© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Ethnographie gourmande de la Ducasse montoise

Moussa Sow

Texte

[p. 243 version papier]  Dissipons un malentendu, pour commencer : je ne suis pas, parce qu’africain, investi d’emblée d’une sorte de connaissance anthropologique « innée », « instinctive » ou «naturelle» bâtie sur une fréquentation assidue des rites ou rituels anciens que je côtoierais tous les jours. Nous serions plutôt dans la situation inverse de cette position idéale. Ce qui me fascine en effet surtout dans la Ducasse, c’est sa qualité établie de vieille « institution » citadine.

En Afrique, comme partout ailleurs, il y a, il est vrai, de vieilles pratiques socioculturelles dont certaines sont même classées au patrimoine mondial immatériel de l’Unesco. Au Mali, pour me limiter à deux exemples, c’est le cas pour le « yaaral degal », traversée rituelle des troupeaux, retour de transhumance, en certains points de la berge du fleuve Niger et occasion festive pour les riverains. Il y a également les « Korèdouga », sociétaires des cultes des bouffons sacrés.

Si nous savons que l’un et l’autre élément de patrimoine culturel se rattachent à de vieilles pratiques dont ils sont des expressions, nous ne disposons pas de repères temporels attestant une profondeur historique indéniable. Dans le cas des rites pastoraux, on peut penser qu’ils rejouent des traditions anciennes, peut-être aussi anciennes que l’avènement en ces vallées de l’élevage lui-même.

Pour les sociétés initiatiques soudano-sahéliennes étudiées par les ethnologues de l’école de Marcel Griaule XX, comme celle des « Korèdouga », on dispose de nombreuses données qui ne permettent pas cependant de les historiciser vraiment, même si l’on sait qu’elles charrient également des traces de rites agraires et sociaux immémoriaux.

La Ducasse me fascine parce qu’elle dispose d’une traçabilité précise, attestée depuis le moyen-âge. Je suis fasciné par ce destin de huit siècles qui l’attache viscéralement, c’est le cas de le dire, à une cité et à ses vicissitudes [p. 244]  historiques, situations qui ne l’ont pas pour autant empêchée d’élaborer et peaufiner sa personnalité propre, son identité, au point d’apparaître comme une dimension incontournable de l’image de Mons elle-même.

On peut au contraire craindre que les rites africains, maliens en tout cas, n’aient été si malmenés par les soubresauts et ruptures historiques (ainsi que la mémoire en témoignant) qu’ils apparaissent comme des débris et lézardes de constructions monumentales dont ils ne seraient plus que de passables copies. Échos lointains de trames peut-être plus élaborées de fêtes et de rites, ou, à l’inverse, cristallisations rationalisées de traditions immatérielles et de « savoirs pratiques » ténus et disparates ayant été agrégés puis amplifiés, ils sont engagés, par le fait de leur inscription sur la liste du patrimoine mondial, dans une quête de renaissance des plus problématiques...

Quant à la Ducasse, même si elle n’est pas demeurée insensible aux évolutions imprimées par l’histoire, elle a su s’enrichir et se fortifier de la fuite du temps et gagner en force et en influence sur la société de sa cité. Je suis donc fasciné par la figure rassurante du passé qu’elle incarne parce que ce n’est pas un passé vaincu ou hanté par la perspective de sa disparition prochaine. C’est un patrimoine fort qui se dresse face au temps et qui évolue imperceptiblement avec lui, à l’image de cette jeunesse disséminée dans la foule qui le porte vigoureusement et passionnément lors de ses célébrations.

Le regard que je porte sur la Ducasse n’est pas celui d’un observateur qui bénéficierait d’une posture de surplomb, celle que me conférerait un sta- tut de sage africain dont les souvenirs seraient nourris de rites et fêtes bruyants certes mais aussi « authentiques » dans le sens de Lévi-Strauss ; j’entends au contraire recevoir les leçons que le « Lumeçon » pourrait me donner sur les vieux patrimoines de l’humanité, leçons que je partagerai à mon tour avec mes lecteurs.

Le regard d'un curieux
L’humilité de cette posture tient aussi à mes références propres. Dans mon institut, à Bamako, je me définis comme un chercheur par tradition orale qui s’intéresse à l’anthropologie politique, en particulier à travers les formations politiques soudano-sahéliennes anciennes. Je pars de l’idée de « champ politique » telle que l’a définie Jean Bazin à propos de Ségou XX et j’essaie de saisir ses « déterminants », en particulier ses figures institutionnelles, à partir non pas du centre mais des périphéries des empires.

Dans ce [p. 245] cadre, j’ai travaillé sur l’empire du Mali (XIIIe siècle), sur des productions textuelles, matériel épique célébrant ses gloires, que je me suis efforcé d’analyser. C’était l’objet de ma thèse, soutenue, il y a longtemps déjà, à Lyon, en France.

J’ai ensuite, mais bien plus tard, travaillé au Mali sur l’État de Ségou, sur les traditions orales ou, plus simplement, sur les informations qu’on peut encore collecter sur les dynamiques anciennes et intrinsèques de ses périphéries et réinterroger, grâce aux nouveaux éclairages ainsi apportés, le fonctionnement global, la « gouvernementalité », comme aurait dit Michel Foucault XX, de tout l’État.

En marge de ce centre d’intérêt, à savoir retour à partir des périphéries et des marges du « champ politique de Ségou », sur des données d’anthropologie politique des États soudano-sahéliens, à travers la documentation orale résiduelle, j’ai été mêlé à beaucoup d’autres choses, en particulier à une aventure d’ethnologie de la France et de l’Italie par des chercheurs du Tiers-monde, grâce à laquelle j’ai côtoyé des ruralistes européens, notamment belges, et bénéficié aussi d’un minimum d’immersion non seulement dans des villages européens mais aussi dans Bologne, vieille cité papale d’Italie.

De ce point de vue, j’ai pratiqué, simultanément parfois, des terrains africains et européens. Par conséquent, j’ai peut-être une capacité de distance quelque peu émoussée ou, si l’on préfère, je mobilise le même ef- fort de distance, ici et là-bas. J’ai certes touché à beaucoup de choses, mais je ne suis pas vraiment un expert des rites : cet aveu est nécessaire pour éclairer ma position d’ethnographe amateur, ouvert et disponible pour scruter tous les horizons du monde.

