Regarder la société par le prisme de la citoyenneté
Laurence Van Goethem, Sam Touzani
Texte
Laurence Van Goethem : Pour toi, Sam, qu’évoque le mot diversité?
Sam Touzani: Je n’ai pas choisi la diversité, c’est la diversité qui m’a choisi. Il faut dépasser le cadre politique pour véritablement parler de la diversité. Au risque de choquer, à la diversité je préfère l’égalité.
C’est parce que nous sommes égaux en droits et devoirs, parce que nous sommes citoyens que vous pouvez me parler de votre différence et que moi je peux vous parler de la mienne. S’il n’y a pas ce postulat de base, on ne peut pas fonctionner et on devient toujours l’objet d’études ou l’enjeu d’un tiers. Je constate ça depuis un quart de siècle. Comme je dis, la diversité m’a mal choisi.
J’ai été le premier jeune issu de l’immigration marocaine à faire de la télévision, donc à être visible à la fois sur les antennes du service public et sur les scènes de théâtre au nord comme au sud du pays. Il y avait des dizaines de Marocains et de Turcs d’origine, mais après 17h, qui venaient nettoyer les bureaux. Il n’y avait personne devant la caméra. Il y avait des émissions destinées à la communauté maghrébine sur la RTBF au début des années 1970, style Mille et une cultures, Sinbad. Mais elles étaient pensées par le prisme ethnicoreligieux du communautarisme et souvent, et c’est là le gros problème qui est très tabou en Belgique, par le prisme des pays d’origine, soit la Turquie, soit la dictature marocaine. Il est temps de quitter la posture victimaire, soyons clairs. En fait, je suis assez en colère sur ce qu’il se passe depuis 25 ans parce que nous collaborons clairement avec des dictatures que ce soit l’Arabie Saoudite ou le Maroc, les Émirats... et nous laissons délibérément pourrir certains quartiers, mais ce que nous oublions, c’est que la diversité va dans les deux sens. Nous devrions regarder la société par le prisme de la citoyenneté. Si nous sommes citoyens, alors nous sommes à parts égales. À force de revendiquer des particularismes effrénés, il me semble que ça remet en cause le principe même d’égalité. Plus vous dites « je suis différent », plus votre différence devient un handicap et non une richesse. En revanche, elle n’est pas intégrée, il faut le reconnaître, sur les scènes de théâtre ni à la télévision ni au cinéma. C’est très simple, j’ai commencé à tourner des films et téléfilms dés 1992, mes rôles toujours le même, le mec des ghettos qui vole, viole, et violente tout sur son passage. Bref, je jouais à l’Arabe de service avec casquette, baskets et pas grand-chose dans la tête. Après cette expérience, j’ai dit non à ce type de rôle par choix. C’était en 1992, nous sommes en 2017 et bien, je ne tourne presque plus. Malheureusement, encore aujourd’hui et l’actualité n’arrange rien, ce qu’on me propose majoritairement, c’est de jouer
le djihadiste ou les petites frappes. Une fois, ça va, deux fois ça va, mais après, je n’en peux plus, car c’est réduire une personne à un cliché et l’on sait que l’essentialisation est dangereuse, car elle catégorise et vous assigne à résidence culturelle ou, pire, « religieuse ». Ce qui est tout de même un
peu stupide lorsque l’on sait que le principe même d’un acteur c’est de jouer à être quelqu’un d’autre et non pas le même rôle à chaque fois !
LVG : Et pour en revenir aux origines, à la télévision, pourquoi avais-tu été choisi justement, à ce moment-là ?
ST : Alors, c’est ça qui est intéressant. Je n’ai pas été choisi pour mes origines « difficiles » (rire), j’ai été choisi pour mes capacités à présenter une émission destinée à la jeunesse. Donc, ça fait quand même une différence. On ne parlait pas du tout à l’époque de diversité. La production RTBF a fait un casting, j’ai passé toutes les épreuves et j’ai été sélectionné sur 150 candidats. Il faut tout de même reconnaître qu’avec le recul, je pense que j’ai aussi été sélectionné parce que le concepteur de l’émission (Yves Crasson) était à l’écoute de cette diversité, mais c’était intuitif, ça ne portait pas ce nom-là. D’abord parce que lui-même souffrait d’une minorité, provenant de la minorité homosexuelle, donc il comprenait déjà bien les dégâts d’un système basé sur l’exclusion. Il a été sensible également à un jeune Bruxellois d’origine marocaine et qui, pour la première fois, s’adressait à tout le monde sur une chaine publique. Nous sommes en 1992, je vous rappelle, et je venais juste de faire une émission sur Arte qui s’appelait « Étranges étrangers », qui parlait justement de cette thématique-là ; je constate 25 ans après que peu de choses ont changé. Je parlais de cela à l’époque sur Arte, du manque de représentations, du cas des réfugiés, du petit château, du manque de parité homme / femme et de la difficulté que rencontrent les artistes belges à émerger en dehors des grands théâtres subventionnés. Un quart de siècle après, oui il y a certes eu des efforts, j’en veux pour preuve un programme comme Vogelpik que produit Safia Kessas, auquel j’ai participé. Je me suis retrouvé en totale immersion pendant une semaine, avec ma gueule de bronzé, chez un nationaliste Flamand, pêcheur de crevettes de son état. Néanmoins, ce type de projet basé sur la force de l’échange est rare, ou alors, ils sont malencontreusement guidés par des politiques qui caressent dans le sens électoral du poil, en subventionnant des projets communautaristes, parfois en désaccord total avec nos valeurs progressistes et laïques.
