© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Editorial

Antoine Laubin

Texte

L’ennui est le principal agent d’érosion des paysages pauvres
Maurice Pialat, L’amour existe, 1961


C'est un hasard, une coïncidence.
Mais, pendant plusieurs jours, je ne suis pas parvenu à penser à autre chose.

Il y a quelques semaines, après la représentation du spectacle Dehors, que j'ai mis en scène il y a quatre ans, créé au sein de ma compagnie, en complicité étroite avec six acteurs, un auteur, un régisseur, et quelques autres fidèles qui se dépensent sans compter, j'ai écouté un spectateur parler de ce que nous venions de montrer.

C'était dans une rencontre publique d'après spectacle comme nous en vivons souvent, plusieurs personnes avaient pris la parole, posé des questions à l'équipe, formulé des impressions. J'étais assis sur scène, entouré par les six acteurs, et Hedi a pris la parole. Les projecteurs m'éblouissaient un peu et ma mémoire des visages n'est jamais très bonne mais, tel que je me le représente quelques semaines plus tard, Hedi a dix-sept ans. Il porte des vêtements de sport clairs, une casquette avec une marque internationale brodée dessus, et parle le français avec un accent marseillais prononcé, mâtiné d'intonations maghrébines.
Hedi affirme que notre spectacle montre que c'est la misère sociale qui pousse certains individus à se mettre en marge de la société, à devenir des clochards.
Hedi affirme que c'est le partage de l'argent qui explique tout et que notre spectacle le montre bien.
Je l’écoute.

Il développe son propos en prenant appui sur les signes dramaturgiques du spectacle, certains très évidents (liés à la fable), d’autres plus subtils (sa perception du sens de notre dispositif scénique, des éléments qui nous semblaient moins faciles à déceler).
Nous sommes dans la salle du Merlan, Scène Nationale de Marseille.

Le Merlan est une salle de spectacle située entre une bretelle d'autoroute en travaux, un hypermarché construit dans les années 70 et des tours d'immeubles sordides, à quarante minutes en bus du centre-ville de Marseille. Une navette fait l'aller-retour avant et après le spectacle.
Les personnes assises dans le gradin face à moi offrent au regard une sociologie variée : majoritairement des jeunes issus de ce quartier nord comme Hedi, et autour d'eux plusieurs trentenaires à l'allure branchée venus du centre-ville, quelques personnes âgées, une fourchette d'âge comprise entre seize et quatre-vingt-cinq ans, des codes vestimentaires contrastés. C'est suffisamment rare pour être souligné.

Cette scène, d'apparence anodine et rigoureusement authentique, a lieu le vendredi 13 novembre 2015 vers 22h30. Quelques minutes plus tard, nous serons rivés à nos smartphones, nous écouterons en direct François Hollande décréter la fermeture des frontières et l'état d'urgence. À cet instant précis, les terrasses des dixièmes et onzième arrondissements de Paris sont déjà désertes ; les survivants du Bataclan ne savent pas encore que l'assaut sera bientôt donné.
Moi j'écoute Hedi.

Dans ma tête de trentenaire « branché », je formule des rapprochements rapides et oiseux. Je me dis que Hedi est très probablement un Français de parents ou grand-parents immigrés (même si je n'en sais rien), je me dis que Hedi habite très probablement dans une des tours d'apparence sordide qui entourent le théâtre (même si je n'en sais rien), je me dis que Hedi est très probablement scolarisé dans une ZEP du quartier (même si je n'en sais rien), je me dis que Hedi est peut-être, mais je n'en sais rien, élevé dans la religion musulmane.

Hedi ce soir-là a vu mon travail et celui de mes amis, l'a reçu et s'est forgé une opinion personnelle qu'il nous a communiquée. Il souhaitait que nous sachions ce que notre proposition artistique avait suscité en lui. Nous l'avons écouté, comme l'ont écouté d'autres trentenaires à l'allure branchée et les personnes âgées dans la salle, et nous lui avons répondu. Un échange a eu lieu. Précieux pour nous, qui n'avons pas accès à lui hors de ce cadre, peut-être aussi précieux pour lui.
Au même moment, dans une autre grande ville du pays, d'autres Français de sa génération tenaient dans leurs mains des armes de guerre, qu'ils avaient utilisées contre des trentenaires à l'allure branchée qui agonisaient.

On s’en doute : Hedi a croisé les parents, les profs, les éducateurs, les directeurs de théâtre qui lui ont permis d'avoir l'assurance et l'envie de formuler une opinion solide et fondée sur un spectacle de création, face à des trentenaires d'allure branchée et des personnes âgées dont le désir de l'écouter et de lui répondre avec respect et considération était réel. Le Merlan ce soir-là a fait légitimement exister Hedi dans la société à laquelle il appartient pleinement, exactement comme il a fait exister légitimement les intervenants de cette rencontre qui se sont exprimés avant et après lui.

Au vu de la sinistrose ambiante qui nous ronge, au vu des raisons de désespérer qui nous parviennent en flux continus – sociales, environnementales, politiques, éthiques – l’action de tous les Merlan de France, de Belgique et d’ailleurs est sans doute bien dérisoire. Les réponses concrètes des pouvoirs publics dans les semaines qui ont suivi ont d’ailleurs été d’un tout autre ordre : déploiement de l’armée dans les rues, réduction des libertés individuelles, bombardement de contrées lointaines, jusqu’à la fermeture des écoles, des lieux de culture et des transports en commun à Bruxelles XX (tout un symbole, et quel symbole).

Mais malgré le caractère intrinsèquement minoritaire des arts de la scène dans l’époque actuelle, face au mépris général des classes dominantes, face à l’échec cuisant des politiques menées, face à la précarisation galopante, et face aux mécanismes de perpétuation de l’ordre établi par les récits mainstream, se pencher sur les alternatives galvanisantes qui existent et sur leurs conditions d’émergence, se montrer attentif aux petits îlots qui font le pari de l’intelligence collective et de la production de sens, comprendre comment ces alternatives ont été possibles par le passé et comment elles pourraient l’être demain, ne nous semble pas si accessoire. C’est ce que tente d’opérer, à sa modeste échelle et avec peu de moyens, mais avec un désir fort et revendiqué, ce numéro qui ouvre la nouvelle période de l’histoire d’Alternatives théâtrales.

Dans son premier éditorial en juillet 1979, Bernard Debroux écrivait « Alternatives théâtrales a l’ambition de participer au foisonnement des
imaginations qui sont nécessaires à la création d’un théâtre pour notre temps. » XX

Au moment où nous succédons, Sylvie Martin-Lahmani, Laurence Van Goethem et moi-même, à la direction de la revue qu'il formait avec Georges Banu et alors que le monde a radicalement changé depuis, cette ambition et cette nécessité nous semblent plus contemporaines que jamais.



Notes
1. La semaine du 22 novembre 2015.
2. Alternatives théâtrales n°1, juillet 1979, p.1.

Notes

  1. La semaine du 22 novembre 2015
  2. Alternatives théâtrales n°1, juillet 1979, p.1.

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Auteurs
Antoine Laubin
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Médiation culturelle
Genre
Editorial
Langue
Français