*

Venons en donc, et c’est beaucoup plus intéressant, à la Ducasse à propos de laquelle j’ai beaucoup de questions et peu de réponses, comme on le constatera.

Une rafale de questions, sémantiques et sociales
Première question : Lumeçon, Ducasse, Doudou et peut-être d’autres dénominations plus personnelles encore, plus idiosyncrasiques. De loin, à Bamako, je me suis demandé pourquoi des appellations différentes pour la même manifestation ? Comment cela s’est-il construit dans le temps et de quelles évolutions cela rend-t-il compte ? Est-ce le signe d’une appropriation joyeuse par certains segments du public de l’Institution ou est-ce, au contraire, celui d’une autonomisation forte, d’une personnalisation – personnification progressive, une « autoconstruction » de l’événement ? Est-ce une marque sémantique rendant compte de clivages sociaux ou d’événements [p. 246] « intimes » de la cité ? Sont-ce des hétéronymes ou des autonymes ?

 De près, je me suis aperçu que mes interrogations étaient pertinentes parce qu’elles faisaient l’hypothèse que des traditions différentes mais toutes authentiquement montoises ou de son voisinage, régionales en tout état de cause, avaient convergé et rendu possible une fusion, une harmonisation pourrait-on dire, dans un scénario synthétique respectueux des spécificités propres des diverses composantes.

Deuxième question : quel est le cadre social de l’événement ? La maigre documentation dont je disposais permettait de dire que Mons est une vieille cité. Par conséquent, le Doudou est une manifestation collective, populaire et urbaine. Cela signifie que les structures sociales, les institutions du pouvoir et tout l’habitus urbain influent sur le profil technique du cortège, c’est-à-dire sur l’ordonnancement des événements et des acteurs ainsi que sur les contenus véhiculés par le scénario général de la « fable » mise en scène.

Mais urbaine ne signifie pas citadine. La notion d’« urbain » suggère l’idée de profusion, d’hétérogénéité. La ville a des « ventres » et des « nœuds » car elle se développe en maquette de plus en plus « technostructurée » ; elle a aussi un centre et une périphérie et admet enfin un minimum d’échanges économiques et socioculturels avec sa couronne rurale, aussi longtemps que celle-ci existe. La ville, l’urbs, est grouillante et polyphonique. La cité, elle, est instituée et plus individuée. Il y a un ordre citadin, une épure citadine marquée par la sagesse de ses « bourgmestres », la touche « professionnelle » de ses corporations ainsi que le raffinement de ses arts et lettres. Les manifestations culturelles tendent à être des spectacles policés intégrés aux industries du loisir. Mais cette distinction s’efface lorsqu’il s’agit de caractériser les différences entre ville et campagne.

Certains auteurs ont opposé classes villageoises d’âges à classes professionnelles des cités. De cette différence entre structures et organisations sociales, se déduisent d’autres spécialités jusques y compris sur la nature des fêtes et cortèges qui se déploient sur l’un et l’autre espace, à la campagne et en ville. Tout cela est d’ailleurs exprimé dans les travaux des spécialistes des
ruralités européennes. Guy Barbichon XX par exemple résume bien les facteurs d’une culture urbaine en ces termes :

   « l’éloignement par rapport aux éléments « naturels », la concentration spatiale des individus et des classes, notamment des catégories sociales éminentes, et leur diversification, la position dans le système de production et la perspective que celle-ci ouvre sur la société [...]. La situation urbaine commande une spécificité de pratiques, d’institutions et d’œuvres les plus diverses. »

[p. 247] Et pour illustrer ces spécificités, Guy Barbichon prend l’exemple du Mois des dragons étudié par Marie-France Guesquin (Berger-Levrault, 1981) et nous introduit du coup aux caractéristiques les plus fondamentales de la Ducasse :

   « Les réjouissances citadines mettant en scène un animal fantastique apparaissent [...] comme spécifiques de la ville. Le dragon promené en effigie dans les rues rappelle un mythe de fondation selon lequel le saint protecteur de la cité a soumis et domestiqué un monstre dévastateur venu des campagnes. Rien dans les riches festivités rurales ne correspond à ce modèle où se combinent le mythe et le rite d’unité citadine, de protection de la ville et de l’assujettissement de l’espace extra muros. Si par
exemple, le Carnaval rural fait surgir des monstres, ceux-ci se déploient, semant une terreur amusée, sans donner lieu à la célébration d’un combat collectif XX. »

Cette citation ouvre à de nombreuses questions de recherche : En tant que manifestation citadine, dont les traits discriminants majeurs ont été implicitement énoncés ci-dessus, quelle place occupe le Doudou dans l’industrie du tourisme ou du loisir ?
Quelles règles de son ordonnancement signalent-elles son caractère policé et encadré de telle manière qu’il se différencie du carnaval ou de toute autre frairie paysanne en son « désordre » ? Quelles classes ou couches sociales valorisent-elles ? Quels métiers et corps de métiers se mobilisent-ils pour sa production ? Jusqu’à quel point constitue-t-elle un enjeu politique pour les cercles dirigeants de la cité ? A-t-elle une résonance locale, régionale, nationale voire internationale rejaillissant sur la cité ? Quel est le profil social de ses organisateurs, acteurs, public ? En quoi et jusqu’à quel point mobilise-t-elle la presse locale, régionale et nationale ? Quelles sont ses retombées économiques, sociales et culturelles ? Qui sont les bénéficiaires de ces avantages ? Qu’implique sa nature de mythe de fondation et de protection citadine ? Quelle est la trame du scénario de la procession et quelles évolutions ont été admises et pourraient être admises ? Comment sont sélectionnés les acteurs et gérés (c’est-à-dire fabriqués, entretenus, sélectionnés et entraînés) les personnages principaux (dragons, saint victorieux et les différents adjuvants dans le processus de « l’agon », du combat...) ? Quels sont les rôles et fonctions majeurs des actants ?

On peut tenter de répondre à certaines de ces questions après avoir assisté à la « Ducasse rituelle », je le ferai plus loin, mais il est beaucoup plus difficile de le faire sans avoir vu une édition du Doudou.