Je suis issu d’une famille d’opposants politiques marocains, j’observe en tant que citoyen et artiste belge le rapport très délicat et ambigu que nous avons avec les pays du Sud. Et puis, nous sommes dans une culture bourgeoise, alors j’aime bien les bourgeois parce qu’ils ont fait toutes les révolutions quelque part (rire), mais c’était sans compter les islamo-gauchistes, indigénistes, populistes et autres antiracistes racistes, eh oui, ça existe ! Qui n’ont de cesse de polluer le débat, de « racialiser » et de catégoriser la société. Ces nouveaux intellectuels compassionnels et anciens politiques boulimiques de pouvoir nous annoncent haut et fort qu’ils souhaitent lutter contre les préjugés et les discriminations, alors qu’en réalité, ils ne font que les réorganiser avant les prochaines élections. Alors, vous comprenez que dans tout ce tourbillon identitaire, pour ma part il reste difficile de prôner une vision universaliste du monde et sans doute encore plus complexe d’inviter à un métissage des corps et des idées.
LVG : Peut-on encourager et améliorer le fameux concept du vivre ensemble à travers la pratique théâtrale ou littéraire ?
ST : Pour qu’il y ait un vivre ensemble, il faut qu’il y ait un libre ensemble. Si nous ne sommes pas libres, nous, dans notre manière de fonctionner, dans notre manière de penser, notre manière de faire, dans notre vision du monde... Le théâtre, c’est une vision du monde, la scène, c’est la scène du monde, on est là à passer à la loupe ce qu’il y a de meilleur, ce qu’il y a de pire dans la condition humaine. Si nous ne sommes pas capables, de nommer les choses... Albert Camus, disait « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », ce qui veut peut-être dire par extension que bien nommer les choses peut peut-être ajouter au bonheur du monde.
LVG : Tu as fait aussi de la musique. Là, ce n’est pas tout à fait la même chose, les artistes sont plus variés et il y a une diversité plus grande qui ne pose généralement pas de problème. Tu penses que c’est dû à quoi ?
ST : En effet, j’ai produit, j’ai monté des studios, des labels, des boites de prod, j’ai travaillé avec la chanteuse d’Hooverphonic pendant 5 ans. En produisant son album solo, j’ai vu en Flandre, en Wallonie et à Bruxelles comment la musique fonctionnait. La musique est le seul véritable langage universel qui parle directement à tous, car elle s’adresse d’abord au cœur, c’est une atmosphère, des vibrations, qu’elle soit hard ou classique, elle adoucit les âmes. La musique, dans l’inconscient collectif, en dehors du classique qui reste traditionnel, qui a son vecteur, son créneau – le concours
Reine Élisabeth, c’est très aristo dans le sens majoritairement fréquenté par une élite, ça se mélange très peu ou alors sur le plan international, mais ça ne touche pas les classes populaires, ou très peu. Malheureusement, peu écoutent Mozart, Érik Satie ou Clara Haskil. Par contre, les classes populaires se sont réapproprié la musique par la pop, le rap, le rock, le jazz, qui est éminemment métissé. Sans Afro- Américains il n’y a pas de jazz, donc on a cet héritage-là. La musique n’a pas forcément un langage ou une langue. Elle est d’abord un son composé de nuances, de silences et de rythmes qui fait vibrer qui que vous soyez. Prenez des Aborigènes, c’est un test qui a été fait, on leur a fait écouter la Callas qu’ils ne connaissaient pas. Ils ont dit que cette femme était une déesse. Ils ont été profondément touchés par sa sensibilité. Il ne faut pas avoir une culture musicale pour être bouleversé par la grâce de la musique. Contrairement au cinéma, qui a un langage différent, qui passe par l’action, l’image, le verbe, contrairement au théâtre qui est un endroit de paroles, de transmission. Un art qui est censé être vivant et qui meurt de sa petite mort faute de moyens. Bien sûr, la culture est financée ! Mais a-t-elle réellement une vision ? Comment viser l’excellence et rendre les arts de la scène accessibles à tous ?
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LVG : Et le théâtre par rapport au cinéma ? Tu disais que tu avais arrêté le cinéma parce qu’il y avait trop de rôles stigmatisant, de clichés liés à tes origines. Au théâtre, c’est la même chose ?
ST : C’est légèrement différent. C’est-à-dire que c’est plus vicieux, pour ne pas dire plus pervers. J’ai été accueilli les bras ouverts au théâtre Poche dès la fin des années 1990. Roland Mahauden m’a dit : « Ce théâtre, c’est le tien, fais tes créations ». Cela m’a permis de parler de l’histoire de l’immigration marocaine, et pas que dans des centres culturels. Je voulais jouer au théâtre ou sur des scènes nationales. Ça fait 25 ans que je joue, j’ai joué au Théâtre National flamand, je n’ai jamais mis les pieds sur la scène du Théâtre National francophone. Déjà à l’époque lors de mon passage à l’Insas en 1989, je voulais jouer Roméo et on m’a gentiment dit « Ben non, non, tu vas peut-être jouer Mercutio ».
LVG : Connais-tu Roda Fawaz ? Il dit la même chose.
ST : Oui, je le considère un peu comme mon petit frère. Si vous regardez son spectacle, c’est le mien quinze ans après. C’est vraiment ça, sur la scène du Poche, produit par le même producteur, Olivier Blin, qui s’est occupé de mes spectacles au début des années 2000. J’étais parmi les premiers artistes, avec Pie Tshibanda à La Charge du rhinocéros, à diffuser ce genre de spectacles sur l’histoire de l’immigration marocaine de 1964 à 2004. Mais j’ai vraiment aimé son style à Roda, je le trouve courageux, fin, bon comédien. Il m’a touché, j’ai l’impression qu’on est effectivement de la même famille. Et ce n’est pas grâce nos origines diverses et/ou communes que je l’apprécie, mais bien par le fait de se sentir d’abord citoyen du monde.
