Il y a assez bien de belgicismes comme ça!
Jérémy Lambert
Texte
En 1971 et en 1974, l’Office du bon langage de la Fondation Charles Plisnier se fait remarquer par la publication de deux ouvrages: la Chasse aux belgicismes et la Nouvelle chasse aux belgicismes. Les deux livres, qui recevront respectivement le Prix de la langue française et le prix Saintour, décernés par l’Académie française, sont rédigés sous les plumes de Joseph Hanse, d’Albert Doppagne et d’Hélène Bourgeois-Gielen.
L’objectif de l’Office est clair, dès sa création, en 1961: «nous voulons inciter et aider nos compatriotes à mieux s’exprimer, à s’intégrer parfaitement dans le français universel». Pour ce faire, en plus de ses remarques et conseils publiés dans les Cahiers (renommés par la suite Bulletin) de la Fondation ou en brochures (L’Office du bon langage désire vous aider, éditée en 1964 et remaniée en 1968), l’Office organise chaque année au mois de mai (depuis 1962 – le thème en était: «Parlez mieux, vous réussirez mieux»), une «Quinzaine du bon langage» aux thématiques… évocatrices: «Bien parler n’est pas un luxe» (1975), «Correction et clarté, est-ce trop demander?» (1976), «Une bonne habitude: bien parler» (1977), «Langage débraillé, écrit guindé: deux travers à éviter» (1978)… Ces quinzaines, aux dires de leurs auteurs (et on les croit bien volontiers, en parcourant les coupures de presse de l’époque), rencontrent un franc succès: «elles ont répandu à travers tout le pays, grâce à nos dix mille affiches annuelles, des consignes, des conseils, des sujets de réflexion».
La Chasse aux belgicismes
Ainsi donc, un «français universel», dont il faut reconnaître les espions infiltrés – et pas qu’en Belgique!
Les helvétismes, tout d’abord, dont le boiton (“étable”) ou la gouille (“flaque”); quelques «constructions insolites» (je lui aurais donné vingt ans facile – en lieu et place de “facilement” –, expression qui sonne amicalement aux oreilles des Belges); mais, et surtout, «les fautes les plus graves»: les germanismes (chlaguer pour “battre”; cuire du linge pour “faire bouillir du linge”; ou encore l’expression arrête avec ça – calquée sur Hör damit auf).
Des canadianismes (l’on dira aujourd’hui des québécismes) ensuite, avec l’échevin (“conseiller municipal” – là aussi, la Belgique n’est pas loin), le magasinage (“emplettes”), avoir la chienne (“avoir peur”), ou, issus de l’anglais, au meilleur de ma connaissance (“autant qu’il m’en souvienne” – calqué de At the best of my knowledge) et bienvenue (“– Merci; – À votre service” – de You are welcome).
Enfin, les anglicismes, dont le show (“spectacle”), le symposium (“colloque” – pour sa resémantisation anglaise), les armes conventionnelles (“armes classiques” ou “traditionnelles” – de conventional weapon), et, pour l’emprunt syntaxique, par exemple, une chemise ville (“chemise de ville”, expression qui, bien que peu usitée de nos jours, se retrouve encore dans les catalogues de vêtements).
Point d’attention particulier des auteurs: les «belgicismes de prononciation», avec, en tête, l’assourdissement des consonnes sonores: un [b] qui devient [p] (un crabe: [krʁa:p]), un [v] qui se mue en [f] (une preuve: [pʁœ:f]) ou le fameux [ʒ] se transformant en [ch] (un breuvage: [bʁøvaʃ]). «Défaut plus grave encore» (notez l’intensité): le Belge «se permet souvent d’escamoter la prononciation de la dernière consonne quand la finale en comporte deux»: on le connaît bien, là aussi, c’est par exemple le sucre qui évolue en [syk]. Pour terminer, mais non des moindres: les «explosions inutiles», auxquelles on n’accordera aucune amitché franche, Bon Djeu!
Parmi les «cent un belgicismes commentés et corrigés» qui sont proposés par la Chasse aux belgicismes, nous en retiendrons quelques-uns, (presque) au hasard.
