© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

bOn AnNiVeRsAiRe, ThYl !

Christian Libens ( dir. )

Texte

" De l’Ulenspiegel de Charles De Coster est issue la littérature belge. "
Romain Rolland

Jubilons ! En 2017, Ulenspiegel sera jeune de trois jubilés, et le jubilatoire « capharnaüm pantagruélique », comme d’aucuns considérèrent dès sa naissance le rejeton de Charles De Coster, reste bien le « livre patrial » (dixit Camille Lemonnier) de notre belge littérature.


                                                                   *

C’était le début des pétrolières années Seventies. Le rhétoricien liégeois que j’étais alors se moquait bien des dimanches sans essence puisqu’une heure de train suffisait pour rejoindre la gare du Nord, la place Rogier, la Tour Martini : la Foire du Livre. Le Graal !
Toute une journée à découvrir 100 petits éditeurs méconnus et à parcourir le monde au fil d’une géographie de stands ambassadeurs de presque toutes les littératures de la planète. Quelle passionnante chasse aux trésors chahutée d’assauts vers des escalators toujours menacés de thrombose, quelles découvertes exotiques !

Au stand soviétique, par exemple... Vaste comme la plaine sibérienne, son accès est marqué par une sorte d’arc de triomphe en carton, d’un pur style Catherine II-Potemkine, et ses limites se perdent loin, au-delà d’alignements de murs de livres aux couleurs sobres sinon sombres, mais tous reliés. Dans ce domaine singulier, la circulation est aisée, pas de groupies en quête d’autographes, pas de collégiens égarés, pas de bousculades. De quoi respirer enfin, de quoi bouquiner un peu...
Un moment intimidé par une véritable muraille d’œuvres de et sur le trio bruxellois Marx-Engels-Lénine (timidité qu’à l’époque, le jeune freluquet soixante-huitard ne se serait jamais avouée), mon regard tombe sur un présentoir où trône un gros volume au costume des plus atypiques et au titre long comme la Volga.
Je l’ouvre, le feuillette. Désœuvré, un vendeur s’approche. Il me sourit et me glisse sur le ton de la confidence quelque chose comme : « C’est un grand livre, un chef-d’œuvre, tous les Belges devraient lire l’Ulenspiegel de De Coster... Pourtant les éditeurs littéraires ne le publient même plus, ni en Belgique, ni en France. La seule édition que vous pouvez acheter, c’est celle-ci ! »
Et quand je lui montre, dubitatif, des pages en caractères cyrilliques, il ajoute : « Oui, c’est une édition destinée aux étudiants soviétiques qui apprennent le français, et les notes explicatives sont imprimées en russe, mais tout le roman est en français ! »
J’ai remercié l’obligeant libraire et payé le bouquin (très bon marché, d’ailleurs). Une bonne affaire, décidément ! Le virus de la littérature belge n’allait plus me quitter.

Reprenant aujourd’hui le livre, j’y relis la très belle préface de Romain Rolland. Le Nobel de Littérature 1915 n’hésite pas à y proclamer :
« Pour leurs débuts, les lettres belges ont fait un coup de maître. Un journaliste, pauvre, obscur, a [...] édifié un monument qui rivalise avec le Don Quichotte et le Pantagruel. »
C’est tout dire, non ?
Mais qu’en disent aujourd’hui nos contemporains écrivains, essayistes, romanciers, poètes ? C’est ce que nous avons demandé à quelques-un(e)s de nos auteur(e)s...
Christian Libens