LVG : Et politiquement, comment faire pour améliorer les choses ?
ST : Je suis personnellement contre les quotas. Profondément contre. Le seul quota que j’accepte et que je défends, c’est celui pour la parité avec les femmes et encore, car je n’aime pas le principe du quota, j’aime uniquement ce qu’il peut parfois produire comme résultats positifs pour améliorer la condition des femmes. Surtout des artistes femmes qui sont, me semble-t-il, encore moins bien loties que ceux issus de la « diversité ». Les arts vivants comme le reste du monde restent un milieu d’homme et de pouvoir et parfois même de prédateurs. Un milieu qui derrière les allures sympathiques reste très sexiste, machiste et phallocrate. Toutes mes amies comédiennes, auteures, danseuses, chorégraphes, réalisatrices, metteuse en scène se battent et se débattent trois fois plus pour monter leurs projets parce que ce sont des femmes. C’est inacceptable !
Pour revenir au fameux quota, je veux dire que le principe est dangereux et contre-productif si un jour il venait à être imposé par un décret. Autrement dit, ce sont les mentalités qu’il faut changer et non les lois. J’estime d’abord que nous n’avons pas le passé de l’Afrique du Sud ni des États-Unis avec une guerre de Sécession pour pouvoir dire « Maintenant il faut un Black ». Mais quand les choses ne se font pas naturellement, il faut les aider en essayant de faire évoluer les mentalités vers une vision universaliste du monde. C’est parce qu’aujourd’hui, tous ces « immigrés » sont devenus Belgeset qu’ils constituent un pouvoir électoral qu’on s’y intéresse. Donc si on analyse la situation, c’est principalement dû un rapport de force que les choses se font ou se défont et non au profit d’un intérêt général, d’une solidarité évidente ou d’un projet qui amène le citoyen à une citoyenneté plus responsable.
LVG : Françoise Giroud, il y a plus de 30 ans, disait : « La femme serait vraiment l’égale de l’homme le jour où, à un poste important, on désignerait une femme incompétente. » On peut dire la même chose, quand il y aura un comédien d’origine marocaine médiocre sur les grandes scènes, c’est peut-être que les choses seraient en train de changer. Es-tu optimiste ?
ST : Moi sur le coup je suis très desprosgien, je suis profondément pessimiste, parce qu’un pessimiste, c’est un optimiste qui a de l’expérience. Je commence modestement à avoir de l’expérience, même si je suis un peu fatigué de tout ça, je vous assure. J’ai porté des combats. Je suis profondément engagé au sein de la société civile, du tissu associatif, de la Ligue des droits de l’homme, de la laïcité. Bref, en faveur de toutes les libertés individuelles en commençant par la plus indispensable « la liberté d’expression ». Je vais jouer mes spectacles, dire pourquoi je suis parfois tellement en colère, et à la sortie il y a 25 mecs qui m’attendent pour me casser la gueule : « et pourquoi tu parles comme ça ? « On va niquer ta race »... Parce que j’ai monté Allah superstar, parce que j’ai eu l’outrecuidance de faire un défilé burqa haute couture, parce que je déconstruis nos préjugés et nos peurs. Ça allait tant que je faisais des spectacles qui fédèrent et que je ne parlais pas trop des questions qui fâchent. Des spectacles moins subversifs sur la mémoire, parce que mon père a fait la Seconde Guerre mondiale, il a fait la terrible bataille de Monte Cassino. Du coup, en 2002, avec le KVS , j’ai monté Gembloux! À la recherche de l’armée oubliée, un spectacle qui a tourné partout en Belgique et en France. C’est très bien parce c’est un spectacle qui parle positivement de cette prétendue diversité. Ça touche à la mémoire à la fois belge et à celle de toute l’immigration, marocaine, algérienne, tunisienne, congolaise, malienne, tous ceux qui sont venus servir de chair à canon. On a déterré un pan de l’histoire avec le cimetière à Gembloux (Chastres) où il y a des milliers de Marocains enterrés. Personne ne le savait. Waouh, c’est super, c’est un peu solennel, voire politiquement correct, c’est chouette, tout le monde applaudit dans la même direction. À partir du moment où j’ai commencé à parler de mes conceptions philosophiques, à déconstruire les religions de manière générale et en particulier l’islam et surtout l’islam politique, là mon propos est devenu source de problèmes. J’ai vu les portes de certains centres culturels et théâtres se fermer. C’est très symptomatique de certaines intelligentsias de renforcer ce qu’elles prétendent vouloir détruire.
LVG : Et c’est là peut-être le problème, mais aussi la richesse du théâtre, il y a beaucoup de références, il y a une langue, du sous-texte, du meta-texte, tout le temps.
ST : Oui, et puis il y a des textes, je pense, qu’on ne comprend pas à leur juste valeur. Quand je vois À portée de crachat de Taher Nagibun, arabe israélien que j’ai monté avec Richard Kalisz en 2009, aucun théâtre belge n’en a voulu. On a fini par le monter aux forceps à l’Espace Senghor.