Tu viens avec?, forme familière «qu’il convient de n’utiliser qu’entre intimes», mais dont l’Académie note qu’on la trouve «chez d’excellents auteurs» (on veut des noms!). Aussi veillerons-nous à préciser préalablement le contexte dans lequel s’insère la question: «Nous allons au bois. Tu viens avec ?»
La clenche ne soulève pas moins de «trois problèmes importants» qu’il convient de résoudre.
La prononciation, dans un premier temps: nous disons bien enclencher [ɑ̃klɑ̃ʃe], ou déclencher [dẽklɑ̃ʃe], alors alignons-nous.
Deuxièmement, l’orthographe: alors que le Grand Larousse encyclopédique propose trois versions (clenche, clanche et clinche), le Robert tranche pour clenche.
Finalement, et l’essentiel: la clenche n’est pas la poignée, mais cette «pièce horizontale oscillant autour de l’axe d’un loquet placé sur l’ouvrant d’une porte et qui vient s’engager dans un mentonnet fixé sur le dormant». Nous voilà avertis!
La «perle»: la loque à reloqueter! Car si la loque existe effectivement (tout en étant d’un emploi vieilli ou péjoratif), le verbe reloqueter n’existe pas et nous le chercherions «en vain dans les dictionnaires entre loqueteau et loqueteux». Délaissons dès lors la loque pour le torchon, voire la serpillière.
À bannir définitivement: je ne peux mal, wallonisme «parfait, quand vous parlez wallon», mais qui, en français est toujours une «faute».
La Nouvelle chasse aux belgicismes
La Nouvelle chasse aux belgicismes s’ouvre sur une pêche délaissée dans le premier opus: celle des régionalismes du Grand-Duché de Luxembourg et du Zaïre.
Dans les premiers, on reprochera se blâmer (“faire une gaffe”), ingrès (“début”: l’ingrès de la séance), je n’ai que de bons numéros (entendez: “de bonnes notes”) ou il a fait drôle d’écrire (“il a fait semblant d’écrire”).
Dans les seconds, on blâmera biboulous (“sorte de blatte ou de cancrelat”), matabiche (“pourboire”), atterrir dans les matiti (“valser dans le décor”) ou moukande (“lettre”).
À traque nouvelle son taïaut propre.
J’ai tapé à pouf, expression qui, toute folklorique qu’elle soit, «doit être considérée comme particulière au français de Belgique»; on préférera “choisir au hasard”, “au petit bonheur” (et ce d’autant que les Bruxellois, influencés par un sens flamand, diront: payer ses poufs pour “payer ses dettes” et acheter à pouf pour “acheter à crédit”).
Le carrousel décline ses difficultés: d’orthographe, avec ses deux «r» (comme dans charrette, de la même famille); de prononciation, la plus générale étant [s] alors qu’il s’agit d’un [z], comme le veut la règle d’un «s» situé entre deux voyelles. Mais il y a plus: le carrousel, en son sens premier, est une “parade où des cavaliers exécutent des évolutions variées”!
Quant au “manège de chevaux de bois pour les enfants”, il s’agit d’un usage vieilli, voire archaïsant. Il n’empêche que le mot «se porte à merveille et se prend dans de nouveaux sens: circulation intense de véhicules en divers sens (Dictionnaire du français contemporain); […] succession rapide d’événements, d’impressions… Carrousel de pensées. Carrousel d’images» (Grand Larousse de la langue française).
Quoi qu’il en soit de ce carrousel de significations, «gare au flandricisme», et hors de question d’abandonner le carrousel «pour dire que vous allez sur le moulin ou sur les moulins!».
Quelquefois, la chasse est une battue héroïque: «il est temps de déclarer ouverte la chasse aux monstres. Un des plus répandus, un des plus insidieux, nous le nommons Pascaussinon [parce que ou sinon], constitue un gibier de choix». Amalgame de pléonasmes, «le monstre est débusqué»! Un monstre dont les auteurs pressentent la naissance à la suite d’une autre locution (un problème n’arrive jamais seul) alors «dans le vent»: puisqu’aussi bien, qui, comble de l’horreur, aurait alors «favorisé le virage de Pascoussinon à Pascaussinon».