L’Afrique en contrepoint
Troisième question qui est aussi une réponse provisoire : que pourrais- je dire sur la Ducasse si je mobilisais un savoir africain ou africaniste et [p. 248] m’autorisais ainsi à la comparer avec des célébrations populaires de là-bas ? Les développements antérieurs sur les spécificités des rites citadins comparés aux productions « folkloriques » villageoises indiquent le caractère arbitraire d’une comparaison s’exerçant sur des cadres sociaux différents. Ce qui suit a par conséquent un caractère anecdotique, c’est un « bavardage » divertissant, une digression qui se veut plaisante. Il sera possible après d’en tirer d’éventuelles implications « scientifiques ».

Lorsque Florian Vallée, le réalisateur du film Les Combattants du Poil sacré (2015) XX qui a fait appel à moi comme consultant, m’a indiqué que « Lumeçon » évoquait une sorte de « limace », l’image de l’escargot et de ses usages ludiques dans certaines régions du Mali s’est imposée à moi et je me suis dès lors documenté à nouveau sur ce qui se rapportait au « Kotè », c’est-à-dire à un terme renvoyant à ensemble de pratiques et de célébrations plus ou moins ludiques évoquées, plus ou moins parfaitement, par la notion d’escargot.

Il apparaît ainsi que le « kotè », « l’escargot », est d’abord un petit jouet pour jeunes enfants. L’escargot, vidé de sa chair, est refaçonné en petit objet de forme ovale que les enfants font vriller en lui imprimant un mouvement circulaire de leurs doigts. Les joueurs s’exercent ainsi à l’habileté manuelle et entrent aussi en émulation avec ceux de leur classe d’âge. Se tisserait progressivement une socialisation reflétant, d’une certaine manière, les règles dominantes au village : coopération, émulation, hiérarchie n’excluant pas distinction et réputation acquises par la maîtrise à un haut degré, ou par le talent simplement, dans un domaine valorisant de l’activité économique ou sociale...

Le « kotè » est aussi un style musical et chorégraphique de la place du village lié à la classe d’âge des plus jeunes. Si cette manifestation est encadrée par des adultes, elle reste une occasion pour les fillettes et les plus jeunes garçons d’exécuter des pas de danse qui sont aussi de véritables prouesses sportives où souplesse du corps et endurance physique sont nécessaires, sur un fond de rythme soutenu de tam-tam. Les deux principaux cercles de ce spectacle sont en effet, après celui des musiciens, ceux des très jeunes filles et garçons. On a ici l’image de cercles concentriques évoquant la petite carapace ronde et striée de l’escargot lui-même.

La troisième déclinaison du genre « kotè » est le théâtre satirique. C’est une frairie à l’échelle de tout le village. Les productions théâtralisées mettent en scène non seulement les autorités du village mais aussi toutes les autres couches sociales en stigmatisant les « mauvais comportements », dont les querelles intrafamiliales ou de voisinage longtemps tues, recherchant ainsi le dénouement des tensions au sein de la structure sociale. Les personnages féminins sont joués par des hommes travestis en femmes.

[p. 249] Autour du koté, cérémonie initiatique...
Une quatrième et dernière occurrence de « l’escargot », peut-être la plus importante, apparaît sous la forme d’une cérémonie rituelle, à périodicité septennale, par exemple. Pour illustrer cette dimension du « Kotè », je m’inspirerai des travaux que mon regretté collègue et ami de l’Institut des Sciences Humaines de Bamako, feu Maximin Samaké, a consacrés aux septennales du Kotè, dans le village de Fani, au centre du Mali.

Le rituel du kotè se ramène à un ensemble de séquences initiatrices en faveur de jeunes garçons déjà circoncis, entre six et dix ans, à un rite de passage visant à les inscrire dans une des « classes » de la société initiatique « kotè ». C’est un « grand prêtre initiateur » résidant dans un village voisin qui vient, tous les sept ans, initier plus d’une centaine d’enfants au « Kotè », ce qui leur permettra d’évoluer vers d’autres sociétés initiatiques.

Les séquences proprement initiatiques sont secrètes et l’on ne dispose d’aucune information s’y rapportant parce qu’il est interdit de divulguer leurs contenus. Il y a cependant de nombreuses festivités organisées autour du « noyau » frappé de secret, pendant une semaine. Ces « festivités » se distinguent par leur caractère populaire et Maximin Samaké parle du « caractère semi-public » des célébrations. Il distingue sept séquences dans le cérémonial qui sont autant d’épreuves pour les impétrants ou de réjouissances populaires jalonnant ces épreuves. Chaque étape initiatique figurée par un combat, met en présence deux camps, avec des actants investis de fonctions opposées. Les adjuvants des néophytes cherchent à les protéger des rigueurs des épreuves, des « maltraitances » rituelles, tandis que leurs antagonistes, « initiateurs négatifs » multiplient à l’envi des obstacles venant s’ajouter aux épreuves proprement dites.

Ainsi, parmi les « méchants », on peut citer les « monyontigi » porteurs de bûches enflammées hautes de trois à quatre mètres. Ils tentent de toucher certaines parties du corps des impétrants de leurs flammes au cours du « kotèkoron », épreuve du feu ; les Korèdouga sont des « bouffons sacrés » qui suivent les cortèges, avec leurs gourdes remplies d’excréments. Lors des combats rituels, ils tentent de déverser le contenu « irrespirable » de leurs gourdes sur la foule et les néophytes ; quant aux « kotèsula » ou « singes du Kotè », « ils portent, attachées au bout de leurs bâtons des boules de chiffons contenant une poudre lacrymogène, mixture de piment et de cendre. Ils secouent leurs bâtons en frappant dessus avec des morceaux de calebasse pour répandre sur les acteurs du combat la poudre irritante. Ils tentent aussi de casser les morceaux de calebasse sur la tête des néophytes » XX...

