Conrad Detrez, enfant du siècle et persona non grata
Frédéric Saenen
Texte
En 2015, le silence aura été quelque peu assourdissant autour du trentième anniversaire de la disparition de Conrad Detrez.
Si ce n’est en septembre une rencontre au Blues-sphere (en Outremeuse à Liège) qui réunissait les témoignages de William Cliff et André-Joseph Dubois, deux écrivains l’ayant connu personnellement, pas un événement, pas un article, pas un salut, fût-ce à Paris, son ultime fief.
Il n’est par bonheur jamais trop tard pour rendre hommage à Detrez et réaffirmer sa position éminente dans le paysage littéraire francophone...
Conrad Detrez fut, avant d’autres figures du monde intellectuel, tels Michel Foucault ou Hervé Guibert, l’une des premières victimes du SIDA. Le rappeler n’est pas dresser un morbide podium aux célébrités touchées par le virus mortifère le plus effrayant de la fin du vingtième siècle, mais plutôt vouloir attirer l’attention sur la fin d’une destinée météoritique en cohérence avec sa trajectoire.
Detrez mourut comme il avait vécu, en marginal. Avec les illuminations et les nécessaires parts d’ombre que cela suppose. Il appartenait à cette génération qui avait le début de la trentaine en Mai 68 ; trop vieux donc pour jouer à l’étudiant révolté, mais trop jeune pour ne pas éprouver dans sa chair et son esprit la libératrice remise en question, plus morale que politique, que constituèrent ces événements insurrectionnels.
Avant de vivre, il faut bien naître, et assumer, du moins un temps, les déterminismes géographiques comme sociaux dont on cherchera plus tard à se désengoncer... Detrez voit le jour dans la province du Limbourg, d’une mère flamande et d’un père wallon. Confluence propre à bien des écrivains belges et qui clive d’office leur identité. Les jours de la famille modeste sont rythmés par les activités de la boucherie paternelle. « Dans cet univers, une chose me répugnait : le métier de mon père. Cet homme égorgeait des porcs, des moutons. Je voyais, derrière la maison, le sang gicler, les bêtes se débattre. J’ai senti, très jeune, que jamais je ne ferais ce métier-là. » XX
Conrad a trois ans quand, en mai 40, des avions frappés d’inquiétantes croix noires survolent le pays ; il en a huit quand cesse l’occupation allemande. Cette enfance rude, dans une zone rurale à l’atmosphère plombée par la guerre, le marquera durablement.
Mais Detrez n’est pas encore écrivain au sortir des années sombres, et à peine se doute-t-il qu’il s’apprête à entrer dans ses années ternes. Son éducation se passera, jusqu’à la fin de son adolescence, dans des institutions catholiques. Quotidien fruste et éducation rigide, sous la férule stricte des pères jésuites. Detrez n’étant pas Sébastien Roch, cette période ne détourne pas le jeune homme de la foi, au contraire : elle le persuade même que sa vocation se trouve dans des études de philosophie et de théologie, qu’il entame à l’Université catholique de Louvain en 1959.
Un nouveau chapitre de son existence est alors prêt à s’ouvrir...
Le pays est loin d’être stable à l’époque. Le mirage paternaliste de la « Belgique de Papa » en pleine expansion est en train de se dissiper. Les coloniaux reviennent au pays, en laissant sur place propriétés et boys. La crise socio-économique, que certain Premier Ministre croira endiguer en promulguant l’inflexible « Loi unique », est en voie de déboucher sur la paralysie générale de l’hiver 60. Et le jeune Baudouin, roi toujours sans reine, a bien du mal à incarner l’unité d’un pays qui, à défaut de pouvoir éclater, s’achemine inéluctablement vers le fédéralisme. À l’UCL, les étudiants en viennent aux mains, non pas contre le pouvoir mais entre eux, à cause de querelles linguistiques et communautaires. Geste hautement symbolique par son caractère infamant : des francophones sont jetés dans la Dyle. Le processus de la rupture, lent et douloureux, est enclenché.