Quant aux veaux de mars et autres biquets d’avril, régionalismes d’envergure, établis «de Valenciennes à Liège et de Givet à Nivelles», on regrettera peut-être leur disparition au profit des giboulées, aux accents bien moins colorés.
Les Belgicismes de bon aloi
Quand sont publiés, en 1979, les Belgicismes de bon aloi d’Albert Doppagne (toujours par l’Office du bon langage), l’on s’étonne à tout le moins: «Des belgicismes de bon aloi? Que se passe-t-il donc? Le vent aurait-il tourné?» Que nenni, précise l’auteur! «Notre intention n’a jamais été d’affirmer que tout était condamnable dans le parler des Belges, nos concitoyens! Mais il fallait, à notre sens, une information qui mît le francophone de Belgique en garde contre certains mots et certaines tournures qui ne sont que de chez nous».
C’est sur le ton de l’humour, de l’anecdote, voire parfois de la confidence qu’Albert Doppagne met à l’honneur certains de nos régionalismes, tout en en réhabilitant plusieurs, écorchés par les dernières chasses. Ainsi en est-il du ballotin de pralines, dont la Nouvelle chasse rappelait le sens du dernier terme (“bonbon fait d’une amande rissolée dans du sucre bouillant”) tout en déconseillant l’usage du premier.
Or, quelle ne fut pas la surprise du linguiste lorsque, entrant dans une confiserie nancéenne, la vendeuse lui proposa comme emballage un «ballotin». Et l’écrivain de poursuivre: «Je lui ai fait préciser: “Oui, Monsieur, un ballotin, c’est le terme courant…”»!
«Il fait froid: mais ce froid peut être sec. Il fait humide: mais cette humidité peut être chaude»; aussi, comment qualifier un temps froid et humide? Il fait cru, bien sûr! Si l’acception de l’adjectif est «particulièrement vivante dans nos dialectes wallons», celle-ci est loin de se cantonner aux parlers francophones de Belgique, comme le montrent les entreprises de dépouillement des textes français des XIXe et XXe siècles.
Dès lors, «il convient de donner le feu vert à cette expression trop longtemps méconnue ou méprisée» – quitte à ce qu’elle ne plaise pas à Paris, où elle est très majoritairement absente!
«Le royaume des mots est un monde merveilleux où les surprises et les gaietés ne manquent pas, non plus que les labyrinthes». Albert Doppagne en veut pour preuve la farde, dont l’acception unanime des dictionnaires qu’il consulte est… “un ballot de poids variable, servant à expédier en Europe certains produits exotiques”. Un sens démodé, qui disparaît d’ailleurs du Petit Larousse en 1968 et n’apparaît pas dans le Dictionnaire du français contemporain de 1971.
Or, les Belges le savent: la farde est morte, vive la farde – et ce, que l’on soit fumeur ou écolier. Les tours et détours sont nombreux: une ancienne forme française, hardes, qui aurait transité par la Gascogne, «où le “h” et le “f” sont en concurrence», se spécialisant en “vêtements”, “habits”… D’où cet usage quelque peu extravagant, renvoyant tant au contenu (une farde de cigarettes) qu’au contenant (une farde à rabat, une farde à glissière). Quel que soit le fardeau d’une telle aventure et les sens dont on la farde, la farde aura toujours son mot à dire!
On garde de ses promenades, qu’elles soient ou non littéraires, des impressions. Ce sont ces dernières qui ont guidé l’écriture de cet article, à la croisée de l’histoire de l’Association (de son Office du bon langage) et de ces mots qui, qu’on s’en défende ou qu’on les défende, forment notre paysage linguistique et, par là même, notre univers mental – un royaume dont je n’échangerais, pour ma part, le pittoresque pas même pour un cheval!
© Jérémy Lambert, revue Francophonie vivante n° 2 - 2020