                                                              *

Charles De Coster : Ixelles, mon amour
Si la grande épopée de Thyl Ulenspiegel se déroule pour l’essentiel dans une Flandre en proie aux exactions espagnoles, avec quelques détours par Bruxelles, la vie de Charles De Coster quant à elle (1827-1879) est étroitement liée à Ixelles, une commune qui était en pleine expansion à l’époque de la rédaction du livre, avec la création de grands boulevards bourgeois, de l’avenue Louise et du Bois de la Cambre.
De Coster doit être considéré comme le fondateur des Lettres belges, une littérature qui ne cessera de vouloir s’affranchir au 19ème siècle de son encombrante voisine française. Si le romancier est mort dans le dénuement et quelque peu oublié de ses contemporains, la commune d’Ixelles l’a mis à l’honneur à plusieurs reprises. Passons en revue quelques lieux qu’il a honorés de son intelligence et de sa verve ou qui lui sont tout simplement dédiés.
Adolescent, il est inscrit au Collège Saint-Michel qui se trouvait alors rue des Ursulines (actuel Sint-Jan Berchmans). Un futur libre penseur chez les Jésuites : ce ne sera pas le dernier ! Il passe sa jeunesse rue des Minimes à proximité des Marolles, ce repaire de marginaux gouailleurs, de voleurs hardis, d’ivrognes invétérés, mais surtout d’un peuple authentique dans ses traditions breugheliennes de kermesses et de ripailles, un peuple qui ignore encore l’arrogance du Palais de Justice : une source littéraire certaine pour De Coster. Il poursuit ses études à l’ULB de la rue des Sols dans le prestigieux Palais Granvelle contemporain de Thyl (actuelles Galeries Ravenstein). Avec ses amis, il aime à se perdre dans le quartier interlope de la Putterie semé d’estaminets enfumés et hanté par les racoleuses (remplacé depuis par la Gare centrale et ses hôtels en carton-pâte).
La suite de sa courte vie se passera à Ixelles le long de « la grande coulée » de la chaussée du même nom, comme l'écrivit Ghelderode, un quartier ouvrier et plutôt socialiste. Plus particulièrement au 78 rue de la Tulipe et au 35 rue du Viaduc où il écrivit durant dix ans la truculente Légende de Thyl Ulenspiegel (1867). Si Les Légendes flamandes lui apporteront un succès d'estime, son chef-d’œuvre, libertaire et anticlérical, restera confiné aux cénacles intellectuels alors qu'il était destiné au grand public. Notons que ses amis lui avaient décroché un poste de répétiteur à l’École militaire sur le site de l’abbaye de la Cambre. De quoi le faire vivre...
Largement incompris de ses contemporains, Charles De Coster meurt exténué et criblé de dettes dans les combles du 116 rue de l’Arbre Bénit que le mécène Edmond Picard ornera d’une plaque commémorative au texte insolite (côté rue Mercelis). Il est bien entendu inhumé au Cimetière d’Ixelles. Sa tombe fut très vite menacée de désaffectation. Sous l’impulsion de Camille Lemonnier, la dépouille sera ré-inhumée et la nouvelle sépulture rehaussée d’une impressionnante sculpture représentant Thyl Ulenspiegel.
C’est la même génération d’écrivains (et les pouvoirs publics, c’est trop rare pour ne pas le souligner) qui fera édifier au bord des étangs d’Ixelles un monument esthétique et raffiné en l’honneur de l’écrivain « maudit » et de ses fétiches Thyl et Nele. Il est truffé de symboles, dont certains sont peut-être maçonniques : Charles De Coster avait en effet été initié à la Loge des Vrais Amis de l’Union et du Progrès réunis où il côtoiera son ami Félicien Rops et Albert Lacroix, son futur éditeur.
Il y fera même quelques lectures de sa Légende d’Ulenspiegel. Son médaillon trône toujours au parvis du Grand Orient de Belgique, rue de Laeken.
L’Obédience a publié en 1983 une précieuse édition bibliographique de la fameuse Légende en hommage à son écrivain épris de liberté de conscience et de fraternité...
Joël Goffin

                                                                     *

Bubulus bubb
Ci-bat mon cœur — un petit sac de cendres
issu du livre écrit par le Hibou
dans son vieux belge épicé dont le pouls
a battu par Lys, Escaut, Meuse ou Dendre.

C’est un roman de traits et de méandres,
où les bourreaux égorgettent les cous
de tous coquins sans honte ni tabou ;
c’est un roman bon pour vous faire pendre.

Ça pue le sang, la police, le fer ;
y brûlent polissons qui, gais et fiers,
boutent les mots du monde hors de leurs lignes.

