Georges Rodenbach, chroniqueur parisien de la Belle Époque (in Patrimoine)
Joël Goffin
Texte
Il existe un malentendu à propos de Georges Rodenbach (1855-1898) : l’histoire littéraire l’a figé dans le rôle du poète d’un seul livre, Bruges-la-Morte.
Certes, il a lui-même forgé sa légende en prétendant à qui voulait le croire qu’il était né à Bruges. En réalité, il vit le jour à Tournai et il passa la majeure partie de sa vie à Gand.
Avant un séjour à Bruxelles à la tête de la revue La Jeune Belgique. Mais l’homme était ambitieux. Il sera donc le premier écrivain belge à tenter sa chance à Paris.
En janvier 1888, ce jeune Rastignac débarque dans le quartier des Batignolles, à deux pas du salon littéraire de son ami Stéphane Mallarmé. Il vient d’être nommé correspondant du Journal de Bruxelles pour lequel il écrira plusieurs centaines d’articles intitulés sobrement "Lettres parisiennes". C’est toutefois le Figaro et le Gaulois qui le feront connaître du grand public. Au Figaro, de façon épisodique puis chaque mois de 1895 à son décès prématuré XX ses chroniques paraîtront toujours en première page...
La BNF a accompli un effort considérable de numérisation des grands quotidiens parisiens. À l’aide de la bibliographie minutieuse établie par Pierre Maes en 1926, le site bruges-la-morte.net propose de découvrir les articles de Rodenbach parus dans Le Figaro (tirage de 80.000 exemplaires à l’époque) et dans Le Gaulois (20 à 30.000 exemplaires).
De son côté, le grand journal suisse francophone Le Temps a numérisé tous les exemplaires du Journal de Genève. Les articles de Rodenbach pour le journal suisse sont désormais aussi lisibles sur http://bruges-la-morte.net/
Au total, Georges Rodenbach, chroniqueur parisien de la Belle Époque et Georges Rodenbach, correspondant parisien du Journal de Genève reprennent plus de 80 articles, dont 50 du Figaro. Le tout assorti de brèves annotations qui replacent le sujet ou les personnages cités dans leur contexte littéraire et artistique.
Écrits dans une langue fluide et élégante, ces articles offrent l’occasion de découvrir un Rodenbach tout à l’opposé du poète éthéré d’une Bruges qu’il avait décrétée « morte », pour l’amour du symbole.
Le chroniqueur parisien y affiche son côté mondain et dandy, son sens critique affuté, son ironie légère mais, plus inattendu, son goût pour tout ce qui participe de la modernité, comme les grands prix cyclistes, les courses de chevaux, les découvertes de Pasteur, les premières applications des rayons X, le projet d’un fonds d’édition, le plagiat, la pornographie, etc. Ou encore la défense du patrimoine, le théâtre populaire naissant, le féminisme (avec parfois une dose de misogynie comme le montre « Les Peintresses »).
Plusieurs chroniques sont des poèmes en prose déguisés, comme « Les aveugles » ou « Le Japonisme ». Ainsi, à propos du peintre Hokusai : « La réalité n'est qu'un point de départ : tout se déforme en visions de fièvres, en spectacles sous-marins ; voici des lutteurs sans têtes, des robes qui déferlent, de la fumée de pipe qui se continue en chenilles de velours, des mers dont les vagues ont des griffes, des oiseaux qui entrent dans la lune, des eaux argentées où des poissons mangent des fleurs. Tout devient confus, mystérieux comme un aquarium. »
Camille Mauclair disait de lui : « Son journalisme même faisait honte aux professionnels : il écrivait des pages et non des articles ».
Rodenbach évoque bien entendu ses amis, dont certains comme Arsène Houssaye ou Robert de Montesquiou sont bien oubliés de nos jours.
Chose curieuse, s’il met en exergue ses compatriotes Félicien Rops, qu’il admirait en dépit de son côté sulfureux, et Alfred Stevens, il semble feindre d’ignorer ses amis restés au pays. On songe à Verhaeren et surtout à Khnopff, l’auteur du « frontispice » de Bruges-la-Morte, dont il ne pipe mot !
Mais il a le mérite de défendre avec acharnement des artistes décriés à Paris dans les années 1890 comme Wagner, Baudelaire, Mallarmé ou encore Rodin dont le Balzac a le don d’agacer les bien-pensants.
Un article posthume, « Le Curateurs aux morts », démontre une dernière fois la modernité, voire l’esprit visionnaire de Rodenbach.
Il y dénonce la tendance croissante du paparazzi à fouiller la vie privée d’un mort illustre :
« C'est un pillage de tiroirs, un épinglage de petits papiers. On reconstitue le plan des anciennes alcôves. On pratique des judas sur les cercueils. » Nous sommes en 1898 !
Aujourd’hui, la mise à disposition des articles de Rodenbach permet de connaître plus en détail un chroniqueur de haut vol injustement oublié. Mais il est vrai que l’écrivain était déjà ressuscité au Père-Lachaise : le flâneur le voit surgir du tombeau une rose à la main...
Joël Goffin
Notes
- Les articles publiés dans L’Élite et Évocations ont été récemment réédités : Les essais critiques d’un journaliste : choix de textes précédés d’une étude par Paul Gorceix, Honoré Champion, Paris, 2007