Pourtant, deux ans et demi après, cette pièce a fait un carton au festival d’Avignon et théâtre du Rond Point à Paris. La Belgique est complètement passée à côté d’un texte sensible qui nous embarque en voyage contre la bêtise. Loin des clichés « du méchant Israélien colonisateur et du
gentil Palestinien même si c’est un terroriste », ce texte révèle les incohérences et les paradoxes de la vie. À travers un éclairage plus poétique que politique. Ce n’est pas une question de mise en scène, puisque personne ne l’avait vu, c’est une question de texte. Et lorsque Leïla Shahid, la représentante palestinienne en Europe (qui jusqu’à nouvel ordre n’est ni critique de théâtre, ni dramaturge, ni metteuse en scène), a dit face à un parterre plein de politiciens que ce texte était magnifique, tout le monde a voulu s’en emparer. Alors que personne n’en voulait deux ans plus tôt ! Nous sommes sans doute venus trop tôt, peut-être. Néanmoins, je m’interroge sur notre capacité à avoir une réelle vision et une profonde compréhension de la dramaturgie d’un texte contemporain, de ce qu’il peut produire comme sens, de la pertinence qu’il nous offre, de l’écho qu’il suscite en chacun de nous. Finalement, n’est-ce pas la fonction première du théâtre ? Oserais-je dire sa fonction originelle ? Que d’avoir raison avant les autres. Avoir raison, c’est beaucoup dire, en tout cas d’interpeller, de questionner, d’être précurseur, avant-gardiste. Mettre en perspective, imaginer, car pour agir ne faut-il pas d'abord imaginer ? Imaginez par un long, profond et raisonné dérèglement de tous les sens. Pour finalement comprendre que dans l'être humain, il y a peut-être plus de choses à admirer qu'à mépriser.
LVG : Quelles autres disciplines ont ce pouvoir de mettre en perspective ?
ST : Très peu, en dehors de la psychanalyse et de la philosophie. Le théâtre a cette chance là, de mettre à distance, et en plus, de manière ludique et parfois pédagogique. Je suis sur une scène d’abord pour faire rêver les gens, pour leur raconter des histoires, j’espère avec une dramaturgie qui tient la route, avec un début, un conflit, un dénouement, une fin. Les faire rêver un tant soit peu et si possible leur fournir suffisamment de matière à réflexion. En rappelant obstinément qu’au théâtre, on n’est pas là pour dire comment il faut penser, on est juste là pour rappeler qu’il faut penser. Ainsi, je m’aperçois que si l’on est un électron libre qui ne pense pas dans le cadre et bien très vite vous êtes ostracisés, vous ne faites pas partie de la grande famille du petit milieu théâtral belge, de certains clans, et bien tout cela me gave viscéralement parce que nous sommes à nouveau face à de petits intérêts personnels, à du politiquement correct, face à des responsables politiques ou culturels empreints de culpabilité qui ont peur de faire des vagues. Le cahier des charges n’est plus celui d’augmenter la conscience des spectateurs, mais de plaire à tout le monde où du moins au plus grand nombre de peur de voir ces subventions diminuées ou suspendues. De la gauche caviar à la droite calamar, ils se donnent bonne conscience sur le thème de l’immigration, tout le monde veut en parler, mais personne ne veut vivre comme un immigré.
Je me suis souvent senti à la charnière de plusieurs façons de penser le monde, je sais que les étiquettes sont faites pour être retirées. Je suis de nature proactive, mais après presque 30 ans d’exploration artistique et citoyenne, la colère prend parfois le dessus. Je me demande comment
les jeunes générations arriveront à réaliser leurs créations en dehors du moule, à réfléchir par eux- mêmes, tout en faisant l’économie de la pensée dominante que nous imposent les apparatchiks de la culture. Comment construire un spectacle sans dogmatisme tout en conservant la jubilation d’une pensée en mouvement ? N’y a-t-il pas quelque chose « de pourri au Royaume de Belgique » ? Quel que soit notre futur, les catégories me dérangent profondément. Si je fais ce métier, c’est parce que, d’une façon générale, toutes les disciplines artistiques contiennent en elles le terreau pour élaborer une vision universaliste du monde, et non communautariste. Le théâtre se communautarise, ça me pose problème. Et toutes ces histoires de diversité artificielle, c’est une fois sur deux du communautarisme qui ne porte pas son nom.
LVG : La société se communautarise aussi, c’est lié.
ST : Oui profondément, tu as tout à fait raison. D’ailleurs, elle ne fait que ça. Comment veux-tu qu’un jeune bruxellois d’origine marocaine ou turque qui vit encore souvent sous l’emprise du pays d’origine, dirigée par Ankara ou par Rabat ne soit pas communautariste ? Nous vivons dans le pays le plus communautarisé au monde, on n’est même pas foutus de nous entendre avec nos amis Flamands et Allemands. Figurez-vous que je suis un des rares à avoir joué en Flandre, mes spectacles sont surtitrés en néerlandais. Les artistes flamands ne connaissent pas les artistes francophones. Ce sont deux pays. De temps en temps, il y en a bien l’un ou l’autre qui fait le pont. La seule discipline où c’est possible c’est le foot. Mais moi je n’ai pas choisi le sport, j’ai choisi la culture. Je n’ai pas choisi d’être joueur de foot, j’ai choisi de vivre avec tous ces précarisés. Ce que je veux dire, c’est que j’essaie d’apporter un peu de nuance. Avec la diversité, c’est très vite tout le monde il est beau tout le monde il est gentil, United of Benetton. L’État donne des subsides pour ça. Les politiques raisonnent rarement sur du long terme, mais le temps d’un mandat. La politique politicienne est cynique et ne résonne qu’en termes de quotas, de part de marché, de votants blacks, blancs, rebeus, muslims, flamands, francophones, femmes ou hommes. Donc pas de place pour la subversion ou pour une analyse plus profonde, une analyse fusse-t-elle théâtrale et qui enfin cesse de nier la réalité. Ça me pose problème. Moi ça me pose problème tout ça. J’aimerais pouvoir jouer Hamlet sans qu’on me demande si le costume ira avec mon teint bronzé, ni m’annoncer avec précaution que le sandwich prévu pour le catering est un jambon beurre.
LVG : Et tu l’as fait, jouer Hamlet ?
