans les caves de la Bibliothèque Solvay alors à l’abandon. Le souvenir du Zoo qui avait occupé le parc autrefois restait vivant. Selon nos professeurs, le seul pavillon qui n’avait pas disparu était celui des singes.
Dans l’Europe qui se bâtissait sous nos yeux, ce qui nous intéressait le plus étaient les manifestations, surtout celles violentes des mineurs ou des agriculteurs, parce que, ces jours-là, on voyait débarquer la secrétaire affolée au milieu d’un cours pour nous donner l’ordre de décamper. Les sommets nous apportaient aussi des vacances impromptues. On en devenait fatalement accros aux pages européennes ; et je me suis souvent surpris à les parcourir, plein d’espérance, à la veille des contrôles de math.
Pour quitter l’école, on empruntait un sentier urbain de gravier et de boue vers les ponts de Schuman et Maelbeek. On zigzaguait entre les blocs de béton et les pelleteuses. Aujourd’hui, à cette place, s’étend un petit jardin – arbres plantés en ligne, bancs de marbre et jets d’eau.
Ce quartier aléatoire, mélange de chancres du passé et de projets d’avenir laissés en friche, dans lequel on n’était jamais sûr de pouvoir faire deux jours de suite le même itinéraire, était à l’image de nos âmes d’adolescents. Le Grunge emplissait nos oreilles de ses hurlements nihilistes et le paysage avait cette âpre violence qui nous plaisait, une barbarie, un abandon au chaos, mais aussi une vie insensée. Tout y était mouvant, en tension, en contraste. Plusieurs conceptions de la ville s’entrechoquaient : une ville lisse de bureaux et d’institutions, une autoroute urbaine, un quartier populaire.
Après avoir tenté de faire fuir les habitants, il semble qu’on veuille en attirer de nouveaux. Avec ses immeubles flambant neuf, le creux du Maelbeek paraît aujourd’hui bénin, presque civilisé. La ville est un éternel recommencement.
© François-Xavier Lavenne, 2016