Langue de police ou de polissons ?
— sage hibou choisira sens et sons,
dont il sait qu’aucun ne compte pour guignes.
Rossano Rosi

                                                              *

Une sale blague
Tony était un blagueur. Depuis tout petit, il adorait faire des farces, et pas toujours de bon goût...Dans le feu de l’action, on ne fait pas le tri. Il travaillait depuis peu dans un bureau, à classer des paperasses pour une société d’import export à Bruxelles. Un boulot chiant.
Du coup, son penchant pour les facéties avait connu un regain, histoire de pimenter son morne quotidien, et par conséquent, celui de ses collègues. Était-ce pour cette raison que tout le monde l’avait surnommé Thyl Ulenspiegel ? Comme le personnage de Charles De Coster, Tony aimait prendre les expressions au pied de la lettre et jouer avec. Pour ça qu’un jour, il avait mis des grenouilles dans le bénitier de la cathédrale Sainte Gudule. Gros scandale !
Iconoclaste dans l’âme, Tony était né pour foutre la pagaille. À ce sujet, il citait souvent cette phrase de René Char : Ce qui vient au monde pour ne rien troubler, ne mérite ni égards, ni patience.
Tout allait pour le mieux dans la cour de récré de Tony, jusqu’au jour où ... il eut l’idée saugrenue de piquer le gsm d’un de ses collègues. Celui-ci ne fut pas choisi au hasard. Tony l’avait repéré parce qu’il était la caricature du fonctionnaire bien propre sur lui, moralisateur, et maniaque du rangement. À force de courbettes avec le patron, monsieur Vandeput était devenu chef de service, la proie rêvée pour Tony ! Aucune photo ne trônait sur le bureau du gratte-papier qui, vu son look poussiéreux, devait être célibataire. D’ailleurs qui en aurait voulu ? L’était moche comme un pou.
Tony avait remarqué que chaque fois que la secrétaire aguicheuse du patron passait dans le paysager, Vandeput lui adressait un sourire à la George Clooney. Le petit comique piqua donc le gsm de son collègue et envoya un texto enflammé à la secrétaire pour lui filer un rencard le soir même chez le bourreau des cœurs. La chaudasse répondit aussitôt par « yes j’y srai ». L’était du genre saute au paf, ça se voyait tout de suite. Encouragé par l’enthousiasme de la pétasse, Tony poussa le bouchon jusqu’à lui envoyer un autre texto « Viens à poil sous ton manteau ». Réponse quasi immédiate : « Waou ça m’exit ».
Tony avait prévu de glisser le gsm sous le bureau de Vandeput le lendemain matin. En attendant, l’autre fouillait partout.
Le soir venu, le farceur se planqua derrière la haie du jardin et attendit l’arrivée de la Vénus à la fourrure. Elle déboula, visiblement à poil sous son paletot. Mais couille dans le potage, y’avait une madame Vandeput ! Tony vit voler une fenêtre en éclats, avec une chaise Louis machin qui alla se fracasser sur la terrasse.
Pour la première fois de sa vie, l’employé modèle arriva en retard au boulot, avec sa petite valise et la tronche tuméfiée. Depuis ce jour-là, il ne nettoie plus son bureau. C’est le bordel ! Mais il est plus aimable avec ses collègues et va même boire des coups avec eux.
D’où l’impérieuse nécessité de garder son âme de gamin farceur...
Nadine Monfils


                                                                *

Modernité d'Ulenspiegel
Ah ! Hiboucle pas ce qu'on voudrait lui faire boucler, le bougre !

Ah ! Hibourgeoise pas, lui !

Hibougnate plutôt saint Claes des charbonniers, priez pour lui qu'on a brûlé et pour tous les ouvriers ( sans ma foi, croire pour autant que tout est réglé !)

Hibout de rage mais faut continuer à lutter.

Hibout la marmite de son côté ! (Pour rappel, Hibouffe comme quatre l'animal surtout à la fin des manifs où, lui, nous précise-t-il, Hibouffi deux harengs de police et Lamme Gilette (l'âme des poètes – son complice ! –) trois gendarmes et deux saurets cuits à feu vif sur le brasero de service)

À la pause de midi, Hibouffarde sa grosse pipe (mais ceci n'est pas une bravade à Magritte ! Au contraire, il apprécie les artistes!)

Hibouche même un coin, deux coins, trois coins (en mimant la danse des connards!) à ceux qui croient qu'il reste là à ne rien faire, sinon à faire le malin.

Au contraire, Hibourlingue !

Hibouge notre oiseau libertaire!

Hibougeote de ci de là pour les bonnes causes !

Hibougonne contre les politiciens !

Hibouffonne leurs promesses et leurs propos ! Il appelle le Premier Ministre actuel « Mademoiselle » en mimant sa voix de crécelle lequel (ou laquelle, au choix) est coincé(e) entre, côté maternel, sa moeder, Bart dite la Grosse Bertha qui tire à vue sur tout ce qui est reine, roi et autres wallomanias et son propre paternel qui sur lui (trop) veille comme s'il était gaga !