[p. 250] Les « bons » sont les « dentigi » ou parrains qui accompagnent et protègent les nouveaux initiés dans leurs diverses retraites. Ils empêchent également les « porteurs du feu » de « brûler » les enfants. Et, de même que les « kotèsula » apparaissaient comme des doublures des « korèduga », de même les « fasiriman » ou « bunberetigi », porteurs de longues fourches de « bunbun », bombax cestatum, sont les doublures des parrains. Ils protègent en effet les « Kotèden », « enfants du kotè » ou néophytes contre les attaques des « Korèduga » et des « kotèsula », « vautours du Korè » ou « singes du kotè ». Les « kalatigi », porteurs d’arc, sont aussi des adjuvants qui miment un combat à l’arc contre les « méchants ».

À ces acteurs « positifs » du rituel, on peut ajouter les « femmes du kotè », « kotèmuso », officiantes des cérémonies aux pourtours du Kotè ; elles chantent et dansent selon les mélodies et chorégraphies spécifiques du kotè et portent de l’eau qu’elles versent périodiquement sur les enfants pour les rafraîchir ; elles ne s’approchent cependant pas du combat et opèrent sur les marges des « séquences sécrètes » du cérémonial. Des « mères de jumeaux » sont membres de ce groupe. « Les femmes du kotè » organisent également une procession qui traverse tous les quartiers du village. Aux « femmes du kotè » font pendant les « pères » des « enfants sociétaires du kotè » qui encadrent et protègent les enfants tout au long du rituel...

Parmi les moments forts du kotè, il y a la séquence du « kotèbugo », de la flagellation : « les claquements de fouet résonnent en même temps que la musique des tam-tams. Les officiants crient en écho à ces claquements de fouet que, de l’avis des populations, des pratiques occultes rendent plus forts » XX. Le kotè, dans certaines interprétations qui en sont faites, est parfois tout entier réduit à cette séquence : il est considéré comme un rite de fustigation destiné à fortifier le « corps et l’âme » des plus jeunes garçons du village, rite préfigurant la grande société initiatique du korè, décrite par Dominique Zahan XX.

Je n’irai pas plus avant dans la description du rituel, son caractère à la fois foisonnant et syncrétique étant bien compris : c’est un réceptacle de principes d’éducation physique et morale des jeunes enfants transfigurés par des traditions initiatiques liées à des groupes socioprofessionnels ruraux les plus divers et s’exerçant dans des cadres sociaux rythmés par le calendrier saisonnier des villages. On peut faire de nombreuses autres hypothèses sur les sens du « kotè » qu’il serait fastidieux de développer ici...

[p. 251] ... comme autour du combat du Lumeçon
Je pense cependant avoir évoqué quelques situations qu’on peut appliquer également au Doudou. Ainsi l’idée de cercles ou demi-cercles concentriques qui semble présider à la structure de la foule ; le souci d’impliquer le public en ses différents segments à travers des manifestations « secondaires » personnalisées ; la présence d’un « folklore » associé comportant : un lexique spécifique des acteurs, des séquences rituelles ainsi que des prières rituelles qui les accompagnent ; un répertoire musical et chorégraphique ; des costumes, couleurs et personnages qui concourent à faire de ces manifestations populaires des microcosmes sociaux dotés d’une identité forte.

Kotè et Ducasse ont quelques affinités dans leurs détails sur lesquelles je reviendrai, mais je voudrais d’abord insister sur le fait que les rites ne sont quand même pas interchangeables et que malgré le foisonnement de gestes et énoncés qui tendent à les confondre, chaque rite se distingue en effet des autres par son intérêt propre.

Pour éviter de donner dans la typologie, entreprise indécidable, j’évoquerai rapidement un mythe de fondation soudano- sahélien et examinerai quelles affinités éventuelles il pourrait avoir avec la Ducasse ou, au contraire, en quoi il s’en sépare, en admettant, avec les éclairages apportés par Marie-France Guesquin dans Le Mois des dragons, que le Doudou s’est bâti autour d’un mythe de fondation-protection de cité. On verra bien vite que les différences sont considérables, si l’on s’en tient aux données de surface.

Comparaison n’est pas (toujours) raison
« Koumbi Salé, dans le Sahel occidental, était la capitale de l’empire du Wagadou, jusqu’au XIe siècle. La cité était protégée des cycles de sécheresse par un python tutélaire géant auquel il fallait sacrifier tous les ans une fille nubile et vierge. Lorsque ce fut le tour de Sitan Yatabaré d’être offerte à la bête, Mamadou Kotè, son fiancé, se révolta et tua le monstre à sept têtes qu’était devenu le python en furie. Après ce sacrilège, une grande sécheresse s’abattit sur le pays pendant sept années et provoqua la dispersion du peuple du Wagadou vers l’ouest et le sud, dans les vallées adjacentes aux fleuves Sénégal et Niger ».

Ce mythe, que j’ai ainsi résumé, est généralement analysé comme une catastrophe signalant la fin du célèbre empire ouest-africain du Wagadou, au XIe siècle. En réalité, il peut aussi être interprété comme une dispersion-annexion par l’empire de nouveaux territoires (Gadiaga, Guidimaxa, Tringa...) plus hospitaliers, avec une reconfiguration des pôles écologiques et économiques qui favoriseront l’émergence d’une nouvelle dynamique historique autour des fleuves et de leurs vallées. C’est donc aussi un [p. 252] mythe de refondation-protection, sur des bases plus pérennes, de cités voire d’États.

Une variante plus pastorale de ce mythe existe, qui autorise également une telle lecture : « Tyanaba (ou Tyamaba), être mi-homme mi-serpent, vivait caché dans les profondeurs d’un campement d’élevage de bovins. Son frère jumeau, homme ordinaire quant à lui, apportait, dans une totale discrétion, sa ration quotidienne de lait. L’épouse de celui-ci, femme soupçonneuse, le suivit un jour et surprit son manège. Tyanaba constata la violation du pacte, à savoir que son frère jumeau humain devait le préserver d’être vu d’une femme. Il décida par conséquent de disparaître, mettant du coup fin à son alliance avec son frère. Or Tyanaba était le propriétaire primordial du bovidé dont il avait confié la garde à son double humain. Son éloignement du lieu profané devait entrainer également la fin de l’alliance entre humain et bovidé. Dans un sursaut de magnanimité, l’homme-serpent décida d’être généreux : il ordonna à son jumeau de frapper d’un bâton sacré autant de bêtes qu’il pouvait atteindre. Celles-ci, ainsi épargnées par la débandade, resteront à demeure tandis que les innombrables autres suivront Tyanaba dans sa course éperdue et tortueuse à travers brandes et landes jusqu’au point où elles s’engloutirent avec lui dans les eaux profondes et pures du Delta du fleuve Niger ».