ST : Non, aucun rôle classique moi. Je n’ai joué que des pièces contemporaines. J’ai tout de suite été engagé au début des années 1990 par Brocoli Théâtre, j’avais 22 ans et après on revient difficilement au répertoire classique. Mais, je ne regrette rien. Cela m’a permis de rencontrer Gennaro Pitisci, directeur et metteur en scène de la compagnie qui compte parmi mes plus belles rencontres humaines et artistiques, tout comme à cette même période et dans un style complément différent la metteuse en scène et chorégraphe Isabella Soupart, ou encore Bernard Breuse de Transquinquennal, tous à leur manière ont considérablement façonné l’artiste que je suis.
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LVG : Le théâtre souffre-t-il d’une forme d’inconscient culturel colonial et, si tel est selon toi le cas, comment le combattre ?
ST : J’ai un problème avec ce terme. Je ne peux pas y souscrire, car j’ai l’impression d’entendre le discours des indigènes de la République ou des indigènes du royaume qui consiste à dire que tout est de la faute des pays colonisateurs et rien de la part des colonisés et ce même un demi-siècle après sous prétexte que ce sont « les damnés de la terre ». Je pense que, bien sûr, il y a une part de responsabilité de la part de l’occident. Mais s’il vous plaît, cela fait 65 ans qu’ils ne sont plus colonisés. Ni l’Algérie, ni le Maroc, ni le Congo. Le problème, c’est que nous avons des dictateurs avec lesquels nous entretenons des rapports très ambivalents. Ce sont nos salauds à nous quelque part. Donc on les aime, on les protège. Les dictateurs tombent de temps en temps, mais les dictatures subsistent. 100% de régimes despotiques dans le monde arabo-musulman et presque autant en Afrique noire. Il est là le problème. Néocolonialisme, certainement pas. Moi je suis un homme de gauche. Je réfute totalement ce terme et c’est là que je me sépare totalement d’une partie de la gauche. La gauche se divise au moins en deux : il y a ceux qui sont intimement convaincus que l’horizon indépassable est celui des colonisations. Le colonialisme est responsable de tout, de la faim dans le monde, de la couche d’Ozone et peut-être même de la pluie en Belgique, il n’est pas interdit de rire un peu. Ce discours tiers-mondiste que j’ai moi-même tenu par le passé et auquel je renonce totalement, car il ne sert qu’à saper l’universel, c’est un discours victimaire qui consiste à proférer en boucle que tant que les anciennes colonies ne
réparent pas ce qu’elles ont fait et bien aucun monde meilleur n’est possible. C’est un peu fort de café, je ne suis pas d’accord. Je pense au contraire qu’il faut lutter contre tous les totalitarismes. Voilà où se situe mon horizon indépassable, toutes les formes de totalitarismes, car ils contiennent le fascisme, le colonialisme, le nazisme, l’islamisme et la plupart des mots en –isme, sauf ceux qui oeuvrent au progrès de l’humanité. Ce sont deux visions qui départagent la gauche, en Belgique comme en France. S’il y a bien une problématique dont on parle difficilement au théâtre aujourd’hui, c’est d’essayer de parler de l’islamisme, de l’immixtion du religieux, de les déconstruire. Ça fait belle lurette que je m’y essaie... Je galère, hein, je me sens souvent seul dans ce combat ! Attention danger, me dit-on. Et encore, je ne fais pas des appels au loup, je n’ai nullement envie de faire peur aux gens, j’ai juste envie de les conscientiser sur les dangers de l’islam politique. Je m’insurge également avec la même ténacité contre les tenants des discours de l’extrême droite qui utilisent l’islam et ses dérives pour rationaliser un discours de haine contre toutes les personnes d’origine étrangère.
Cela fait 15 ans déjà que j’ai écrit, en 2001 : « Réveillez-vous, vous allez avoir des djihadistes à Molenbeek dans 10 ans si vous continuez comme ça ». J’ai pris la caméra et j’ai insisté lourdement pour que la RTBF aille filmer tous mes potes à Charlie Hebdo, je sentais bien que cela allait péter. On me disait « t’exagères ». Heureusement, j’étais présent avec les caméras de la RTBF et on a filmé Charb, Tignous, Zineb,Wolinski, toute la fine équipe et on était le 7 octobre 2014, trois mois jour pour jour avant les attentats à l’Hyper Casher et à Charlie Hebdo. Je n’ai pas la science infuse, je ne suis pas Madame Irma, j’observe simplement la société dans laquelle on est et je tente de nommer, en essayant d’en finir avec le déni. Bien sûr, soyons clairs, le délit de faciès existe, quand tu t’appelles Mohamed, c’est difficile de trouver du boulot. Même quand tu es diplômé de l’ULB, c’est encore une réalité. Néanmoins, c’est rarement les jeunes des couches populaires qui vont au théâtre régulièrement. S’ils ne sont pas obligés par l’école, ils n’y vont pas. Je veux dire, sur le plan culturel il n’y a pas d’éducation qui attise la curiosité, il faut pouvoir le dire sans pour autant être taxé de raciste, il n’y a pas d’initiation à la culture artistique pour une grande partie de la population issue de l’immigration. À croire que lorsque quand tu es arabe, rebeu d’origine, si tu veux réussir dans la vie, soit tu es footballeur, soit tu es humoriste et de préférence un mec. C’est comme si entre les deux, il n’y avait rien. Combien d’années, il a fallu attendre pour qu’il y ait des politiques issues de diversité comme Najat Belkacem, Rachida Dati en France, Fadila Laanan ici. Et encore, souvent, elles sont mises à des postes pour ce qu’elles représentent symboliquement bien plus que politiquement. Fadila Laanan est au demeurant une femme très sympathique et dynamique qui a essayé de faire bouger des choses. Elle a fait énormément pour la diversité qui était un peu son cheval de bataille. Je pense qu’entre ne rien faire et agir, il faut agir, mais entre agir et mal faire, il vaut mieux ne rien faire. Si vous êtes dans le politiquement correct, vous serez soutenu. Si vous êtes dans les sentiers battus et que vous ne contribuez pas au grand schmilblick de la bien-pensance, vous serrez le vilain petit canard. Attention, cela ne veut pas dire que la diversité n’est qu’un piège. J’en veux pour preuve des projets comme le festival de musique « Couleur Café », que j’aime beaucoup qui est vraiment à l’image de Bruxelles la métissée, ce Festival a une spécificité et dans la spécificité, il transforme notre regard, tout en se laissant à son tour transformer par tous les citoyens qui y assistent, cela va dans les deux sens. Je vais vous dire ce qui pour moi fait défaut dans la diversité. Ce n’est pas tellement les figures qui représentent la diversité, ce n’est pas tellement le black, le beur, le Chinois, toutes les communautés, non. Ce qui me manque, c’est un propos universaliste, progressiste et laïc. Je n’ai pas besoin d’une féministe femme pour souscrire au féminisme, un homme, ça me va, s’il défend les valeurs d’égalité et de parité (même si un homme ne pourra jamais comprendre ce qu’est être une femme qui traverse une place publique et qui est matée comme une marchandise). Comme il ne faut pas être juif pour lutter contre l’antisémitisme, c’est notre devoir à tous. Reste à savoir quel réel projet de société nous voulons ? Pour ma part, je suis pour la primauté de l’art, de l’éducation et de la citoyenneté.
