© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Derniers figurants d’une ville fantôme À propos de Zvizdal

Sylvie Martin-Lahmani

Texte

(Tchernobyl – si loin si proche), collectif Berlin

Le point de départ des spectacles de Berlin se situe généralement dans une ville ou une région de la planète. Fondé en 2003 par Bart Baele, Yves Degryse et Caroline Rochlitz, le collectif anversois se caractérise par l’aspect documentaire et interdisciplinaire de son approche.

Ensemble, ils ont entamé un cycle intitulé Holocène XX , avec les spectacles Jerusalem, Iqaluit, Moscow, puis le cycle Horror Vacui avec Tagjish, Land’s End et Perhap’s All The Dragons. C’est avec la journaliste Cathy Blisson qu’ils ont choisi de poser leur regard et leur caméra sur Zvizdal et ses deux habitants. Portait filmique, performance théâtrale sur multi-écrans...

Zvizdal s’attache à l’existence de Nadia et Pétro, dans une banlieue de Tchernobyl. Inspirés par leur vie hors norme en terre contaminée, le groupe Berlin et Cathy Blisson ont réalisé un projet entre théâtre, installation et documentaire – d’une profondeur abyssale.

Cette création, qu’on a pu voir à Bruxelles dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts aussi bien qu’au Centquatre-Paris, pendant le Festival d’automne 2016, a laissé sans voix bon nombre de spectateurs. Touchés, émus, respectueux, affolés..., difficile pour le public de sortir indemne de ce récit tragique et réel. Impossible de ne pas être en empathie avec ce couple de vieillards du bout du monde, qui continue à vivre comme si de rien n’était, dans une nature étonnamment luxuriante.

Robinson Crusoé d’un cataclysme invisible (la radioactivité ne se décèle pas à l’œil nu), Nadia et Pétro vivent reclus dans un territoire abandonné des humains. C’est après plusieurs voyages en Ukraine que Cathy Blisson a rencontré (par hasard) ce couple incroyable qui vit dans la zone interdite de Tchernobyl.

Critique dans les champs de la création contemporaine hybride, à la croisée des disciplines scéniques et autres arts visuels XX , Cathy Blisson connaissait la quasi-totalité des spectacles du collectif Berlin. Elle poursuit aujourd’hui un travail d’écriture en tant que dramaturge auprès de plusieurs compagnies et s’attelle à des projets personnels d’écriture textuelle et sonore, notamment avec Anne Quentin (Collectif &.).

Quand elle a rencontré pour la première fois Yves Degryse et Bart Baele, après un de leur spectacle programmé au théâtre de la Cité Internationale, c’était sans arrière-pensée :
« Nous avons commencé à discuter et j’ai évoqué ma rencontre avec Nadia et Pétro, qui vivaient comme seuls au monde dans un village déserté car soumis aux radiations. J’avais envie d’en faire un projet et il (Yves) m’a demandé si j’avais une équipe... et c’est parti comme cela. Bart et Yves ont cette capacité à rentrer par la petite porte dans les grandes histoires ou à voir les grandes choses dans de petites histoires, sans être intrusifs. Le premier tournage a commencé en 2011.» XX 

Pour mémoire, cela fait déjà une trentaine d’années (le 26 avril 1986, accident classé 7 sur l’échelle internationale des événements nucléaires) que le plus grave accident nucléaire (avec Fukushima) a eu lieu, dans cette ville du nord de Kiev, en Ukraine.
Dans les mois qui ont suivi la catastrophe, 350.000 personnes ont été déplacées, des dizaines de villages rasés et des zones d’exclusion délimitées (voir Pierre Le Hir, « Retour à Tchernobyl », Le Monde du 25-04-16).

Après plusieurs voyages dans cette région, Cathy Blisson a pu pénétrer dans la zone interdite grâce à un ami photographe et a découvert les nonagénaires : deux vieux magnifiques aux gueules burinées. Solaires, malgré leurs bouches édentées et leurs silhouettes amaigries et bancales. Nadia, dite Baba ou La Vieille – par celui qu’elle nomme le Vieux –, avance en boitant, miraculeusement.

Ce projet s’est donc naturellement construit autour d’eux et de leur rythme lent. Par nécessité et respect pour ces deux personnes, qui sont aussi les personnages principaux du récit, avec leurs animaux :

« Partir à la rencontre de Pétro et Nadia, âgés respectivement de quatre-vingt-six et quatre-vingt-cinq ans à l’époque, nécessitait un travail sur le long terme. C’était clair que nous devions rentrer dans le rythme de leur vie et suivre les saisons » XX , explique Yves Degryse.

Filmés au fil du temps, 4 ans durant, le couple se révèle progressivement aux interviewers. Baba et son Vieux se confessent très simplement à la caméra. Philosophes en détresse, survivants de guerre lasse, ils n’ont jamais voulu quitter cet endroit malgré la radioactivité... Pour aller où ? C’est le plus bel endroit du monde. C’est là qu’ils sont nés et qu’ils ont grandi. Ils se connaissent et s’aiment depuis la tendre enfance. Ils ne connaissent pas d’Ailleurs.