On peut ajouter à cette trame du récit que l’itinéraire de la migration du serpent-homme est figuré par les vallées ondulantes du fleuve Niger où, au plus fort des intempéries, règnent humidité et pâturages abondants. D’ailleurs les pasteurs avisés ne s’éloignent guère de ces vallées « ouvertes par la déambulation mythique de Tyanaba ». Et lorsqu’ils viennent à en s’éloigner, ils recherchent partout et toujours, entre savane et Sahara, des écosystèmes similaires, tout comme s’ils s’obstinaient à suivre les traces de ce fabuleux ancêtre qui apparaît ainsi sous les traits d’un initiateur...

Nous voilà entraînés bien loin du Doudou dont les lieux évocateurs sont des églises et des places citadines monumentales autant pérennes que splendides. Le mythe ouest-africain que je viens d’évoquer est un mythe d’origine, une légende justifiant ou expliquant la genèse d’itinéraires de dispersions et de peuplements. Il indique la fin d’un ordre et annonce un autre, en ouvrant à une possibilité d’histoire après un cataclysme dévastateur.

Tout comme dans le carnaval, il y a inversion des rôles (la bête qui recevait des offrandes est tuée ou disparaît), il y a du mouvement et du « désordre » figurés par la débandade générale survenant après cette inversion du cours normal des choses, mais le désir d’avènement d’un autre ordre ne se réalise pas vraiment, il reste virtuel car l’accent est mis sur un chaos résultant d’un sacrilège. La Ducasse, clairement, célèbre, elle, la fondation, la protection et le développement d’une cité : au regard des velléités de destructions et refondations [p. 253] évoquées ci-dessus, la fondation de la cité, figurée par un combat collectif et victorieux sur le monstre, s’instaure grâce à un geste inspiré par une grande détermination et sous de saints auspices.

Ce combat contre l’incarnation d’une nature sauvage et menaçante instaure définitivement un ordre citadin qui sera toujours jalousement défendu par des édiles et des corporations de métier à large spectre et hautement spécialisés. Nous sommes donc dans une configuration symbolique différente, et si l’on veut persister dans une posture de comparaison et si on reste au Mali, il faudrait plutôt songer aux récits de fondation de Djenné ou de Tombouctou, villes religieuses et commerçantes ayant des saints patrons islamiques.

On s’en tiendra là sur ce chapitre, qui suffit sans doute pour illustrer la complexité d’une démarche comparatiste et montrer en particulier qu’un mythe de fondation comme la Ducasse se sert de matériaux qu’on appelle ici, à Mons, « folkloriques » du type que je viens d’évoquer mais qu’il ne s’y réduit pas.

Dans le processus de son élaboration, il retient les éléments qui font sens dans une conjoncture historique déterminée de la cité et les réorganise dans des canons formels en congruence avec les sensibilités politiques, sociales, artistiques... du moment. Le Doudou a connu des évolutions contemporaines quant à son cérémonial : en particulier la Ducasse et le Lumeçon ont été combinés, fusionnés et des personnalités locales marquantes comme Georges Raepers ont réformé tout ou partie du scénario.

Pour faire court, ils ont standardisé et formaté le Doudou de telle manière qu’il conserve et même amplifie son audience. On peut dire qu’ils l’ont « modernisé » dans un contexte de massification du public et de mondialisation de la culture. Mais tous mes développements antérieurs tendaient à suggérer, que dans le fond, il en a toujours été ainsi : pendant ces huit siècles, la cité s’est certainement plusieurs fois réapproprié les composantes de ses traditions et de sa mémoire, du reste constamment réorganisées par le fait même de leur évolution, pour les adapter aux tropismes socio-culturels successifs de son histoire.

Du point de vue de la longue durée, les actes réformateurs de Georges Raepers ou de la Ville, lorsque celle-ci décide de regrouper sous le label « Doudou » les célébrations montoises qui se déroulent le week-end de la Trinité, viennent s’ajouter vraisemblablement à beaucoup d’autres (dont la plupart sont méconnus) qui ont permis aux traditions véhiculées oralement de fusionner en rites syncrétiques ayant traversé le temps.

Le Doudou actuel est en résonance avec la modernité montoise en même temps qu’il s’efforce de la porter, d’être en tout cas un de ses piliers, en contribuant à conforter son identité et sa prospérité économique, donc son rayonnement régional, national et international. Ses labellisations actuelles pourraient être comprises [p. 254] comme l’expression d’une volonté renouvelée d’être en phase avec son environnement économique, social et culturel actuel, avec son « monde ».

Notre voyage-détour intercontinental aura permis, espérons-le, d’éclairer certaines des dimensions de la Ducasse, celles qui ont trait au type de récit de fondation auquel elle se rapporte, et à la logique toute citadine de son évolution, dans le sens qu’une cité est une entité historique particulière qui sait faire flèche de tout bois – à l’intérieur de ses murs où elle a jadis protégé ses merveilleuses corporations, avec cette créativité polie et policée qui les caractérisait et qui a assuré, à des moments déterminés de l’histoire, notamment les périodes de paix, son développement.

Mais elle a su également s’enrichir de ce qui est appelé son « Borinage », la couronne de bourgades qui l’entourent, espace qui, dans un passé lointain, était plutôt rural. C’est là que Mons prélevait de la main d’œuvre mais aussi recevait et recyclait sans arrêt un folklore ainsi que tous les savoir-faire d’ordre artisanal ou autre.

Au coeur d’une industrie culturelle
Mon expérience est aussi celle d’une « chambourlette », outsider invité, qui a vu et ressenti, mais aussi entendu ou (peu) lu grâce à l’hospitalité de Florian Vallée et de nombreux autres Montois rencontrés en une vingtaine de jours. Les réflexions qui en découlent, celles qui suivent immédiatement comme le panorama plus impressionniste proposé plus loin (« la Ducasse en miettes »), sont en continuité avec celles qui précèdent.

Elles s’articulent sur l’idée que le Doudou est un exemple d’industrie culturelle réussie.