Ah ! Qu'est-ce qu'il est moderne - de De Coster à Rops ! - ce vieil anar contestataire !!
Jean-Pierre Verheggen

                                                                       *

Ce n’était pas la Bible...
Tante Jutte était Flamande, et pas nous. D’ailleurs, elle n’était pas notre tante et n’avait aucun lien de parenté avec la famille. Son hôtel sur la côte accueillait surtout des Bruxellois middle class en Ford Escort ou en 504.
Vaisselle rutilante, chocolat chaud maison, petits pains d’or et cramique maison, pantoufles maison... c’était bath, vous pouvez me croire !
Et il y avait des pinces à sucre, dont l’abandon, je le dis au passage, symbolise pour moi le déclin universel.
Chez tante Jutte, le ménage requérait une attention constante et un joli savoir-faire. Trois demoiselles rieuses s’en chargeaient, baptisées les « Joues Rouges ». Les draps, changés à la moindre occasion, sentaient le sel et le frais. Dans les escaliers, dans les chambres et les toilettes, le sable était chassé sans merci. L’air pétillait même à la cave.
Tante Jutte, jamais en repos, s’accordait toutefois des quarts d’heure dilettantes, oui, pour parler d’une façon bizarre. J’étais d’abord trop petit pour y prêter attention.
Plus tard, vers quatre ou cinq ans, je sus qu’elle disait des phrases apprises par cœur. J’étais trop occupé par mes affaires – collecte de peignes et de patelles – pour m’en soucier autrement.
Plus tard encore, ayant entendu parler de Dieu le Père et de Jésus – un pur hasard, car j’étais d’une famille mécréante, communiste de surcroît –, plus tard, dis-je, je crus deviner ce que déclamait tante Jutte devant son four : la sainte Bible. N’en étant qu’à moitié sûr, j’allai trouver mon père pour confirmation. Il leva un sourcil, secoua le chef avant d’ouvrir mes yeux d’enfants : « Ce n’est pas la Bible qu’elle récite, c’est l’Ulenspiegel. »
En Italie, les gens connaissaient des pages entières de La Divine comédie ; en Angleterre, on disait, on dit encore du Shakespeare pour assaisonner sa vie – et il a existé chez nous, dans les anciennes générations, des citoyens comme la tante Jutte, capables de sortir tirades sur tirades de La Légende d’Ulenspiegel. Ô mère Belgique, ô frères d’ici, comme ce temps paraît lointain !
Thomas Lavachery

                                                                 *

Cher Christian,
J’avais accepté d'écrire sur Charles De Coster et son roman cent-cinquantenaire.
Je croyais vraiment pouvoir m'enthousiasmer à nouveau pour ce livre lu il y a plus de 30 ans! En fait, j'en ai repris l'autre jour la lecture et le feu sacré ne se ranime pas... Je t’avouerai même que je m'y ennuie vraiment un peu! Avais-je lu jadis une version abrégée? Une adaptation? Je ne sais trop.
Ou simplement ne suis-je plus le même lecteur...
Tout ça pour te dire que je me sens bien incapable de te remettre le « devoir » promis. J'espère ne pas trop te décevoir, ni Nausicaa.
Amitiés.
Karel Logist

