Sciences et littérature: de la confrontation au rapprochement – et inversement
Serge Deruette, Pierre Gillis
Texte
Il y a la littérature et il y a les sciences : voilà bien ce que, dès avant l’université, l’enseignement consacre. Entre ces deux options, il faut choisir. Tel élève est réputé doué pour les études littéraires, et tel autre pour les études scientifiques, et l’on célèbre celui ou celle qui excelle tout à la fois dans les unes et dans les autres. Ces deux domaines bien différenciés du savoir ne l’ont pourtant pas toujours été. Il fut un temps où les connaissances humaines étaient beaucoup plus homogènes, nettement moins fragmentées. Ainsi Aristote, savant philosophe à l’esprit encyclopédique qu’aucun domaine de la connaissance humaine ne laissait indifférent, a-t-il creusé bien des questions dans de multiples domaines – phénomènes naturels, éthique, métaphysique, politique. Plus près de nous, il y a cinq siècles, la Renaissance, qui a pourtant vu les connaissances commencer à se spécialiser, en offre encore quelques beaux exemples comme Léonard de Vinci. À ces époques, il aurait été absurde de tenter une confrontation entre disciplines, tout simplement parce que ces disciplines n’existaient pas : la constitution des champs disciplinaires auxquels nos préjugés attribuent parfois un parfum d’éternité, cette constitution date pour l’essentiel du XIXe siècle comme Bourdieu l’a bien montré, et elle va de pair avec l’approfondissement de la division du travail, même si elle a été amorcée plus tôt.
On dit souvent – à juste titre, à nos yeux – que Galilée a fondé la physique. Non pas que personne avant lui ne se serait intéressé à la nature et n’aurait tiré de conclusions plus ou moins globalisantes des observations effectuées, mais bien au sens où il invente la pratique de l’expérimentation (pas seulement l’observation), et où il fait appel aux mathématiques pour traiter et interpréter ses résultats : un couplage dont l’épistémologie moderne a fait la pierre de touche d’une discipline nouvelle, la physique. Il est hautement significatif que son œuvre majeure, le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, publié en 1632, soit une œuvre qu’on qualifierait aujourd’hui de littéraire, puisqu’elle se présente sous la forme d’une fiction qui met en scène trois personnages imaginaires débattant avec acharnement. Quelques décennies plus tard, la forme des Principia de Newton (plus précisément, Philosophiæ naturalis principia mathematica) n’a plus rien à voir avec la légèreté et la vivacité du Dialogue galiléen : la discipline est constituée, son exposition codifiée, et les règles de fonctionnement de l’institution scientifique s’imposent à ceux qui entendent en faire partie. Ce découpage en catégories, qui n’a fait que se renforcer depuis lors, n’interdit cependant pas que des créateurs entreprenants placent un pied de chaque côté de la frontière – montrant ainsi que se consacrer à la recherche scientifique n’est pas renoncer à la littérature ou, si l’on préfère le prendre par l’autre bout, que se consacrer à l’œuvre littéraire n’exclut pas de chercher à comprendre rationnellement les mécanismes qui régissent notre univers : grand écart encore relativement fréquent au siècle des Lumières – que l’on pense notamment à Voltaire et à Diderot –, mais beaucoup moins pratiqué par la suite. Et pourtant, ces différents champs de l’activité créatrice s’interpénètrent, se nourrissant l’un l’autre, l’un de l’autre, et l’un par l’autre.
Ces domaines du savoir et de la pensée humaines paraissent donc aujourd’hui bien éclatés, et la philosophie qui y jouait le rôle de ciment en interrogeant le monde et la vie semble bien s’être autonomisée et s’être distinguée elle-même en différentes branches qui en reflètent le clivage, philosophie des sciences, philosophie morale, logique, esthétique, etc. La complexification des savoirs scientifiques et des techniques artistiques va de pair avec leur spécialisation, séparant entre autres ce qui est du domaine de la rationalité de ce qui relève de celui de la créativité.
Des intersections subsistent pourtant, dont celle de l’intuition, qui n’est pas la moindre.
Essentielle dans la littérature, elle contribue à sa manière, de loin en loin, conjoncturellement, à débloquer bien des impasses dans lesquelles la rationalité, creusant sans cesse, pouvait se retrouver embourbée ou bloquée : quelle extraordinaire audace intuitive ne fallut-il pas aux explorateurs de la relativité et aux laboureurs des champs quantiques pour s’extraire des impasses où le classicisme newtonien, poussé dans ses derniers retranchements, avait confiné la physique de la fin du XIXe siècle !
