Voyage des mots et des langues en Méditerranée
D. Keraani
Texte
La Méditerranée est une mer joignant les deux rives, nord et sud, du Maghreb et de l’Europe, tout en s’étendant de la péninsule arabe jusqu’au détroit de Gibraltar. Maintes civilisations (phénicienne, mycénienne, grecque, romaine…) et maints événements historiques (conquêtes, migrations…) l’ont marquée au cours de l’histoire.
Outre l’ensemble des dénominateurs communs qui fédèrent les peuples autour de la Méditerranée, appelée aussi la « mer blanche médiane » – comme les rites, l’art culinaire, les échanges commerciaux et le climat ensoleillé, la composante la plus remarquable de la Méditerranée reste sa « langue » – ou plutôt ses langues !
Plusieurs ont des racines communes, et ce malgré la différence de leur orthographe et de leur diction. En effet, les langues et les mots ont bel et bien voyagé depuis des siècles, tout au long de cette mer, pour constituer un fonds linguistique partagé entre diverses communautés, formant ainsi des « familles linguistiques » spécifiques.
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Ce voyage langagier a fait l’objet d’une conférence le 24 mai 2019 à l’Institut français de Tunisie, sous le titre « Voyage sémantique en Méditerranée », proposée par le linguiste français Louis-Jean Calvet, qui a étudié ce sujet dans son ouvrage La Méditerranée, mer de nos langues (Paris, CNRS Éditions, 2016).
Cette conférence-débat abordait un certain nombre d’idiomes :
le phénicien, l’araméen, le grec, le latin, l’étrusque, le berbère, l’arabe, l’espagnol, l’italien, le français… : ces langues nous parlent de l’histoire du pourtour méditerranéen. Du voyage d’Ulysse aux migrations d’aujourd’hui, en passant par les croisades et les échelles du Levant, ces langues ont façonné et habité la Méditerranée, au rythme des événements historiques qui l’ont marquée, et qui en font le laboratoire de l’Humanité depuis plus de 3 000 ans.
On peut diviser la conférence en trois volets. Dans le premier, Calvet s’est interrogé sur l’emprunt de certains mots d’une langue à l’autre et sur la résistance mémorielle de certains termes dans des pays pourtant parfois très éloignés. Dans le second, le conférencier a attiré l’attention sur le partage de certaines étymologies en Méditerranée, indépendamment des différences linguistiques. Le dernier volet a été consacré à la propagation des langues par le biais d’une comparaison écologique : celle de l’implantation et de la reproduction des langues hors de leur « terreau » originel.
Mémoires des lieux, lieux des mémoires
Les langues ont une mémoire gravée pour toujours dans les lieux qui, en retour, en gardent les traces et les fossiles, qu’ils s’agissent de paysages naturels ou humains. Pourquoi un tel lieu est-il nommé d’une telle façon dans telle langue ? C’est par les mots que les lieux sont nommés et conservés mémoriellement : « cela montre qu’il y a un passé commun et des témoignages historiques que préserve ce “continent liquide” », explique Calvet.
Bien que l’eau soit la composante fondamentale de ce continent, elle n’en a cependant pas effacé toutes les traces. Ainsi en va-t-il de Napolis en Grèce (entendez : « nouvelle ville »), qui a donné par la suite Naples en Italie, Naplouse en Palestine, Nabeul en Tunisie, Novigrad en Croatie ou encore le gentilé Napoulois (de Mandelieu-la-Napoule) sur la côte sud de la France.
Souvent, cette expansion toponymique est liée à des mots à usage quotidien et à des pratiques professionnelles, comme le terme Madrague, qui rappelle, en France et en Algérie, un lieu (la Madrague de Saint-Tropez et la Madraga, dans la région de Aïn Benian).
Cependant, à la base, la madrague est une technique de pêche des thons, qui consiste à piéger ces poissons dans les filets au fond de la mer, technique qui s’appelle en arabe madraba (ةبرضم), en provençal madrago, en espagnol almadraba, en sicilien mattanza : des lettres disparaissent, d’autres apparaissent ou sont remplacées par des morphèmes selon le système phonético-orthographique de la langue en question. Notons qu’à l’origine, ce mot provient de l’étymon arabe daraba (برض), qui signifie « frapper ».
On trouve d’autres exemple de ces noms communs qui se sont transformés en noms de villes, comme le substantif « bougie » qui a donné lieu à la ville algérienne Bejaïa d’où les fabricants de bougies importaient la cire.
L’étymologie partagée
Louis-Jean Calvet a par la suite montré qu’il existe des mots, en Méditerranée, dont le sens et le dérivé ont « voyagé », non seulement en Europe, mais également en Asie. C’est bien le cas du mot pétrole, étymologiquement associé à l’olive et à l’huile !
En Méditerranée, la culture d’oliviers est prospère pour des raisons climatiques, fait qui explique qu’on recense pas moins de 700 millions de pieds d’oliviers en ces terres. Olivier est un mot dont la racine est hellénique. Mais quel rapport linguistique y a-t-il entre l’huile et le pétrole ? Le mot pétrole est issu d’une expression latine : petra oleum, qui équivaut en français à l’« huile de la pierre » (« huile », olium, et « pierre », petra).