C’est un secteur fort et dynamique d’une industrie du loisir mondialisée, qui, d’ailleurs est appelé à jouer sa partition de manière plus accentuée encore dans la perspective de faire de Mons une capitale européenne de la culture. Le Doudou, en ses diverses composantes, est en effet un label attractif qui trouve des applications dans le commerce, le design, le tatouage...

Je dois confesser que je fais ce constat, positif et réjouissant pour moi qui ai longtemps travaillé dans un ministère de la culture, parce qu’il est également question en Afrique de promouvoir des industries culturelles pour non seulement contribuer à la richesse générale, en valorisant cette ressource, mais aussi et surtout pour que les artistes, en particulier, puissent vivre et s’épanouir, par leur talent.

Et si j’avance que le Doudou est un maillon fort d’une industrie culturelle puissante, c’est de manière comparative, aussi. Les leçons que me donne le Doudou à cet égard, c’est-à-dire en matière d’ingénierie culturelle, sont au moins au nombre de trois.

Premièrement, il faut un centre de décision fort, qui détermine des stratégies évolutives et toujours pertinentes, c’est-à-dire, en bonne résonance avec l’environnement politique et économique régional, national et mondial,
[p. 255] y compris, pourquoi pas, en s’en protégeant. À Mons, il y a en effet des autorités de la Ville, des institutions religieuses ainsi que de nombreuses « bonnes volontés », associatives, culturelles, sportives qui portent la cérémonie rituelle avec beaucoup d’engagement et de ferveur et qui veillent par conséquent à lui donner la vigueur d’une institution ayant vocation à conforter l’identité patrimoniale de la cité et à en fixer une image attractive et constructive.

Sans ce premier cercle, qui ne saurait par ailleurs s’isoler de l’opinion publique, les réformes nécessaires ne seraient pas prises à temps ni données les impulsions quotidiennes et multiples nécessaires à la vie du Doudou, en particulier entre deux éditions. C’est la garantie que la manifestation culturelle continuera à traverser le temps tout en restant par ailleurs populaire et festive.

Faire Ducasse pour que vive la ville
Deuxièmement, on peut en effet constater que le Doudou est populaire, convivial et festif.

Comme je l’ai souvent entendu, le Doudou c’est l’avènement d’un temps de grâce, c’est la suspension du geste ordinaire dans son oscillation perpétuelle entre le travail et le repos ainsi que la vie et la mort ; c’est la célébration d’un hors-temps de fête et de communion où le pacte social est régénéré et où est idéalement réactivée la chaîne ininterrompue des générations « ayant fait ducasse ». L’identité se trouve ainsi confirmée et réarmée pour de nouveaux défis. Mais ce qui fait sens ici, ce n’est pas l’effet carnaval, c’est à dire un renversement des rôles et fonctions dans l’espace-temps de la fête : c’est le renouvellement du pacte citoyen de solidarité et d’entraide fervente pour que resurgisse, au moyen de la perfection rituelle, le miracle montois.

Ce miracle est celui, scellé aux origines, par une sainte fondation et dont la grâce, telle la miraculeuse nuée des sueurs et souffrances des acteurs de la « Ducasse rituelle » mêlées à la ferveur de la foule, le tout s’élevant au-dessus de la Grand-Place, est destinée à se répandre sur Mons et à le protéger éternellement. Encore une fois, le pacte citoyen, est ici, ailleurs et dans son principe, un pacte particulier, c’est un contrat exigeant de « civilisation » qui se réalise à travers une civilité instruite et vigilante. C’est donc une exigence de performance.

Aussi ce qui lie et relie les Montois c’est de réussir ensemble la Ducasse autant que le Lumeçon, métaphores de leur solidarité agissante, depuis des temps reculés, pour la prospérité dans la paix de la Cité commune. Ce que je dis là est du reste bien fade à côté des expressions fortes employées par les Montois « qui font Ducasse » et qui témoignent de leur ferveur exceptionnelle, à cette occasion. Ainsi « faire Ducasse », entre autres acceptions, c’est accueillir ce moment de grâce en aménageant son temps de travail et de vie de telle manière que le moment festif [p. 256] l’emporte et qu’il se manifeste pleinement par les repas familiaux élargis aux membres qui habitent ailleurs, aux amis et aux « chambourlettes ».

Je suis cependant bien conscient de la diversité des modes festifs : ici comme ailleurs le public est composé de plusieurs segments qui renvoient à la diversité sociale urbaine.

À l’occasion des entretiens organisés par l’équipe de Florian Vallée lors du tournage de leur film documentaire sur la Ducasse a organisés, j’ai été frappé par la diversité des tonalités dans les témoignages. En particulier, certains des représentants de vieilles familles avaient la nostalgie du temps où la Ducasse était à échelle montoise et à célébration familiale. La massification du public, figure parmi d’autres de la mondialisation de la culture induisant une certaine standardisation des produits culturels, rendait, à leurs yeux, la Ducasse aliénée et de plus en plus dépouillée d’une sorte de saveur identitaire qui l’accompagnait.

D’autres en revanche étaient en phase avec le développement continu de la modernité urbaine, avec une créativité « multidimensionnelle » qui trouvait un prolongement dans la « bigarrure » de la foule de la Ducasse et dont tâchaient de tenir compte les organisateurs du Doudou.


Troisièmement, une célébration culturelle de cette ampleur a d’autant plus de chance d’être réussie qu’elle est portée par un public averti, éduqué à l’accueillir et à la protéger. Il faut créer un « marché » (au sens le plus noble) de la culture, là où il est embryonnaire, et l’élargir, là où il existe.

C’est, me semble-t-il, le cas à Mons. Cela commence à l’école où l’on apprend déjà à faire des coloriages du Car d’Or, de saint Georges et, semble-t-il, plus fréquemment, du dragon, et se termine sur la Grand-Place où le public, parfaitement instruit du cérémonial, de ses séquences majeures voire de son symbolisme, devient l’acteur autant que le destinataire de l’apothéose finale. Entre ces deux moments, des associations et autres organisations plus ou moins spécialisées, à travers tout un outillage pédagogique, ont porté le message et disséminé dans le public la bonne parole citoyenne dont les mots-clés sont ceux-là même de la Ducasse rituelle, à savoir respect, solidarité et convivialité.