En France, qui se targue d’être une République, à créer un nouveau genre de communautarisme, celui des genres artistiques. Si vous êtes comédien, vous n’êtes pas metteur en scène, vous êtes danseur, vous n’êtes pas chorégraphe. On cloisonne chacun. Et si on décloisonnait un peu et qu’on ventile un peu plus les idées, « Open your Mind », comme on dit... sinon à ce rythme il y aura bientôt des spectacles halals. Que voulez-vous, on n’arrête pas la connerie, car un imbécile qui marche, ira toujours plus loin qu’un progressiste qui reste assis !
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LVG : Comment pourrait-on changer cette mentalité, à ton avis, et donner envie à davantage de monde d’aller au théâtre?
£ST : Gennaro Pitisci s’y attelle depuis 35 ans avec le Brocoli théâtre. Implanter dans des quartiers populaires, à Forest début des années 80 ensuite à Saint-Josse-Teen-Noode depuis une petite quinzaine d’années, il travaille avec des réseaux du tissu associatif, des femmes, des élèves, fait de l’éducation permanente et du théâtre avec des personnes qui n’ont jamais pris la parole en publique. C’est un
travail colossal, qui fait bouger les lignes, lentement, très lentement. Évidemment comme dirait l’autre, on entend toujours lorsqu’un arbre tombe, mais on entend rarement pousser la forêt. Après tout, le théâtre c’est quoi, la danse c’est quoi ? C’est d’abord un corps. Un corps libre. Il n’y a pas de liberté sans corps libre. Cela va à l’encontre de certaines cultures. Certaines personnes ne m’apprécient pas, uniquement parce que je suis un libre penseur, un incroyant, un athée, qui s’oppose à la dictature marocaine, alors que la majeure partie pense naïvement que le Maroc est en voie de démocratisation. Je ne fais partie d’aucune famille. Ce que je fais, je le fais seul. Si je ne vais pas taper à la porte des théâtres et des centres culturels, si je ne me bouge pas le cul pour faire mes spectacles, personne ne le fera à ma place. C’est à force de travail, d’énergie et d’ambition que je me suis construit. Bien entendu, j’ai pu le faire aussi grâce à des directeurs de théâtre m’ont fait confiance, comme Roland Mahauden (théâtre de Poche), Gennaro Pitisci (Brocoli théâtre) Jan Goossens (KVS) et Michel Kacelenenbogen et Patricia Ide (théâtre le Public). C’était concret ça. Et tout est à refaire. Roda doit refaire ce que j’ai fait il y a 15 ans, sans même vous parler de mon ami comédien Ben Hamidou ou le conteur Hamadi qui se battent sans relâche pour rendre le théâtre et les contes accessibles à tous. C’est fou quoi ! On pourrait se dire qu’on peut passer à autre chose, mais non. Ça, c’est sur le plan culturel. Sur le plan sociologique, j’ai constaté, car je touche quand même beaucoup de jeunes – mon dernier spectacle a été vu par 60.000 personnes, j’ai touché 360.000 personnes en 20 ans, c’est énorme pour de la diffusion en Belgique – mais je joue dans les théâtres, les écoles, les associations, en prison partout où l’échange est possible... Je constate qu’il y a un peu plus de couleurs dans les publics, contrairement à ce que l’on croit un peu partout. Il y a beaucoup de spectacles qui traitent de thématiques diverses, que ce soit l’Afrique noire, l’Iran... à partir d’un point de vue belge. Je veux dire que le jour où il y aura 9 millions de Marocains, on va peut-être se poser des questions du manque de représentation, mais il y a 1 million d’étrangers en Belgique et 400.000 Marocains d’origine. Ce n’est pas catastrophique ! La vraie question à se poser est de savoir pourquoi eux ne vont pas au théâtre. Parce que le théâtre est souvent chiant et peu attractif... l’ennui au théâtre est trop récurrent, « l’ennui, tel le diable, peut surgir à chaque moment. Il suffit d’un rien et il vous saute dessus. Il guette, il est vorace ! Il cherche le moment pour se glisser de manière invisible à l’intérieur d’une action, d’un geste, d’une phrase. Au théâtre, dès qu’apparaît en moi l’ennui, c’est un clignotant rouge ! » Et ce n’est pas moi mais Peter Brook que le dit.