Des points de rencontre subsistent donc toujours qui, à défaut d’être obligés, permettent à la littérature et à la science de se retrouver, voire, à défaut de mélanger les genres, ce dont il ne peut être question (cela ferait pour le moins… mauvais genre !), de se comparer, de se jauger, et, pourquoi pas, de s’acoquiner. Cette confrontation des sciences et de la littérature, de la littérature et des sciences, est bien dans l’esprit de l’interdisciplinarité perdue au milieu du sigle de l’association qui édite notre revue ! Elle est aussi une manière de rappeler que le neuf peut surgir d’alliages imprévus avec ces mots cernant des concepts, avec ces images enchantant notre langage – à moins que les mots soient ceux qui tissent les fictions, et les images celles qui sous-tendent les modèles scientifiques : les interactions ne sont décidément pas à sens unique.
Encore nous fallait-il, dans cette perspective, éviter un écueil, celui sur lequel bute une certaine littérature qui se contente de cultiver paradoxes et énoncés déconcertants, sans arriver à s’emparer de la substance des idées réellement nouvelles que les sciences contemporaines ont engendrées, de sorte que le croisement est raté. La mécanique quantique fait l’objet d’une exploitation privilégiée dans cette veine spécieuse, sur base d’un sophisme qu’un logicien plus que débutant déconstruirait sans aucune difficulté : « les physiciens nous disent que la mécanique quantique est incapable de nous apprendre quoi que ce soit sur la réalité du monde (notamment parce qu’elle ne nous permet même pas de dire où se trouve une particule à un instant donné) ; or, je suis tout autant incapable d’expliquer tel phénomène difficile à comprendre (au choix, le désir sexuel, la liberté de conscience, la capacité de résister à la maladie, l’efficacité de telle thérapie…, biffez la mention inutile) ; c’est donc que le phénomène en question est quantique » – emballez, c’est pesé ! Cet enchaînement vertigineux n’a même pas besoin d’exporter là où ils n’ont pas cours, à l’échelle macroscopique, celle du monde sensible, les paradoxes dont la physique quantique est incontestablement riche au niveau subatomique : le monde est appréhendé à travers une vision (est-ce celle d’un certain post-modernisme ?) dont la seule cohérence repose sur l’affirmation de l’incapacité à le comprendre – tout est ou peut être son contraire, tout ce qui est matériel peut être ou devenir immatériel, et inversement.
Il n’en reste pas moins, ce piège évité, que certains artistes sont fascinés par l’avancée des sciences, qui inspire leur démarche. Parfois très consciemment, lorsque ces avancées accompagnent le processus de création, en amont de l’accouchement, allant même jusqu’à le motiver. D’autres fois ces rapprochements sont le fait d’analystes, qui les découvrent a posteriori, en aval, en repérant des parallèles entre une œuvre et les idées scientifiques qui baignent son époque. La fascination qu’exerce la science sur les artistes s’exprime elle-même de façon polymorphe : elle nourrit les ouvrages de science-fiction, par définition et donc sans surprise, mais aussi l’exploration épistémologique des interférences entre science et imaginaire, comme chez Gaston Bachelard. Elle amène à s’interroger sur d’éventuelles coïncidences entre les deux démarches, souvent présentées comme archétypes de l’objec-tivité et de la subjectivité, qu’il devient alors tentant de faire converger, parfois « à l’insu de leur plein gré ».
Certaines de ces convergences résultent simplement d’un dédoublement de l’activité créatrice, dont les deux volets tracent leur voie parallèlement ; la coïncidence se limite alors à l’identité d’auteurs de travaux scientifiques et d’œuvres littéraires, dont les rapports ne se révèlent qu’au prix d’enquêtes biographiques pointues, ou de la traque systématique d’éléments inattendus dans un des deux genres – sur le mode « cherchez l’intrus ». Avec, à la clé, comme une compensation réconfortante pour échapper quelque peu à l’ascétisme aride de la science ou à l’insou-ciante – ou serait-ce l’insolente ? – légèreté de la littérature.