Le slogan : « Durant la fête, je suis Doudou », que j’ai vu accroché dans les rues, exprime bien ce désir de participation citoyenne. Cela ne veut pas dire que les gens vivent le Doudou comme une mécanique qui leur serait extérieure. C’est au contraire tout cela qui permet à chaque citoyen montois d’inventer et de réinventer son Doudou, d’entretenir une relation charnelle avec lui, de le vivre sincèrement « avec ses tripes » et son « cœur ».

Je ne suis, je le répète, qu’une « chambourlette », c’est-à-dire le plus humble des néophytes. Je n’ai pas bien sûr abordé de nombreuses autres dimensions du Doudou dont la richesse est bien reflétée par le livre érudit publié [p. 257] sous la direction de Benoit Kanabus XX.

J’ai préféré m’en tenir à un jeu de miroir entre Afrique et Europe, fondé sur la prise en compte de la longue durée et de la tradition orale.

On terminera par un rapide retour de l’autre côté du miroir. Grâce à la Ducasse, j’ai mieux compris pourquoi les officiantes des pourtours du Kotè portaient de l’eau pour rafraîchir les jeunes néophytes : c’est probablement pour atténuer la très forte chaleur de l’atmosphère du rite, à l’instar de la nuée miraculeuse qui s’élève sur la Grand-Place de Mons lorsque les esprits, les cœurs et les corps y ont communié dans une grande ferveur.


Ne peut-on y voir une illustration du proverbe du Mali qui dit : « tulon tè sèbè sa », c’est- à-dire : « Lorsqu’on joue, on n’en reste pas moins sérieux », autrement dit, il y a une continuité entre le jeu et le sérieux, ou, si vous préférez encore, entre le profane et le sacré ?

*

[p. 259] LA DUCASSE EN MIETTES :
LIGNES DIRECTRICES ENTREVUES, PROVISOIREMENT
ET PAS DANS LE BON ORDRE
XX

Le dragon est devenu une sorte de mascotte, très sympathique au demeurant, de la cité
Cette idée peut être illustrée par sa labellisation dans les vitrines et produits de commerce ainsi que dans l’éducation. On peut y ajouter la place qu’il tient dans les coins trophées ou autres des intérieurs domestiques. Le public l’a adopté et lui a conféré une onction de « sainteté », quasiment. Si je n’avais pas peur de heurter certaines consciences, j’aurais dit qu’il y a trois saints dans cette affaire, à savoir sainte Waudru, saint Georges et le dragon.

Célébration de l’identité, des racines, comme partout ailleurs dans le monde
« La ducasse, c’est le chant national des Montois. Quand on a du chagrin on chante le Doudou et on devient gai ; quand on a peur, on chante le Doudou et on devient brave. Le Doudou est une vieille marche au son de laquelle nos pères, au XIVe siècle, allaient au combat ». Extrait d’un vieux livre sur le Doudou. Idée de Nouvel an montois. Les idées sur les miracles liés au Doudou, celles sur le crin annuel porteur de chance, sur les trophées porte- bonheur en général, « Dieu est montois »... tout cela fait écho à un patrimoine de traditions populaires véhiculées oralement et qui résonnent d’une manière ou d’une autre dans le Doudou.

Faire la fête avec le moins de risque possible
Implication des cercles dirigeants de la cité ainsi que des institutions régionales et nationales pour rendre sûre et pérenne la manifestation sans lui enlever pour autant son caractère populaire. L’implication du public pour ce faire, à travers le tissu associatif par exemple, est effective à tous les niveaux de la décision.

Pression de nouvelles convivialités urbaines sur la ducasse rituelle
On a évoqué avec nostalgie un Doudou à échelle petit Mons et non grand Mons, avec des rituels de célébration à échelle familiale et en prise avec des traditions folkloriques très locales. Idée aussi que le scénario actuel est compliqué ; avant on faisait plus simple, avec deux points d’attraction [p. 260] principaux, à savoir Ducasse et Combat. « Les ¾ des gens parlaient le patois », selon un de nos informateurs. Même les chambourlettes étaient des gens de la famille. Pression également de la mondialisation, en particulier à travers les nouveaux moyens de communication, avec l’émergence d’une audience à échelle planétaire.

Relations très personnelles avec le doudou
Il y a possibilité d’inventer ou de réinventer son Doudou : on peut se tenir à distance, dans des cafés ou dans des rues et observer de loin en se laissant porter par une atmosphère festive ; on peut être plutôt « montée de la châsse », «combat », « processions » « concert de musique militaire », « feu d’artifice », donc privilégier une séquence particulière du scénario rituel ou des pourtours (c’est-à-dire les autres manifestations rituelles) ou combiner des séquences particulières qu’on aime bien ; il y a donc des possibilités infinies de créativité autour de ce que tout le Doudou offre. On peut donc créer de la convivialité à sa propre échelle, selon son propre désir. On peut « faire Ducasse » de plusieurs manières. Et cela est aussi miraculeux car ça exprime bien la diversité du tissu social urbain.

Effet magnétique du doudou sur le cercle des acteurs et de leurs proches
Ici on pourrait, quand on pense aux travaux de Durkheim ou de Godelier, parler de la Ducasse rituelle comme d’un culte, avec ses « sacra » et « ses objets satellites ». Pour faire simple, on dira que ceux qui sont les plus proches des objets du rituel vouent une dévotion particulière, une ferveur quasi religieuse au Doudou ; l’un d’entre eux a déclaré que c’est dans « les tripes, c’est dans le cœur, et c’est difficile à exprimer »...

L’arène du combat et la corde comme centres
La corde, c’est là que se trouve le premier cercle du public. Chaque « combattant » vit le combat à sa manière et le spectre des réactions est large. C’est à ce niveau bien documenté lors du tournage qu’il est difficile de trouver une ligne directrice car il s’agit d’individus ayant des personnalités affirmées et chaque cas présente un intérêt propre. J’ai relevé des choses comme : importance de la condition physique ; il faut une « passion » de la corde, on pourrait dire une « addiction » pour la corde ; il y a un jeu de rôle au sein de groupes de mieux en mieux organisés pour « faire » du crin ; le respect des règles est proclamé mais est-il réellement appliqué, autrement dit le combat est-il réellement un combat contre soi-même ? N’y voit-on pas pointer des formes, plutôt atténuées, de la « violence » urbaine classique? Le [p. 261] combattant ne nourrit-il pas un désir de reconnaissance par son entourage, une volonté de se distinguer par ce moyen ?

