Le franç@is dans le mouv’… en Italie
Laurence Pieropan
Texte
Virginie Gaugey, professeure de FLE à l’Université de Ferrare depuis 2001, et Hugues Sheeren, professeur de FLE depuis 1997 (ex-lecteur d’échanges CGRI), et actuellement professeur de français dans les universités de Bologne (siège de Forlì) et de Ferrare, ont publié en 2015, aux éditions florentines Le Lettere, l'ouvrage Le franç@is dans le mouv’. Le lexique du français contemporain sous toutes ses coutures* qui mériterait de connaitre enfin une diffusion dans les contrées francophones africaines, belges, françaises, suisses, québécoises (et autres), tant son propos est juste, au diapason de la diversité culturelle francophone contemporaine, et détournerait efficacement les locuteurs français de leur protectionnisme linguistique stérile, ou tirerait de leur torpeur les locuteurs bruxellois et wallons.
Centré sur le lexique du français, l’ouvrage décline, aux quatre coins de la francophonie, les variations morphosémantiques en vigueur, et met ainsi en lumière les variations diatopiques, diastratiques, et diaphasiques XX. Si l’ouvrage est destiné aux étudiants allophones des niveaux intermédiaire ou avancé, il mêle les objectifs linguistiques à des enjeux culturels, voire idéologiques, très souvent dans un esprit ludique et inventif, à travers 4 chapitres, réunissant 20 fiches, composées systématiquement d’une présentation théorique du sujet et d’exercices variés (et leurs corrigés), toujours renseignés selon les niveaux du CECRL (de B1 à C2).
La variété des supports proposés, en adéquation avec l’expérience « médiatique » du futur public d’élèves/d’étudiants de FLE, constitue un autre atout indéniable : articles de presse, interviews, chansons, scénarios de film, affiches et vidéos sur You Tube.
Thématiquement parlant, à la réalité culturelle de l’Hexagone, répondent les autres réalités francophones, présentées dans une optique interculturelle, jusque dans les questions liées à l’immigration.
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Un entretien avec Hugues Sheeren
propos recueillis par Laurence Pieropan
- L’enseignement du français à l’étranger, depuis de longues années, affine-t-il, paradoxalement, la perception de l’évolution lexico-sémantique du français ?
Vivre à distance de son pays, de sa culture, aiguise effectivement la perception de l’évolution de sa propre langue. Privé du flux continu linguistique et culturel francophone, qui nourrit les échanges interpersonnels et les documents publiés, le locuteur francophone (ou non) expatrié expérimente une distanciation qui le confronte, parfois, soudainement à des coups d’accélérateur dans sa langue maternelle, comme lorsqu’il découvre, surpris, l’anglicisme « juste pas possible », qu’il s’étonne de l’usage diffus (et lentement accepté par les locuteurs) de la construction syntaxique « visiter quelqu’un » ou de « customiser », qu’il détecte le retour de l’expression argotique « balaise » tirée de l’oubli, ou qu’il entend l’expression idiomatique « être à l’ouest », dont le sens reste obscur dans un premier temps.
La fréquentation régulière d’étudiants de français à l’étranger conduit aussi parfois à redécouvrir le fonctionnement sémantique du lexique français. Ainsi, préoccupé de savoir si un étudiant perçoit la synonymie entre « paresseux » et « fainéant » – le premier terme pouvant paraître plus difficile –, le professeur de français peut s’étonner d’une explication sémantique correcte fournie sans ambages à partir de « fainéant » : « qui ne fait rien ». C’est encore l’étudiant italophone qui révèlera au professeur une bizarrerie sémantique du français, en lui demandant pourquoi la valeur sémantique du « senza dubbio » italien (sens : absolument) ne peut être aussi accordée au « sans doute » français, porteur sémantiquement d’une hésitation. À la faveur d’un mot italien comme « biscotto », le locuteur francophone découvrira peut-être aussi, la trentaine venue, que le biscuit a été ... deux fois cuits !
- Dans sa préface élogieuse de votre ouvrage, Jean-Marie Klinkenberg souligne l’attention accordée à l’« usager » contemporain (son plaisir jouissif de « machouiller » les mots), à l’« image » de la langue française (« les » français), et à la dimension sociopolitique de celle-ci (remettre la langue au service du citoyen). De quel constat êtes-vous partis pour, en définitive, proposer ces 20 fiches alliant théorie et exercices ?