Detrez, en plus d’être le témoin de ces remous, est tiraillé par des questionnements intérieurs. Au contact d’étudiants d’obédience marxiste issus du tiers-monde, il découvre la double ivresse de la révolution et des sens. En 1962, il s’envole pour le Brésil, obtient sa licence de Lettres à Rio et, outre ses activités d’enseignant, milite activement aux côtés des démocrates contre la dictature. Le séminariste docile s’est mué en homme d’engagement. L’enfant des dortoirs glaciaux sent son corps, devenu adulte, s’éveiller sous la caresse lascive des tropiques.
Le combat politique de Detrez l’amènera à connaître la prison, la torture, l’exil et la clandestinité. De retour en Europe à la fin des années 60, c’est désormais à partir du Vieux Continent qu’il poursuit la lutte idéologique, notamment en traduisant des opposants sud-américains, alors qu’il travaille comme journaliste. En 1975, il comptera ainsi parmi les très rares francophones (avec Dominique de Roux, autre personnage hors-norme) à assister à la Révolution des Œillets au Portugal.
C’est à cette époque qu’il prend le chemin de l’écriture personnelle, avec une trilogie qu’il qualifiera après-coup de la magnifique expression générique d’« autobiographie hallucinée ». Ludo (1974), Les Plumes du coq (1975) et L’Herbe à brûler (1978), tous trois publiés à l’enseigne de Calmann-Lévy, forment en effet un triptyque difficilement égalable en matière d’écriture intime.
Nourries de toutes les expériences vécues, des milieux fréquentés, des rencontres et des pertes, des sensations et frissons éprouvés, ces pages ont pour vocation d’exprimer l’itinéraire d’un moi assoiffé d’être, en quête d’affirmation. Detrez expliquait d’ailleurs dans un entretien avec Jean-Marc Barroso en 1980 avoir été animé par « le besoin de [s]e connaître, d’exorciser [s]es démons, de découvrir les racines de [s]es rébellions, d’où auto-analyse, d’où vertu thérapeutique de l’écriture, d’où catharsis » XX.
Le terme d’« autofiction » ne suffirait en effet pas à rendre compte du caractère de l’entreprise, car il ne mettrait en évidence que l’indispensable parti pris de décalage – de « transposition » aurait dit Céline – adopté par le romancier pour dépeindre le réel, sa version du réel.
Les aspects carnavalesques du projet scriptural de Detrez l’inscrivent parfaitement dans la tradition littéraire belge depuis Charles de Coster, tout en manifestant le désir de s’en distancier, de s’en détacher par les vertus de l’ironie et de la re-création. Dès lors, il n’est pas étonnant de pouvoir considérer Ludo moins comme un roman au sens canonique que comme une longue coulée de prose expérimentale, rendant sur un mode hautement poétique les impressions brutes ressenties par le petit garçon. Le phrasé adopté mêle, à la musique particulièrement mesurée de la syntaxe, des accents propres à l’enfance, des cadences simples proches du caractère litanique de la comptine.
De même, dans Les Plumes du coq, la veine du réalisme magique (dont il se dit que le premier représentant fut belge, en la personne de Robert Poulet, avec Handji en 1931) est illustrée dans maintes scènes. La frontière entre réalité et onirisme est floutée, et des épisodes comme ceux des châtiments infligés aux jeunes séminaristes par leurs supérieurs, du « viol » du coq dans le poulailler, sans parler des apparitions fantasmées de la figure christique de « L’Époux », sont autant de symptômes de cette tendance.
L’on n’insistera jamais assez sur les qualités stylistiques de l’écriture detrézienne. Dans sa préface aux Plumes du coq, Jean-Louis Lippert en redisait la puissance : « Pas une phrase, dans ces plumes, qui ne s’envole pour trébucher au sol, qui ne rebondisse pour égosiller son chant devant nos yeux. Pas une phrase que n’inspire une puissante et toujours ironique, exultante et désespérée dialectique du ciel et de la terre. Pas une phrase qui ne soit imprégnée d’amour et d’humour, de solennité religieuse et d’ivresse païenne, où le poids du trivial ne transpire son extase mystique. Dieu Lui-même s’y embourbe, quand tubercules et betteraves gagnent leur paradis promis par le miracle d’un regard. » XX
Au moment où paraissent les romans de Detrez, le maître-mot usité pour cerner le rapport problématique des écrivains francophones de Belgique avec leur histoire collective et leur mémoire individuelle était celui de « belgitude », décalqué par le romancier Pierre Mertens et le sociologue Claude Javeau sur le néologisme « négritude » de Senghor.
