© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Guy Jungblut, éditions Yellow Now : rencontre

 Serge Meurant

Texte

Cinergie : Comment les éditions Yellow Now ont-elles vu le jour ?
Guy Jungblut : Mon activité commence en 1969, avec la création de la Galerie Yellow, rue Roture à Liège. J'y expose d'abord des artistes proches d'André Blavier, mon beau-père. L'homme était d'une culture et d'une curiosité immenses. Il me donna le goût d'une pensée libre et non conformiste xx.
Puis, très vite, j'exposerai des représentants des avant-gardes et de l'art conceptuel. En1971, Jacques Lizène et moi, nous organisons une manifestation internationale autour de lavidéo. Ce sera la première en Belgique.Dès l'année suivante, je réunis des artistes qui utilisent à la fois la photographie, la vidéo, le film et l'installation : Annette Messager xx, Anne et Patrick Poirier xx, et du côté belge,Jacques Lizène et Jacques Nyst.

C. : La galerie manifesta très vite un intérêt pour le livre d'artiste ?
G. J. : Ces créateurs manifestaient, de manière complémentaire à leur démarche, un intérêt pour l'écriture et le livre d'artiste. Annette Messager fut la première à se lancer dans l'aventure avec Mes clichés-témoins. Les autres artistes de la galerie suivirent le mouvement : Paul-Armand Gette XX avec L'excursion du 14 février 1973; Anne et Patrick Poirier avec À la mémoire de Romulus, ou encore Jacques Nyst, avec Pour un visiteur futur. Ces livres d'artistes, tirés à un petit nombre d'exemplaires, sont à l'origine de la maison d'édition.

C. : Comment s'est effectuée la transition des arts plastiques vers le cinéma ?
G. J. : C'est un peu par le hasard des rencontres. Jean-Jacques Andrien était un ami de longue date. Au début des années 1980, il me demanda de concevoir et de réaliser avec lui le dossier de presse de son film Mémoires. Peu de temps après, je collaborai, de la même manière, à l'édition du dossier de presse du film de Thierry Michel : Hôtel particulier. Enfin, au milieu des années 1980, Philippe Dubois me proposa d'éditer le mémoire d'une de ses étudiantes consacré à Wim Wenders. Peu de livres existaient, à l'époque, sur ce cinéaste. Il préfacera le livre tandis que Claudine Delvaux en écrira la postface. Ce fut le premier vrai livre de cinéma édité par Yellow Now. Il se vendra très bien.

C. : Dès ces premiers ouvrages, une attention particulière est portée au rapport entre l'image et le texte.
G. J. : Le projet des ces monographies a vu le jour en 1986. Patrick Leboutte était alors le coordinateur d'un festival des cinémas du Québec, à Liège. Il me demanda d'en réaliser le catalogue qui deviendra, au final, un livre sur les Cinémas du Québec. C'est de la collaboration sur cet ouvrage que naquit l'idée de la série "Long métrage". À partir des photogrammes de certains de ces films, organisés en séquence, nous avons conçu le format des livres de la série. Il serait oblong, car c'est le format du cinéma. Il permet d'organiser facilement les séquences en seize, quatre, une ou deux images, indépendamment des textes.
Cette collection "Long métrage" comptera 19 titres. Nous étions les premiers sur ce terrain, il n'y avait pas d'équivalent dans l'édition de cinéma. Par la suite, nous serons recopiés, imités, mais jamais égalés... On pourrait alors se demander pourquoi nous nous sommes arrêtés ? Parce que la vie d'un petit éditeur est faite de hauts et de bas et qu'à un moment donné on se retrouve face à un mur, avec de multiples projets passionnants, mais aussi une énième faillite des distributeurs.

C. : Après la disparition de cette collection, comment Yellow Now retrouve-il un second souffle ?
G. J. : Dans un premier temps, suite à l'arrêt de cette collection, nous fûmes obligés de ralentir le rythme de nos productions. Durant cette période, Patrick Leboutte nous avait quittés pour lancer sa revue L'image le monde. En 2000, l'édition redémarre enfin. Avec Emmanuel D'Autreppe, nous décidons d'en réorganiser les collections, selon quatre « côtés » : art, photo, cinéma et une dernière collection que nous appellerions «À côté», pour classer tout ce qui ne rentrait pas dans les trois autres. Dans la collection «Côté cinéma» naît, sous l'impulsion de Fabrice Revault d'Allonnes, un «Côté film» qui est le prolongement du concept de "Long métrage". La structure en est cependant un peu différente. Désormais, il s'agit d'un essai et d'une série de photogrammes pouvant être organisés en cahiers regroupés ou être parallèles au texte. Nous avons édité 25 titres jusqu'à présent.