À l’évidence, la « francophonie culturelle et littéraire » est évoquée dans les manuels de français langue étrangère, par contre, la « francophonie linguistique » y est rarement traitée. Ainsi, ces manuels présentent aux élèves et étudiants une langue française, parfois abordée du point de vue diaphasique, mais toujours privée de sa dimension diatopique, puisqu’on enseigne un français hexagonal (et encore, parisien), abstraction faite des variétés du français. Par ailleurs, dans les cours, nous soumettons des textes argumentés sur les principales thématiques liées à la langue française – son évolution, sa résistance aux réformes orthographiques, la question de la rédaction épicène –, et les étudiants se sont toujours montrés extrêmement intéressés par ces questions d’actualité linguistique. Quant à la question des emprunts linguistiques, les italophones connaissant bien le phénomène important d’emprunts à l’anglais, ils se montrent donc plus souples lorsque la même question est traitée en français.
- Quelle diffusion votre ouvrage a-t-il reçu dans les milieux universitaires italiens ? belges ? français ? Et particulièrement en Italie, quelles ont été les réactions des étudiants et des enseignants de FLE (du secondaire, universitaires) ?
Le français dans le mouv@ a été publié aux Éditions florentines Le Lettere et constitue, pour le monde éditorial italien, la première publication en français adoptant la nouvelle orthographe. L’ouvrage n’est malheureusement pas distribué à l’étranger, mais on peut bien sûr le trouver sur des sites de vente en ligne ; l’éditeur vient de m’annoncer la réimpression de l’ouvrage.
En Italie, pour les étudiants, l’ouvrage est une porte ouverte sur la liberté, la découverte, et ils ont adopté notre point de vue sans aucune résistance. Les enseignants de français du secondaire se sont emparés de l’ouvrage pour se mettre à jour, efficacement et rapidement, sur des questions lexico-sémantiques pressantes. Quant aux professeurs de français à l’université, certains d’entre eux ont apprécié la dimension ludique, comme une espèce de retour aux exercices oulipiens.
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- Dans la préface, Jean-Marie Klinkenberg évoque votre conception républicaine et politique de la langue, se référant au fait que l’ouvrage a une orientation idéologique affichée, que s’intéresser aux mots, c’est aider à comprendre et à changer le réel.
Les mots que nous utilisons, que nous prononçons ou écrivons, ne sont pas neutres. Ils reflètent une vision du monde, une manière de dire le réel. Ils nous trahissent et peuvent servir à exclure, à discriminer, à occulter quelque chose. Notre ouvrage a voulu proposer une réflexion concrète sur le sexisme linguistique, par exemple en montrant que féminiser une profession n’est pas qu’un jeu verbal inutile. Épingler les formulations parfois alambiquées du langage politiquement correct est une manière de dénoncer l’hypocrisie de la société, qui n’ose plus nommer les choses comme elles sont. De même, proposer une fiche sur les anglicismes a été pour nous l’occasion de faire réfléchir les apprenants sur la « colonisation » linguistique et culturelle de l’anglo-américain. Se pencher sur le lexique que nous employons au quotidien, c’est s’arrêter un instant sur notre propre vision du monde.
- Comment réussissez-vous à transmettre cette approche fine du lexique du français à des non-francophones, quand des locuteurs natifs, étudiants en bachelier en Belgique francophone, sont parfois eux-mêmes dépourvus d’une sensibilité sémantico-morphologique à leur langue maternelle ?
Apprendre une langue étrangère, c’est aussi apprendre sa propre langue. La plupart des gens connaissent très mal leur propre système linguistique, car ils n’ont aucun recul par rapport à l’idiome qu’ils pratiquent quotidiennement. En étudiant le fonctionnement du français, les étudiants sont amenés à réfléchir sur celui de leur propre langue. Cela a donc un double avantage car la réflexion métalinguistique a lieu dans les deux langues. Nombre de mes étudiants « apprennent » l’italien, leur langue première, à travers les explications grammaticales du français, grâce à une approche contrastive, notamment.
© Laurence Pieropan, 2017
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* Virginie Gaugey et Hugues Sheeren, Le franç@is dans le mouv’. Le lexique du français contemporain sous toutes ses coutures.
Préface de Jean-Marie Klinkenberg, Illustrations de Beatrice Bellassi, Firenze, Le Lettere, 2015.
Notes
- Françoise Gadet, La variation sociale en français, Paris, Ophrys, 2003, coll. « L’Essentiel français », p. 124 : - diatopie : étude de la diversité des façons de parler dans une communauté, rapportées à la diversité des localisations spatiales ; - diastratie : étude de la diversité des façons de parler dans une communauté, rapportées à la diversité démographique ou sociale ; - diaphasie : étude de la capacité des locuteurs à moduler leur façon de parler en fonction de différents interlocuteurs et activités.