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La multitude des voix : représentation sonore de la foule au théâtre (Dossier J. Pommerat)

Alisonne Sinard

Texte

Entretien avec François Leymarie, musicien multi-instrumentiste, compositeur, arrangeur, ingénieur du son.

François Leymarie signe depuis 1993 les créations sonores des pièces de Joël Pommerat.
Pour le théâtre et la danse, il a travaillé aux côtés d’artistes tels qu’Ariane Mnouchkine et Jean-Jacques Lemêtre, Alwin Nicholaïs, Dominique Bagouet, le Théâtre du Mouvement, Karine Saporta ou encore Anne-Laure Liégois, Sylvain Maurice et Greg Germain. Il réalise également de nombreux décors sonores dans le champ événementiel et muséographique.                                                           

Alisonne SinardAprès un parcours d’études théâtrales, de littérature française (Paris III Sorbonne Nouvelle) et de management de la culture (HEC Paris), elle a travaillé au Théâtre National de Chaillot avant de rejoindre les équipes de France Culture en tant que collaboratrice pour diverses émissions : Sur Les Docks, L’Heure du documentaire, Théâtre & Cie, La Grande Table d’été.

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Déflagrations de canons, débordements de l’Assemblée et virulences de la foule : Ça ira (1) Fin de Louis plonge le spectateur dans une expérience immersive du son. Joël Pommerat donne à voir autant qu’à entendre le processus révolutionnaire en marche. Dans une esthétique où la musique cède la place à la voix, la parole s’impose à l’aide des micros, et si les motifs sonores chers à l’esthétique de Pommerat sont présents, ils n’en sont pas moins revisités. François Leymarie, créateur son de la Compagnie Louis Brouillard depuis 1993, nous raconte, à la lumière des pièces précédentes, le processus de création sonore.


Démultiplier les voix

A. S. : Comment a débuté pour vous le processus de création de Ça ira (1) Fin de Louis ?

F. L. : Joël m’a téléphoné environ deux ans avant le début de la création. Il s’interrogeait à divers sujets : comment penser le son dans la perspective de représenter la foule au théâtre ? Comment donner à entendre et trouver le réalisme de la multitude, même avec peu de comédiens, ou plutôt, était-il possible de tricher avec le son pour atteindre une multitude de voix ? Ces questions faisaient écho à une recherche sur la voix que nous avions déjà entamée à l’IRCAM XX avec Olivier Warusfel et Manuel Poletti. Nous avons donc tenté de résoudre une demande très précise de Joël, comment faire entendre une voix à un endroit précis du gradin sans pour autant que ça soit une personne physique. Il voulait que ces voix puissent être perçues comme très localisées par le spectateur, pour qu’il tourne la tête vers quelqu’un qui serait en train de parler.


A. S. : Dans quelle(s) direction(s) avez-vous cheminé pour résoudre cette question ?

F. L. : Nous avons fait plusieurs tentatives : la première avec un système développé par l’IRCAM qui s’appelle le WFS. Pour vous donner une image concrète, c’est comme un objet sonore, une source reconstruite à un endroit localisé de la salle, une sorte d’holophonie XX.
Mais ce système, très utilisé pour la diffusion de la musique classique ou contemporaine, est complexe et difficilement transposable au théâtre, sans cesse en mouvement.
Nous avons ensuite pensé à mettre des enceintes à la place d’un spectateur, c’est-à-dire qu’en vous asseyant dans la salle, vous pouviez avoir un voisin avec un chapeau étrange, et ce serait en réalité un haut-parleur déguisé.

Cette solution fonctionnait mais était loin de donner l’idée de la multitude sonore. Joël a ensuite eu une idée aussi géniale qu’évidente : faire appel à des forces vives. Ce sont des gens volontaires, qui viennent en plus des comédiens, ont accepté de jouer le jeu et de venir à des répétitions.
Tout était donc basé sur la réalité sonore de la présence multiple dans l’assemblée, ce qui revient à exploiter le réalisme de l’humain, la présence humaine.