Benoît Denis, dans son étude « L’intellectuel et ses fables », a montré en quoi Mertens et Detrez occupaient « dans l’espace intellectuel belge une position symétriquement inverse ». Alors qu’avec Mertens, l’on a affaire à une personnalité à dimension nationale et internationale du monde littéraire, exerçant un fort magistère, le « Pauvre Conrad » fait, quant à lui, figure d’outsider, d’« enfant perdu du pays, attachant certes, mais dont la vie est décidément trop compliquée et trop singulière pour atteindre à l’exemplarité » XX
Cependant, un indéniable fond commun subsiste entre les deux écrivains. Chez Detrez, explique encore Denis, « [la] posture intellectuelle trouve à se figurer dans la mise en scène récurrente d’un personnage principal de naïf ou d’ingénu, explicitement démarqué des contes voltairiens : plongé dans l’Histoire malgré lui, et sans comprendre vraiment pourquoi il est là, le “je” faussement candide de Detrez est confronté à un monde dont il feint de ne rien connaître. Il n’est donc pas lieu de s’étonner que les romans des deux auteurs débouchent sur des morales similaires et désabusées, selon lesquelles la sincérité et la générosité des engagements individuels pèsent de peu de poids face à l’absurdité cynique d’une Histoire aveugle, qui écrase sans pitié les idéalistes... » XX
Alors, Detrez, garant d’une mémoire belge ou renégat à ses propres racines ?
L’un et l’autre. Il suffit pour s’en convaincre de relire les séquences des Plumes du coq se déroulant dans le contexte tendu de la Question royale. N’oublions pas que Detrez aura vécu ce séisme politique, et qu’il aura été l’acteur maladroit de la propagande léopoldiste, enrôlé qu’il fut par les religieux pour aller coller des affiches clamant « oui » au retour du souverain sur le trône. Mais l’écrivain Detrez renonce à surplomber les meetings renardistes ou la manifestation ensanglantée de Grâce-Berleur : il préfère situer son narrateur Conrad à hauteur d’homme et d’action. Un peu comme, mutatis mutandis, le fit Stendhal pour faire appréhender le chaos de la bataille de Waterloo à travers les yeux de Fabrice del Dongo. Le récit national n’est pas un prétexte à narration, pas même une toile de fond, selon Detrez, mais une caisse de résonance où viennent se réverbérer les échos de sa sensibilité.
Une sensibilité profondément rebelle, et vexée d’obtenir si peu de reconnaissance de la part de son pays natal. « Frustration » ? « Complexe » ? « Amour-haine » ? Il est malaisé de prétendre étiqueter un sentiment envers un lien aussi indicible que l’appartenance à une patrie, une culture...
Detrez choisit de se recentrer sur Paris, où il publie ses textes majeurs, est distingué par un prix aussi prestigieux que le Renaudot pour L’Herbe à brûler en 1978, est invité dans des émissions littéraires (il sera reçu chez Bernard Pivot et sa « Radioscopie » au micro de Jacques Chancel reste un intense moment des ondes), travaille dans l’édition et la presse ; sur Paris, où il vit. En toute logique, il finit par demander la nationalité française (qui lui sera octroyée en 1982), avant d’être nommé attaché pour les questions scientifiques et culturelles à l’ambassade du Nicaragua.
Le « dernier Detrez » est souvent méconsidéré, même par ses plus fidèles admirateurs. Pourtant, La Lutte finale (publié en 1980 chez Balland) mériterait d’être réédité, pour sa parodie, burlesque mais non dénuée de lucidité, des groupuscules révolutionnaires ; La Ceinture de feu (son dernier titre, publié chez Gallimard en 1984) contient des pages splendides – notamment des descriptions de paysages naturels et de jungle – où est évoqué un Nicaragua volcanique, tressaillant au rythme des séismes et des déchirements fratricides ; Les Noms de la tribu (Seuil, 1981) révèle enfin un chroniqueur acerbe autant qu’un observateur avisé de son temps, particulièrement en ce qui concerne le sort réservé aux pays du Sud qu’il a tant sillonnés.