C’est vrai, on voit de belles scénographies avec beaucoup de moyens, des comédiens qui sont maquillés comme des voitures volées, qui parlent très fort. Je suis un peu dur, mais je me mets à la place d’un jeune. Depuis ces cinq dernières années, je sens les jeunes beaucoup plus ouverts à la diversité. Ça ne leur pose plus trop de problèmes, ce qui n’était pas le cas avant. Et en même temps, il y a une grande peur chez ceux qui sont nés en 2001. Ils se disent qu’ils aiment le théâtre, qu’ils aiment les concerts, les performances, la danse, mais qu’à n’importe quel moment il y a un gugusse qui risque de crier « Allah Akbar » et se faire exploser dans la foule. Il n’y avait pas ça avant. Je le sens lorsqu’ils me parlent. C’est une nouvelle donne. À la fois une ouverture et une fermeture à cause de la peur. Mais les deux avancent d’un même front.
LVG : C’est un peu paradoxal.
ST : C’est paradoxal, mais ceci dit, les ghettos sont partout. À Molenbeek comme à Uccle, à Seine- Saint-Denis comme à Neuilly... mais le pire des ghettos est celui qu’on a dans la tête, celui qui nous empêche de faire le premier pas vers l’autre et la pire des croyances c’est de considérer la sienne comme la plus supportable. J’ai fait un spectacle fin 2016 Les enfants de Dom Juan qui a été totalement boycotté à Molenbeek, par les idiots utiles de Philippe Moureaux (le grand calife du PS bruxellois), par le tissu associatif, par le pouvoir marocain et même par une certaine de la presse islamo-gauchiste. Il a fallu que la journaliste culturelle Catherine Makereel passe presque par hasard faire un reportage pour la
RTBF pour se rendre compte par elle-même du boycott. On a dû annuler les présentations deux week- ends de suite (ça ne m’étais jamais arrivé de ma vie) et c’est lorsqu’il y a eu le papier de Catherine Makereel qu’on a rempli finalement, mais les gens sont venus de l’extérieur, pas
de Molenbeek. Ça questionne quoi ? La question de la subversion. Pourquoi certaines communautés sont incapables d’être critiques ? Le théâtre, c’est l’esprit critique, il y a une fonction subversive dans le théâtre, non ? Si c’est pour mettre tout le monde d’accord, je ne vois pas l’intérêt. L’enjeu du 21e siècle sera, me semble-t-il d’être d’accord, de ne pas être d’accord. Nous devons apprendre à rire de notre propre sacré, du sacré de l’autre sans pour autant sortir les kalachnikovs. Je m’aperçois que les mentalités évoluent malgré les tensions, les clivages sauf quand il s’agit de l’immigration et de la diversité. Mais moi, je suis belge, je suis un citoyen belge et mes origines berbères du Maroc sont une richesse qui fait intrinsèquement partie de mon identité, mon identité plurielle. Nous savons tous qu’il n’y a pas une culture qui est supérieure, c’est à chacun de décider si aujourd’hui il se
sent plus Francophone, Flamand, Wallon, Berbère ou Bruxellois... En nous coulent toutes les cultures et toutes les civilisations. Le problème, c’est qu’avant d’arriver chez une personne, elle m’a déjà étiqueté donc la rencontre ne se fait pas ou lorsqu’elle se fait chacun reste sur sa grille de lecture.
Au cinéma, c’est comme ça. On ne dit pas : je cherche un comédien. On dit : je cherche un rebeu, type nord-africain. On ethnicise énormément. Je veux bien comprendre, mais qui en dehors de Peter Brook ou de sa fille l’a fait sur le plan théâtral ? Qui arrive encore à réaliser un spectacle qui démarre du particulier, pour in fine arriver à l’universel.
*
LVG : Les théâtres manquent donc selon toi à leur mission de service public pour la promotion de la diversité culturelle ?
ST : Je pense qu’avant de mettre le mot diversité, il faut mettre le mot culture.
LVG : Promotion de la culture diverse.
ST : Culture diverse, voilà, moi je suis pour, et pas « diversité ».
D’abord, il faudrait plus mélanger les genres, théâtres, danses, performances, musiques. Bien sûr, chacun a ses priorités, son cahier de charges, en fonction des subventions qu’il reçoit ou de ses affinités, mais la culture diverse, ça me convient. Parce que ça ouvre, on retire l’aspect ethnique, communautariste, parce qu’on parle de genre artistique, de manière de concevoir le métier, de l’appréhender, de le faire, de le partager, de le transmettre. Les nouvelles formes théâtrales, un art multifonctionnel, « multiartistique », multidisciplinaire, où on se donne le temps de sonder d’autres processus créatifs, d’autres formes théâtrales, chorégraphiques, artistiques, d’autres formes d’écritures aussi – et pas spécialement dans une espèce de pseudo art contemporain où on met beaucoup de pognon pour que personne ne comprenne, ce qui est très loin de la proximité ! Je suis pour cette diversité culturelle là. Parlons des femmes aussi. Comment les femmes sont utilisées au cinéma ? Elles sont trop souvent un corps avant d’être des comédiennes. C’est inacceptable ! Même les auteures écrivent pour les hommes. La diversité, c’est avant tout la mixité, c’est plus démocratique, plus juste, plus égalitaire. Mais l’un des gros problèmes est économique, c’est encore le nerf de la guerre, de toutes les guerres malheureusement. Il n’y a pas assez de pognon pour la culture, avec ou sans diversité. Mettons-y les moyens et vous verrez que tout va s’ouvrir, ou presque !