A. S. : Le rôle du collectif est puissant dans Ça ira (1) Fin de Louis. Le spectateur est placé en immersion, les voix viennent de tous les côtés de la salle.

F. L. : Joël imaginait mal présenter l’action de manière frontale sur le plateau, cela ne correspondait pas à l’idée de foule autour de l’assemblée et de menace du peuple. Il a très vite pensé à cet aspect d’immersion du public, pour l’associer le plus possible à l’action et qu’il se sente englobé dans ce processus révolutionnaire.


Des voix, des micros

A. S. : Pendant les répétitions, en quoi a consisté le travail sur la voix ?

F. L. : Les comédiens étaient obligés de parler fort pour être dans l’effervescence de la Révolution, ce qui implique une manière particulière de porter la voix, très différente des autres spectacles. Dans les pièces précédentes, le contenu était plus intime, il n’y avait pas la même problématique de jeu entre comédiens et de puissance vocale.


A. S. : On est très habitué dans l’esthétique de Joël Pommerat à la sonorisation des voix, par l’intermédiaire des micros HF que les acteurs portent sur la joue, des micros à mains que l’on retrouve entre autres avec les rôles de narrateur dans Je tremble 1 et 2 (2007), Cendrillon (2011). Dans ce spectacle, le micro est toujours très présent, mais son utilisation semble renouvelée avec la place dominante du micro sur pied.

F. L. : Il y a toujours des micros, partout ! (Rires) Utiliser le micro sur pied, c’est une manière contemporaine d’imposer la parole. A l’époque, les assemblées avaient souvent lieu dans des salles très bruyantes qui résonnent.
On pouvait entendre des cris persans, des phrases inaudibles. Il y avait même une agressivité qui venait simplement exprimer des rapports de force, des enjeux de groupe.
La voix était alors une manière d’exprimer la présence dans un contexte où il restait difficile de se faire entendre. D’autre part, pour les scènes plus cadrées, plus resserrées, nous avons fait le choix de garder le petit micro HF, très utile pour gagner en précision dans l’intelligibilité des voix.


A. S. : Comment les comédiens se sont-ils appropriés ce micro sur pied ?

F. L. : Les comédiens qui travaillent avec Joël depuis longtemps ont une bonne connaissance du micro HF, et ont déjà rencontré le micro à main.
Les deux micros n’ont pas le même son, mais tout l’intérêt était de jouer avec ces différences : contrairement au micro HF que les acteurs portent sur le visage, le long de la joue, qui nous sert aussi pour les interactions en salle, le micro sur pied permet de jouer sur la distance, en le rapprochant ou en l’éloignant de la bouche.

Pendant les répétitions, le travail avec le micro sur pied était un axiome de départ, ils en ont pris possession. Le micro doit aussi être pour eux un médium d’expression de leur voix et de leur jeu. Chaque voix ensuite s’approprie le micro avec une dextérité différente.


L’espace sonore

A. S. : Ça ira (1) Fin de Louis est beaucoup moins musical que n’ont pu l’être les précédents spectacles comme Ma Chambre Froide (2011), Pinocchio (2007). Il y a néanmoins un choix musical qui interpelle - The Final Countdown XX – qui rappelle un certain goût pour l’art du décalage et de la surprise. Pourquoi cette musique ?

F. L. : Nous avons fait une recherche pour regrouper des musiques de meeting, lorsque les hommes politiques entrent fièrement en musique dans l’arène, comme au temps des romains. Cette musique est celle qui accompagnait les meetings de Jacques Chirac en 1981. C’est plutôt de l’ordre du pastiche ici.
Nous avions par ailleurs envisagé la commande d’une musique originale pour ce spectacle, mais cette possibilité s’est vite éloignée, pour des raisons budgétaires notamment. Le nombre de comédiens étant bien plus important que sur les créations précédentes, cela laissait moins d’espace à la musique.