Cathy Blisson rappelle ces paroles sidérantes de Pétro :
« Regardez-nous, on marche, on est debout ; ce sont les gens qui sont partis qui sont morts. Mon corps s’est adapté et si je partais, je mourrais. » XX 

La caméra du collectif Berlin les a accompagnés pendant tout ce temps au rythme de deux visites par an. D’une année (et d’une saison) sur l’autre, faute de moyens de communication, les créateurs ne savaient pas s’ils les retrouveraient. Lors des premiers temps du film documentaire, monté de manière chronologique, nous les voyons en compagnie de quelques animaux dont la présence est essentielle.

Vache, cheval et chien faméliques ont des fonctions vitales dans cette existence précaire : l’un aide au champ, l’autre donne du lait, ils se tiennent chaud... Tournées en extérieur (le couple ayant interdit l’accès à sa maison), les images traduisent le drame d’un coin de planète anéanti. Autrefois, le village était habité, des gens y travaillaient, il y avait de l’eau et de l’électricité...

Basiques, rares et sommaires, les mots de Baba et Pétro s’attachent à décrire le quotidien. Tels des personnages beckettiens, ils semblent frappés d’immobilité et d’essentialité. Devenus étrangers au danger qui les environnent, ils parlent de la vie, l’amour et la mort – qu’ils côtoient constamment et emporte progressivement les bêtes, puis le Vieux.

Inexorable dépeuplement. Images de Baba dans sa cahute isolée qui croule sous la neige. Quintessence de l’immense solitude, inexorable dépeuplement... Autant de signes arrachés au monde insensé de Tchernobyl qui font à nouveau songer à l’univers de Beckett et plus précisément au Dépeupleur. Cette œuvre frappante de la littérature contemporaine propose en effet le modèle réduit d’un monde possible (ou pas), un curieux microcosme caractérisé par l’épuisement de son peuple...
Au plateau, au milieu d’un dispositif bi-frontal, les images défilent sur un grand écran surélevé qui sépare l’aire de jeu centrale. Trois maquettes alignées en-dessous représentent l’environnement du couple : cour, jardin et champ environnant leur maison, l’une aux beaux jours, l’autre en automne et la dernière en hiver...

Avec humanité et sans pathos, Berlin a su recueillir les témoignages troublants et presque irréels de Baba et Pétro, et les restituer sur les différents supports de cette scénographie. Leur spectacle (le mot ne convient guère) sans acteurs vivants, se déroule donc dans ce dispositif proche des arts plastiques : l’entièreté du documentaire est projetée sur le grand écran la plupart du temps ; et des extraits choisis sont présentés à l’intérieur des maquettes - qui sont elles-mêmes filmées en direct. Ces inserts du monde réel dans des décors de carton-pâte, tendent à déréaliser la vraie vie des survivants de Zvizdal : vie filmée dans monde truqué : illusion sur illusion... Les images de Baba et Pétro, enchâssées dans ces maquettes de territoires, donnent l’impression qu’ils sont les derniers figurants d’une ville fantôme.
Bien que le recours à cette scénographique soit fait de manière parcimonieuse, l’effet produit n’en est pas moins intéressant. La projection d’images documentaires sur les parois de décors miniatures, accroît en effet ce sentiment paradoxal : impression d’irréalité d’une vie impensable et réelle.

Dans la veine du travail théâtral et plastique de la compagnie néerlandaise Hôtel Modern, mais également du plasticien Hans Op de Beeck (programmé au Centquatre pendant la même période), le collectif Berlin utilise des décors et des personnages miniatures pour figurer le vrai et souligner son intensité. Représentés en figurines de très petite taille, on aperçoit parfois Baba et Pétro assis sur un banc : ruminant leurs pensées comme à l’accoutumée, tels des morts-vivants.

Pour Edward Gordon Craig, les figures de petite dimension servaient (mieux que les acteurs ?) à représenter le monde des poètes. Pour l’anthropologue Claude Lévi Strauss, l’objet réduit propose une image concentrée du monde, certes qualitativement diminuée et simplifiée, mais qui permet de (mieux ?) accéder à la connaissance des choses et des êtres – de taille réelle.



© Sylvie Martin-Lahmani, 2017


Notes

  1. L’Holocène est une période de transition entre le Pléistocène et les Temps actuels, qui débuta il y a 10.000 ans
  2. Critique et journaliste pendant huit ans pour Télérama, et plus récemment pour les revues Stradda et Mouvement, où elle tient une chronique dédiée aux objets artistiques transgenres
  3. Entretien avec Yves Degryse et Cathy Blisson, Arte.tv – vendredi 25 novembre 2016, L’invité : Le groupe Berlin
  4. Ibidem, note 3
  5. Ibidem, note 3

Metadata

Auteurs
Sylvie Martin-Lahmani
Sujet
Le spectacle ZVIZDAL par le collectif Berlin
Genre
Chronique théâtrale
Relation
Revue Alternatives théâtrales n°131 - mars 2017
Droits
© Sylvie Martin-Lahmani, 2017