La culture manque à sa mission de service public parce qu’elle ne se donne pas assez les moyens, elle ne donne pas assez les moyens pour qu’on ait une culture populaire sans être populiste, ouverte, universaliste et non communautariste. Je ne suis pas spécialement pour monter les classiques, je suis pour retravailler les formes, découper, mettre de la vidéo, y insérer de nouvelles formes comme les arts urbains, changeons un peu nos paradigmes et nos représentations. Hamlet, par exemple, parle de notre condition humaine. Je n’ai pas besoin d’être anglais ou immigré pour comprendre Shakespeare. Je n’ai pas besoin de parler en arabe pour qu’ils comprennent l’immigration. Qu’on monte aussi Salman Rushdie. Qu’on monte Les Versets sataniques. C’est un peu obscur, difficile à monter comme histoire, et puis c’est un roman et non une pièce, mais pourquoi ne pas promouvoir ce type diversité-là ? Mais non ! On va surtout parler de la diversité qui ne fâche pas, qui fédère, qui met tout le monde d’accord, faussement subversive. C’est là que souvent je dis que la diversité est le cache-sexe ou le faux nez de la culture, parce que la culture, c’est la diversité même, c’est dans sa nature, son ADN, pourquoi réinventer la roue ? Je suis parfois en colère, mais je ne suis pas désabusé et encore moins aigri. Les choses avancent, chacun son rythme. Cela passe par l’éducation, par l’école. Par le truchement d’un spectacle, en leur parlant de leur histoire, des tirailleurs africains, sénégalais, à travers une petite histoire j’ai pu faire entendre à des écoliers la grande Histoire. Alors que certains professeurs m’ont fait la confidence qu’ils n’arrivent même plus à parler au cours de la Shoah ou de la théorie de l’évolution de Darwin face à des belges de cultures musulmanes ! Là, on va droit dans le mur, si nous y sommes pas déjà...
LVG : Tu as dit quelque part : il y a pire que la censure, c’est l’autocensure.
ST : Oui, dans un livre que j’ai co-écrit avec Nadia Geerts sur la liberté d’expression à l’usage de la jeunesse : Je pense donc je dis ?. Nous sommes dans un système d’autocensure aujourd’hui. En Belgique comme en France. Les gens, pour ne pas avoir de problèmes, s’autocensurent, sont dans une espèce de consensus mou. Les compromis à la belge ne me dérangent pas, c’est plutôt constructif, ce qui me dérange ce sont les compromissions, savoir à partir de quand tu te fourvoies, où sont tes limites ? Et on y est très vite ici en plus. Nous les artistes, on galère souvent, c’est quoi ce statut d’artistes, juste pour nous tenir la tête hors de l’eau ? Avec la menace de vous le retirer à tout moment. Sans tenir, compte de celles et ceux qui ne pourront jamais l’obtenir. C’est violent. Combien de comédiens sortent des écoles et n’ont pas de boulot ! Chaque année, c’est la croix et la bannière. Et pour les artistes femmes c’est encore plus précarisé, c’est une période très très courte et il y en a trois fois plus que les mecs.
LVG : Et donc quel est le rôle de l’école là-dedans ? D’un côté, tu critiques le fait qu’on oblige les élèves à aller au théâtre, qu’ils considèrent comme ennuyeux, mais d’un autre côté, c’est quand même un levier important d’apprentissage de la culture.
ST : Moi, toute obligation m’emmerde profondément, toute soumission aussi. « Renoncez à vous soumettre et vous voilà libre » disait Etienne de La Boétie. J’en ai fait une façon de vivre. Donc, ne jamais obliger, mais susciter la curiosité et cultiver les passions chez les jeunes, les accrocher. C’est-à- dire rendre un cours intéressant pour captiver le jeune, lui mettre à disposition tous les éléments qui poussent à la réflexion, bref l’outiller pour qu’il puisse penser par lui-même, c’est ça la fonction. Je suis moi-même le résultat de cet enseignement officiel, une prof de français (Madame Lecomte) m’a mis entre les mains des textes de Géo Norge. Cela a orienté le reste de ma vie. Je suis convaincu que dans une démarche similaire, les jeunes d’aujourd’hui iront vers plus de culture, plus de lectures, ils iront chercher des trucs beaucoup plus éloignés d’eux, s’ils en ont besoin, ils iront chercher des maths s’ils sont passionnés, de la philo, de la poésie, des sciences. Pour cela il faut toucher le cœur, l’affect, les émotions c’est le moyen le plus sûr et le plus direct pour que l’information arrive au cerveau... la société arrive bien a créé des consommateurs en masse pourquoi n’arrive-t-elle pas à créer des citoyens passionnés, curieux et solidaires ? C’est un travail de longue haleine, celui de la citoyenneté. Il n’y a rien de plus citoyen que la culture, il n’y a pas mieux. S’il y a bien une exception européenne, mondiale, c’est celle de la culture. Elle transcende tout, elle est un accélérateur à la compréhension du monde, elle fédère, elle questionne, elle fait rêver, elle est dans le partage, dans la communion. C’est pour cela que les religions ont tellement de succès, ça fonctionne parce que les gens sont touchés dans le for intérieur. On ne fait plus de grandes messes théâtrales. Je suis un grand consommateur de théâtre, j’y vais très souvent et je soutiens tous les artistes. Être artiste en Belgique, c’est faire de la résistance. Déjà, si vous êtes arrivés à faire votre projet, quel qu’il soit, moi je dis chapeau bas parce que c’est galère, même quand on a des moyens parce qu’on ne les a jamais vraiment. On dit qu’on les a, mais il faut continuer à avancer avant de vraiment les avoir. Toujours un peu cette épée de Damoclès... C’est fatigant, mais l’avantage c’est que cela nous rend sans doute plus créatifs et plus résistant à la morosité ambiante.
© Laurence Van Goethem et Sam Touzani, 2017