Et puis, il est des lignes d’un autre Detrez qu’il s’agirait de pouvoir redécouvrir au bénéfice d’une édition quelque peu ambitieuse : celles du journaliste et du critique. Dans l’ancienne édition de Ludo chez Espace Nord, André-Joseph Dubois, en charge du dossier de lecture, avait eu la salutaire initiative de sélectionner une série d’articles parus dans Esprit, Le Figaro, Le Magazine littéraire ou Le Monde. Combien en a-t-il écrit, Detrez, de ces textes où il perce à jour la situation et les destinées d’un pays dont on a peut-être trop hâtivement décrété qu’il s’était détourné avec mépris ?
Le portrait, digne d’un peintre, qu’il dresse d’« Une Belgique fabuleuse » en mai 1979 dans Télérama, pourrait servir encore actuellement d’introduction à la découverte des ressorts de notre identité scindée. « La Belgique ne ressemble à nulle autre terre émergée, aucune créature connue, aucun élément sorti de l’eau. C’est un mammifère unique, amphibie, quelque chose comme un veau marin. Côté Flandre le veau fait trempette ; côté Wallonie il broute, court les vaches. La Belgique est un animal qui parle deux langues et trente-six patois. Quand il est flamand l’animal se rend à la messe, joue dans les processions les pénitents, mange des moules, des patates et il fait des petits. Quand il est wallon il se met volontiers en grève, bouffe du curé ou du beefsteak, fait l’amour. Le veau contre lui-même est divisé. »
Le regard a la tendresse mêlée d’intransigeance de l’éleveur, jamais la froideur de l’égorgeur d’abattoir.
Il reste donc, l’errant et erratique Conrad, profondément ancré en notre mémoire littéraire, lui qui, à l’heure des bilans, se décrivait par cette métaphore filée en 1978, dans le Figaro :
« Mon univers est posé, mes territoires délimités, mes obsessions arrêtées. Ils arrivent tout droit de la vie. Je plonge mes racines dans l’humus autant que dans les livres. Je suis un poète et une plante. L’écriture, pour moi, tient du jardinage. La littérature est le jardin de la vie. Un jardin fou. C’est là que je pousse. »
L’autobiographie hallucinée de Detrez :
Ludo, préface de Jacques Bauduin, lecture d’André-Joseph Dubois, Bruxelles, Labor, coll. « Espace Nord » n°45, 1988.
Les Plumes du coq, préface de Jean-Louis Lippert, Bruxelles, Labor, coll. « Espace Nord » n°136, 1998.
L’Herbe à brûler, lecture de Jean-Marie Klinkkenberg, Bruxelles, Labor, coll. « Espace Nord » n°186, 2003.
Le plus bel hommage qui lui ait été rendu en poésie :
William CLIFF, Autobiographie suivi de Conrad Detrez, postface de Jean-Claude Pirotte, La Table Ronde, coll. « La petite vermillon » n°315, 2009.
Notes
1. « Le Jardin de la vie », article paru dans Le Figaro, 21 novembre 1978.
2. Jean-Marc BARROSO, « Fièvres et combats de Conrad Detrez », Le Monde, 23 mars 1980, cité dans Saskia BURSENS, « Le Fonds Conrad Detrez », Textyles, n°40, 2011, p. 133-134.
3. Jean-Louis LIPPERT, « L’écriture en ce jardin », préface à Conrad DETREZ, Les Plumes du coq, Bruxelles, Labor, coll. « Espace Nord » n° 136, 1995, p. 9.
4. Histoire de la littérature belge. 1830-2000, Paris, Fayard, 2003, p. 537.
5. Histoire de la littérature belge. 1830-2000, Paris, Fayard, 2003, p. 538.
Notes
- « Le Jardin de la vie », article paru dans Le Figaro, 21 novembre 1978.
- Jean-Marc BARROSO, « Fièvres et combats de Conrad Detrez », Le Monde, 23 mars 1980, cité dans Saskia BURSENS, « Le Fonds Conrad Detrez », Textyles, n°40, 2011, p. 133-134.
- Jean-Louis LIPPERT, « L’écriture en ce jardin », préface à Conrad DETREZ, Les Plumes du coq, Bruxelles, Labor, coll. « Espace Nord » n° 136, 1995, p. 9.
- Histoire de la littérature belge. 1830-2000, Paris, Fayard, 2003, p. 537.
- Histoire de la littérature belge. 1830-2000, Paris, Fayard, 2003, p. 538.