Les spectateurs, la foule
Plusieurs cercles concentriques qui « font Ducasse » à leur manière, généralement en petits groupes. Plusieurs stratégies, plusieurs attentes. De manière générale, je me représente la Ducasse comme une structure en entonnoir dans la plupart de ses moments forts mais aussi du point de vue de la stratification sociale. Ainsi la descente de la rue des Clercs et le débouché sur la Grand-Place évoquent un goulet qui s’élargit de plus en plus à la foule des spectateurs. Cette foule elle-même s’élargit de plus en plus à partir de l’arène et des cercles qui se forment. De manière plus générale, cette foule est composée par Mons et son Borinage, donc, là également, élargissement progressif à partir d’un goulot. Ce n’est là qu’une intuition, qui mériterait d’être étayée par une réflexion plus soutenue mais il est possible de l’étendre à d’autres situations se rapportant au Doudou.

Importance de la musique et de la chanson
Là, je dirais simplement que la musique du Doudou et surtout le rythme de base qui la soutient, n’est pas très éloignée des musiques qui provoquent la transe dans une des régions du Mali où je les ai entendues plusieurs fois.

« Interaction entre la cité spirituelle et la cité temporelle »
Je reprends ici une expression d’un Montois rencontré dans le cadre du tournage du film de Florian Vallée et si j’aborde cette dimension à la fin j’aurais pu commencer par là car la descente de la Châsse, la montée du Car d’or et l’impressionnante procession autour de saints personnages dans des costumes anciens et magnifiques, associés au combat du Lumeçon, montrent que cette dimension religieuse et patrimoniale justifie largement le classement de la Ducasse dans le patrimoine mondial. Elle expliquerait également la si forte ferveur du public ainsi qu’une morale liée aux célébrations et dont les mots-clés pourraient être : respect, solidarité, fraternité...



Moussa Sow
Bamako, Institut des Sciences humaines du Mali


*

NOTES

1. L’ethnologue français (1898-1956) est célèbre pour ses travaux sur les Dogons.

2. Jean Bazin, « État guerrier et guerres d’État », dans Jean Bazin et Emmanuel Terray édit., Guerres de lignages et guerres d’État en Afrique. Paris, Éditions des Archives contempo- raines, 1982.

3. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Paris, Seuil, 2004.

4. Guy Barbichon, « Ruralité citadine et spécificité urbaine », dans Ethnologie française, t. 12, n° 2, 1982, p. 221.

5. Guy Barbichon, « Ruralité citadine et spécificité urbaine », dans Ethnologie française, t. 12, n° 2, 1982, p. 222.

6. Voir onglet Images ci-dessus, l’affiche du film Les combattants du poil sacré de Florian Vallée, auquel Moussa Sow a collaboré.

7. Maximin Samaké, « Les Septenaires du Kotè de Fani », dans Études maliennes, n° 37, 1986, p. 36.

8. Né en Roumanie en 1915, mort à Paris en 1991, Dominique Zahan soutient en 1960 sa thèse d’État intitulée Sociétés d’initiation Bambara et une thèse complémentaire consacrée à La dialectique du verbe chez les Bambara. Nommé la même année à la Faculté des Lettres et
Sciences humaines de Strasbourg, il y fonde l’Institut d’Ethnologie.

9. Benoît Kanabus édit., La Ducasse rituelle de Mons. Bruxelles, Racine, 2013.

10. Pour mener à bien son travail pour le film de Florian Vallée, Moussa Sow s’est appuyée sur une prise de notes informelles. La qualité de ses intuitions et leur pertinence nous ont amenés à reproduire ces notes telles quelles, sans remise ne forme qui aurait risqué de les dénaturer [N. de l’éditeur].


Notes

  1. L’ethnologue français (1898-1956) est célèbre pour ses travaux sur les Dogons.
  2. Jean Bazin, « État guerrier et guerres d’État », dans Jean Bazin et Emmanuel Terray édit., Guerres de lignages et guerres d’État en Afrique. Paris, Éditions des Archives contemporaines, 1982.
  3. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Paris, Seuil, 2004.
  4. Guy Barbichon, « Ruralité citadine et spécificité urbaine », dans Ethnologie française, t. 12, n° 2, 1982, p. 221.
  5. Guy Barbichon, « Ruralité citadine et spécificité urbaine », dans Ethnologie française, t. 12, n° 2, 1982, p. 222.
  6. Voir onglet Images ci-dessus: l’affiche du film Les combattants du poil sacré de Florian Vallée, auquel Moussa Sow a collaboré.
  7. Maximin Samaké, « Les Septenaires du Kotè de Fani », dans Études maliennes, n° 37, 1986, p. 36.
  8. Maximin Samaké, « Les Septenaires du Kotè de Fani », dans Études maliennes, n° 37, 1986, p. 42.
  9. Né en Roumanie en 1915, mort à Paris en 1991, Dominique Zahan soutient en 1960 sa thèse d’État intitulée Sociétés d’initiation Bambara et une thèse complémentaire consacrée à La dialectique du verbe chez les Bambara. Nommé la même année à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Strasbourg, il y fonde l’Institut d’Ethnologie.
  10. Benoît Kanabus édit., La Ducasse rituelle de Mons. Bruxelles, Racine, 2013.
  11. Pour mener à bien son travail pour le film de Florian Vallée, Moussa Sow s’est appuyée sur une prise de notes informelles. La qualité de ses intuitions et leur pertinence nous ont amenés à reproduire ces notes telles quelles, sans remise ne forme qui aurait risqué de les dénaturer [N. de l’éditeur].

Images

Affiche du film Les combattants du poil sacré de Florian Vallée, auquel Moussa Sow a collaboré.

Metadata

Auteurs
Moussa Sow
Sujet
Ducasse de Mons
Genre
essai
Source
Bamako, Institut des Sciences humaines du Mali
Langue
Français
Droits
Moussa Sow