Nous avons aussi très vite compris que la problématique de ce spectacle était plus sonore que musicale : la voix prend une place musicale, du début à la fin, si bien que la sensation de contrepoint est moins nécessaire.
Les transitions entre les scènes passent moins par la musique que par l’action et la voix des personnages.
L’ambition était de faire entendre l’Assemblée dans un souci de réalisme sonore et de trouver pour cela l’acoustique adéquate, en fonction des lieux où se situait l’action, autant que des salles dans lesquelles se déroulait le spectacle.
Il fallait ajuster, recaler les niveaux sonores pour garder le réalisme de ces foules artificiellement diffusées.


A. S. : Le hors-scène joue un rôle très important. On est aussi à l’extérieur avec la foule, dans l’atmosphère de la révolution avec les bruits de canon.

F. L. : Le son suggère un autre espace qui n’est pas directement visible. Il permet également de suggérer la distance, tout aussi importante, et de faire sentir, par exemple, que la menace n’est pas la même si l’on est à cent mètres ou à vingt kilomètres des canons.


A. S. : Comment avez-vous enregistré ces coups de canon et capté l’énergie de la foule ?

F. L. : Les sons de canons les plus probants étaient ceux des années 1914-1918, et nous avons aussi fabriqué des sons à partir d’impacts enregistrés. Tout le travail ensuite était de trouver la place et la proximité du canon en fonction de son timbre. Du côté des foules, nous avons organisé une séance d’enregistrement à l’IRCAM avec 130 comédiens professionnels et amateurs.
Joël les a dirigés pendant quatre heures, les a fait parler, crier, chanter, en les mettant dans différentes situations, pas forcément de l’époque de la révolution d’ailleurs. Il cherchait une autre manière de faire sortir les voix.
D’autres séances d’enregistrement ont ensuite eu lieu avec les quinze principaux comédiens, cette fois plus précisément liées à l’époque et la pièce, avec du chanté, du crié, des situations d’effroi, de panique ou d’approbation.


A. S. : Ça ira (1) Fin de Louis, rupture ou continuité ?

F. L. : Je dirais plutôt qu’il s’agit d’un changement d’axe et de forme théâtrale. Ici, l’effervescence de la Révolution impose des techniques sonores différentes par rapport aux spectacles précédents.
Il fallait trouver les méthodes pour bien maîtriser en temps réel l’ensemble des éléments qui surgissent et les différentes situations qui s’imbriquent.
Il faut être solide sur la gestion des intensités et la présence des micros, car les comédiens se partagent vingt-quatre systèmes de micro tout au long de la représentation.
Si les spectacles précédents jouaient sur la proximité et l’intimité de la voix, ici, nous avons au contraire travaillé, avec Grégoire Leymarie qui diffuse les grandes formes depuis 2001, sur l’ajustement des niveaux et le timbre des voix pour que celles-ci n’agressent pas les spectateurs.

La diffusion du son est un maillon essentiel dans la chaîne du travail sonore au théâtre. C’est un travail très sensible : la diffusion du son suppose une capacité d’écoute, essentielle pour maintenir une constance dans la représentation, d’un soir à l’autre, en prenant en compte les variantes qui sont inhérentes aux salles et au jeu des comédiens.



Notes

  1. Il s’agit de l’Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique.
  2. L’holophonie est un principe de diffusion spatialisée du son qui permet de reconstruire un environnement sonore tout en gardant une perception localisée de la source.
  3. Titre d’un single et d’un album d’Europe, 1986.

Metadata

Auteurs
Alisonne Sinard
Sujet
Multitude des voix: la foule sur scène
Genre
Entretien avec François Leymarie
Relation
Revue Alternatives théâtrales n°130 - octobre 2016
Droits
© Alisonne Sinard, 2016