En allant à ce qui semble aller de soi, on peut en effet cibler la science-fiction, au risque de se sentir d’emblée dépossédé de ce sentiment d’évi-dence, en suivant Claude Semay qui relance la question de l’antécédence de l’œuf ou de la poule – qui, de l’écrivain ou du scientifique, inspire qui pour imaginer l’exploration spatiale ? – ; Catherine Gravet, dont on apprécie le bonheur à explorer les bandes dessinées de Thilde Barboni ; ou Caroline De Mulder, que la prospective de Maurice G. Dantec inspire, au-delà de la perplexité que suscitent chez elle les mutations sociales apocalyptiques qu’il prédit XX.
Autre piste retenue par nos contributeurs, la recherche scientifique peut renouveler un champ artistique : de l’archéologie vers la figure de saint Jean-Baptiste dans la littérature française contemporaine, avec Katherine Rondou, et des technologies numériques décortiquant le mouvement vers l’interpré-tation musicale, avec Giusy Caruso – en se permettant de s’éloigner de la création littéraire. Un exemple bien plus ancien, traité par Laurent Grison, montre que cette fécondation ne date pas d’hier : la géométrie a révolutionné la peinture de la Renaissance, et pas seulement par le biais de Léonard de Vinci, loin d’être le seul à s’être baigné dans ce courant.
Est-il possible de retourner la question, et de s’interroger quant à une dette éventuelle des créateurs de science à l’égard des littérateurs, souvent philosophes, qui avaient préalablement discuté de sujets qui ne se « scientifièrent » que postérieurement ? On peut lire sous cet angle le texte d’une comédie scientifique musiquée, La Sympathie de l’aimant pour le pôle, dû à l’un des signataires de cette introduction (PG), qui s’en explique par ailleurs dans une interview recueillie par Camille Noël.
L’épistémologie est-elle un champ littéraire ? Oui, sans doute, pour Bachelard, présenté par Marcel Voisin, mais tout aussi vraisemblablement non lorsqu’on insiste sur la distinction entre science et idéologie, en suivant, comme le fait l’un de nous deux (PG), les traces de Patrick Tort dans son ambitieuse entreprise de refondation du matérialisme.
Les quelques scientifiques qui n’hésitèrent pas à vagabonder dans les jardins de la création littéraire se placent immanquablement sous la figure tutélaire de Janus. Les médecins, peut-être parce que l’homme est au centre de leur science et de leur art, ont traditionnellement peuplé cette catégorie d’hybrides passionnants – trois contributions venues de Fribourg (Suisse) en témoignent précisément, sous les plumes de Thomas Augais, Martina Díaz et Julien Knebusch.
Deux contributions réussissent presque à faire un amalgame de ce qui pourrait n’être qu’une juxtaposition ou une confrontation entre sciences et littérature : Laurence Dahan-Gaida nous fait découvrir la pratique du diagramme, technique mathématique à mi-distance entre esthétique et connaissance, tandis que Norub Manster nous initie à la morphotopologie et à sa mathématisation incongrue et déroutante des formes corporelles féminines et masculines.
Pour le reste, il n’aurait pas fallu tirer beaucoup sur la définition du thème de ce volume pour y intégrer les quatre articles de la rubrique « Varia », qui traitent tous de la création littéraire, mais avec un peu moins de science que dans notre dossier principal : politique et littérature, pour Béatrice Costa et Justine Houyaux, BD et Franc-Maçonnerie, pour Jean-Maurice Rosier, et médiation épistolaire pour Alya Chelly-Zemni.
Les intersections, les convergences, l’inspiration mutuelle voire la collaboration ne sont donc pas exclues entre ces deux domaines de l’activité humaine créative que sont les sciences et la littérature. Les différences, les divergences, les confrontations comme les incompatibilités non plus. Lorsqu’elles existent, leurs relations sont celles de la « coexistence pacifique ». Jamais celle de la guerre.
Que cela nous permette d’annoncer que la prochaine livraison des Cahiers internationaux de symbolisme, en 2018, sera consacrée à ce thème de la guerre, et à toutes les formes de conflits, multiples et variées que recouvre le terme, selon les différentes disciplines et méthodes d’analyses qui permettent de l’appréhender.
Non plus ce qui rapproche donc. Mais ce qui, cette fois, au travers de la violence, oppose...
© Serge Deruette et Pierre Gillis, 2017
Notes
- Leur travail s’insère dans le cadre du projet de recherche « La Figure du poète-médecin (XXe-XXIe siècle) : une reconfiguration des savoirs », soutenu par le Fonds national suisse de la Recherche scientifique, 2015-2018.