C. : Quelle est la place occupée par le cinéma belge dans votre production ? Je pense nommément à Une encyclopédie des cinémas de Belgique.
G. J. : C'est Dominique Païni, ancien conservateur de la Cinémathèque française et commissaire de nombreuses expositions, qui est à l'origine du projet. Il était chargé de réaliser une rétrospective de la scène belge au Musée d'Art moderne de Paris qui comprendrait une programmation du cinéma belge. Un livre accompagnerait celle-ci. Sa conception et son édition nous furent confiées, sous la direction de Patrick Leboutte. Son titre, Une encyclopédie des cinémas de Belgique, traduit bien la nature de l'ouvrage. Il s'agit d'une vision personnelle de notre cinéma. C'est un peu une machine de guerre, à l'image de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. Le livre aura pour effetde «secouer quelque peu le cocotier» du cinéma belge. Car on ne se situe pas vraiment dans l'institution, on va voir ailleurs, du côté des films d'artistes, ceux de Broodthaers, de Lizène, de Nyst, de l'art vidéo.

C. : Parmi les classiques du cinéma figurent des textes sur de grands réalisateurs, tels que Bergman, Tarkovski, Franju, Manoel de Oliveira, Kurosawa, Jacques Demy, John Ford, etc. Comment sont nés ces projets ?
G. J. : Il faut préciser que les projets nous sont toujours proposés, on ne les sollicite jamais. Notre maison d'édition est maintenant bien connue des différentes universités françaises, avec lesquelles nous travaillons régulièrement, notamment avec Alain Bergala et tout le groupe lié au Cahiers du Cinéma ou à l'Université Paris III. On fonctionne donc par le relais de directeurs de collection, que je nomme plus volontiers nos «poissons pilotes».

C. : Quels sont les projets qui devraient voir le jour en 2015 ?
G. J. : Il y a notamment le livre consacré par Philippe Roger au film Lumière d'été de Jean Grémillon. C'est l'œuvre d'un artiste – artisan indépendant des modes et des courants... Un esprit libre, porté par une haute idée de son métier, visionnaire d'un art sonore encore à venir. Philippe Roger est maître de conférences à l'Université Lumière Lyon 2. Il est l'auteur d'ouvrages d'analyse de films, consacrés notamment à un autre film de Grémillon (Remorques) et à Max Ophüls (Lettre d'une inconnue).
Un autre livre d'Emile Breton est consacré au cinéaste hongrois récemment disparu, Miklos Jancsó. Son œuvre qui avait reçu un accueil fervent dans les années 1970, n'avait plus, depuis lors, été diffusée que dans les festivals. L'auteur met en lumière la cohérence de celle-ci et trace, à partir de ses films et d'archives hongroises, le portrait d'un homme engagé dans les luttes de son temps. Enfin, Philippe Dubois propose une analyse iconologique détaillée du film d'Albert Lewin, Le portrait de Dorian Gray. C'est l'adaptation la plus connue et la plus réussie du roman d'Oscar Wilde et un exemple exacerbé de la mise en scène hollywoodienne classique.
Ces projets traduisent notre volonté d'éditeur qui est de couvrir tout le champ du cinéma, de tous les cinémas, que ce soit le classique, le cinéma de genre, les documentaires, les avant-gardes, l'expérimental, etc.

C. : Cet éclectisme répond-t-il à la recherche de nouveaux publics ?
G. J. : Certes, mais malheureusement nous n'atteignons que notre public de niche, pas un autre. Notre éclectisme, en effet, reste un peu élitaire, ne serait-ce qu'au point de vue de la rédaction des textes. Quand Bernard Benoliel rédige un texte sur Le petit dragon, c'est-à-dire sur Bruce Lee, son approche est universitaire, pointue, et le livre ne répondra sans doute pas aux attentes des amateurs de Bruce Lee. Nous avions édité, avec Patrick Leboutte, Alain Bergala et Jacques Daniel, une Encyclopédie du Nu au cinéma, en partenariat avec le Festival de Dunkerque. Les représentants de commerce du festival nous avaient dit : « On va en vendre 4.000 ! ». Evidemment, ce ne fut pas le cas !