On note deux types d’emprunts : un emprunt phonétique (pétrole, petroleum, petrolio, petroleo) et un emprunt sémantique (Steinöl). Ces mots se sont composés à partir des dérivations phonétiques d’une langue à une autre pour déboucher au final sur le sens de « pétrole ».
Si l’on s’intéresse à présent aux orthographes du mot « olive » ou « huile » dans différentes langues dans la Méditerranée et de l’Europe, on remarque une constante étonnante : alea, aleum (latin) ; oliva, olio (italien) ; olive, oil (anglais) ; olive, öl (allemand) ; تيز, نوتيز (arabe) ; åìéÀ, ìÀäé (grec)… En outre, en voyageant en Chine, Calvet a remarqué que, dans les stations-service, deux caractères se répétaient. Ceux-ci revoient aux deux termes étymologiques : 石 (« pierre ») et 有 (« huile »). Du point de vue linguistique, ces deux « caractères-images » de la langue chinoise ont ainsi pris forme à partir de l’origine latine de ces termes.
En français, beaucoup de mots possèdent une racine grecque. Le domaine médical en est la preuve la plus flagrante, de nombreuses maladies en langue française étant construites sur des termes provenant du grec, sans même que ces noms médicaux existent en langue grecque. À titre d’exemples, citons la cirrhose, le diabète, l’encéphalite, la pneumonie, la cardiopathie, la gangrène, la méningite ou encore la poliomyélite.
En outre, nombre de francophones, n’ont pas conscience du fait qu’un vaste fonds de mots français très courants sont construits sur la base de racines grecques et latines : c’est le cas de « mégaoctet », « gigaoctet », « supermarché » ou encore « hypermarché ».
Par ailleurs, dans le domaine de la littérature, des auteurs aiment à écrire des romans où se mêlent allègrement le français et le grec, comme le romancier grec Vassilis Alexakis, à cheval entre Athènes et Paris, dont les romans sont constamment écrits dans les deux langues, ainsi que l’atteste son roman La Clarinette (2015), qui regorge de mots d’origine grecque.
Une niche écolinguistique
Selon Calvet, les fossiles sont à l’Histoire de la terre ce que les étymologies sont à l’Histoire des langues. Ainsi, c’est une histoire de l’écologie des langues qui s’est progressivement constituée sur les entités territoriales méditerranéennes. Cette écologie linguistique se divise en deux phénomènes : l’acclimatement (fait qu’une espèce animale ou végétale déplacée de son terreau puisse survivre) et l’acclimatation (quand une espèce végétale ou animale déplacée de son milieu originel peut non seulement survivre mais aussi se reproduire et se multiplier).
Cette capacité d’un végétal à être replanté et à se propager dans n’importe quel lieu, et ce malgré les transformations, est identique aux mécanismes de diffusion des langues et à leur pratique dans différents pays. Il existe ainsi, en quelque sorte, un transit de mots d’une langue à une autre, ayant tous un radical en commun et une sonorité approximativement similaire : ce sont des « mots voyageurs », tels que les appelle Calvet.
Quelques exemples de ceux-ci. De l’arabe, via la langue italienne, « chiffre » : sifr (arabe, « zéro », « vide »), cifra (italien), Ziffer (allemand). De l’arabe, via la langue latine, « sirop » : charâb (arabe, sens médical), sirupus (latin), sciroppo (italien). De l’arabe, « coton » : qûtun (arabe), algodon (espagnol), cotone (italien), cotton (anglais), katoen (néerlandais)…
Du latin, via la langue arabe, « abricot » : praecoquum (latin, « fruit précoce »), albarquq (arabe), albaricoque (espagnol), apricot (anglais), Aprikose (allemand).
À travers les mots qui ont longé le bassin méditerranéen, Calvet signale qu’il s’est passé une sorte de « méditerranéisation » de l’espace maritime. Le mélange des langues et leur « voyage » entre les deux bords, sudiste et nordiste, de cette mer, a eu un impact, aussi bien sur les parlers locaux que sur les arts, comme la musique ou le chant.
En témoignent les chansons de certains rappeurs français d’origine maghrébine, qui emploient fréquemment des mots « panachés », métissés, qui reflètent une réalité linguistique où les frontières entre les langues deviennent presque absentes, et ce pour dire le monde dans sa diversité langagière.
Souvent d’ailleurs cette pratique refuse de s’en tenir aux normes d’une langue donnée, ce qui entraîne une inévitable altération, aussi infime soit-elle, de l’orthographe, de la grammaire et même de l’articulation sonore des mots « malmenés ».
Pour conclure, nous dirons que la langue est à l’image de tout organisme vivant qui subit lors de sa vie des modifications, des éclipses de certains de ses éléments et un renouveau dont témoignent ses locuteurs et ses scribes, le tout dans un monde en perpétuelle mutation sociolinguistique.
© D. Keraani, revue Francophonie vivante, 2-2019, Bruxelles