C. : Il existe aussi une collection intitulée «Morceaux choisis».
G. J. : C'est une série qui fait partie du «côté cinéma». Nous l'avons appelée «Morceaux choisis» car il s'agit d'un regroupement de textes épars dans l'espace des revues, écrits par un auteur, par un critique ou par un journaliste. Un des ouvrages les plus récents, qui marche très bien, est celui de Raphaël Bassan sur le Cinéma expérimental. Depuis près de 40 ans, il a écrit des textes sur ce sujet. Certains d'entre-eux se trouvent rassemblés dans le livre. Vient de paraître Savoir lire pour savoir faire de Pascal Kané XX. En préparation, un livre d'Alain Bergala sur la Création au cinéma.

C. : Il y a aussi la collection «Motifs».
G. J. : La collection «Motifs», dirigée par Dominique Païni, est une collection de livres de cinéma dont l'objet est de constituer une iconologie, un inventaire des éléments matériels qui, alors même qu'ils semblent n'être que banal contexte, environnement ordinaire, font pourtant sens au cinéma. Chaque volume s'appuie sur un motif particulier pour mettre des films en relation et révéler des coïncidences entre des cinéastes.
L'attrait de la neige de Mathias Lavin vient de paraître, c'est le cinquième titre de la collection.

C. : Par ailleurs, vous êtes resté fidèle aux artistes fondateurs de votre galerie.
G.J. : Oui, nous ne délaissons pas le «Côté art», c'est le cinquième livre que l'on réalise avec Jacques Lennep. Un artiste en noir (et blanc) met en évidence deux thèmes complémentaires qui ont toujours inspiré l'artiste : le noir et les histoires. C'est sur ce tableau noir que se créent, souvent avec humour, les rapports chers à Magritte entre mots et images. On a également publié récemment une monographie consacrée à Jean-Pierre Ransonnet, un artiste qui a travaillé avec moi dès les années 1970, au tout début de la galerie.

C . : Il y a, enfin, une autre collection dédiée à la photographie.
G. J. : Cette collection , «Côté photo» constitue avec «Côté cinéma» les deux axes principaux de notre maison d'édition. Diverses séries la composent. La première, «Angles vifs», est dédiée au premier livre d'un jeune photographe de la Fédération Wallonie-Bruxelles, laquelle subventionne la série. Il s'agit d'albums de photos, dont la forme, souple, s'adapte au contenu du livre. Le dernier paru est celui d'Elodie Ledure : Apnée. S'y dessinent les contours d'un univers et d'une écriture propres, faits de petites fragilités et de constats décalés tout autant que d'aspirations aux grands espaces.
Une nouvelle série, «Les carnets », toute récente, est née de la collaboration avec Bernard Plossu XX , photographe important dont sept ou huit livres sont déjà parus chez Yellow Now. Il s'agit de séries constituées à partir de ses riches archives photographiques. Le projet actuel s'intitule Revoir Magritte.


Serge Meurant

Notes

  1. André Blavier (1922 - 2001). Erudit d'une curiosité intense, critique littéraire et pictural, poète. Créateur du « Centre de documentation Raymond Queneau », fondateur de la revue Temps mêlés et auteur du livre monumental Les fous littéraires.
  2. Annette Messager est une artiste plasticienne française, née à Berck, en 1943.
  3. Anne et Patrick Poirier, nés tous deux en 1942 , forment un couple d'artistes français qui réalisent une œuvre commune.
  4. Paul-Armand Gette, né en 1927 à Lyon, est photographe, vidéaste, sculpteur et écrivain.
  5. Pascal Kané participe à la rédaction des Cahiers du Cinéma de 1969 à 1981, réalisateur de courts et de longs métrages, auteur d'un livre sur Roman Polanski.
  6. Livres parus chez Yellow Now : So long. Vivre l'Ouest américain 1970/1985 (2007) et Plossu/ La frontera, (2007)

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 Serge Meurant