                                                                       *

Que reste Thyl ?
Je n’ai pas lu De Coster. Ouf, ça, c’est dit. Dès lors, vous m’excuserez de ne pas faire assaut d’exégèse ou de références savantes dans ces lignes. Le commanditaire de ce texte a-t-il cru que la proximité de nos noms de famille ferait, si pas filiation, du moins sens ?
Il m’a dit Charles De Coster, j’ai répondu l’édition de 1973. Il m’a dit Thyl Uylenspiegel j’ai répondu Gérard Philipe patinant sur les canaux gelés. Il m’a dit excellente idée, tu parles de Gérard Philipe et je me garde le livre. Dommage, ai-je pensé, c’est un des plus beaux livres de ma petite bibliothèque, et je lui ai toujours voué un certain respect. Pour sa taille, son poids et son titre en lettres gothiques ? Pour son mystérieux appareil critique en russe ?
Pourquoi n’ai-je pas lu De Coster, ce classique ?
Parce que j’ai été élevée en Wallonie, où il n’était pas au programme scolaire ? J’ai dû découvrir Thyl Uylenspiegel en lisant la bande dessinée de Willy Vandersteen, entre deux Bob et Bobette (La révolte des gueux, Le Lombard, 1954). Et puis, il y eut Gérard Philipe qui a réalisé ce film (en 1956, avec Joris Ivens) quelques années avant ma naissance. Vingt ans plus tard, j’avais quinze ans et le comédien français devint alors mon idole, mon icône, mon Prince Charmant.
Adolescente, ma mère avait la photo de Rock Hudson sous son oreiller ; eh bien moi, j’avais celle de Gérard Philipe sur la couverture de mes classeurs. Il était ce jeune fou de Fanfan la Tulipe et de Till l’Espiègle ; il était ce jeune homme ambigu et séduisant du Diable au corps, des Grandes Manœuvres ; il était enfin cet homme déchu, alcoolique et infiniment troublant des Orgueilleux. Doué, angélique, politiquement engagé et mort précocement, dans mon cœur pour toujours Julien Sorel et Fabrice del Dongo : le support idéal de mes fantasmes romantiques. À quoi ça tient, entre Thyl-Till et moi : une bande dessinée populaire et un film dont la principale vertu à mes yeux n’avait pas grand-chose à voir avec la littérature.
Comme j’aime que les choses soient bien faites, j’ai revu Les Aventures de Till l’Espiègle. Dans mon souvenir en noir et blanc, le jeune héros patinait sur les canaux gelés avec Nele, sa fiancée, et une joyeuse bande d’amis. Dans le film, en couleurs... On ne devrait pas revoir les choses que le souvenir a embellies jusqu’au mythe : la maison où l’on a grandi, la meilleure amie d’enfance, les films avec Gérard Philipe. Surtout pas Les Aventures de Till l’Espiègle, où mon héros de dix-sept ans est interprété par un homme de trente-quatre, et dont la résistance au duc d’Albe par quelques miches et bouffonneries de potache m’a semblée bien dérisoire. J’ai quand même retrouvé la scène où il patine, virevoltant, slalomant avec puissance et grâce entre les sbires du duc d’Albe, et pas en collants, mais quand même en cuissardes, s’il vous plaît. J’ai cru que je trouverais dans le personnage de Nele une composante féministe : las, son amour pour Till n’a que les couleurs de la résignation et de l’attente.
La Flandre du film est une Flandre d’Épinal, breughelienne, joyeuse, festive, pleine de gentils faucheurs en sabots, d’accortes crémières, de canaux gelés et de fêtes villageoises aux mâts de cocagne grassement garnis.
Dans cet imaginaire-là, qui est sans doute aussi fictif que le héros, je me retrouve; il a nourri mes racines flamandes, de Breughel à Ensor, de De Coster à Ghelderode.
Est-ce que je m”y retrouve ou est-ce que j’en éprouve plutôt la perte ?
C’est un imaginaire dont la francophone que je suis, issue de « Fransquillons » devenus Bruxellois vers la moitié du XIXe siècle, se sent en exil.
Que reste-t-il de Thyl ?
La perte, la perte d’une filiation flamande, imaginaire, littéraire ? Les jeunes adultes que sont mes enfants ne le connaissent pas. Quand je serai morte, ils mettront l’édition de 1973 chez un bouquiniste, avec mes souvenirs.
Dominique Costermans

                                                                    *

Le Belge par excellence
D’abord le regard charmeur de Gérard Philipe, séduisant la Dame de Dudzele dans le film inspiré du roman de De Coster, qu’il avait tenu à réaliser lui-même. Le film avait été lancé à grand fracas en 1956, notamment au Bon Marché, le grand magasin du centre-ville qui avait décoré tout un étage à la période des fêtes sur le thème d’Ulenspiegel. C’est là que le personnage est devenu une idole de mon enfance. J’ai lu le roman dans l’édition Marabout, avec la photo de Philipe en couverture, et dévoré le bande dessinée de Willy Vandersteen, bien sûr.
Et lorsqu’en fin d’études de philologie germanique j’ai consacré une grande part de mon travail sur le théâtre de Hugo Claus aux diverses adaptations qu’il a faites de la légende, j’ai dû me plonger dans le roman en profondeur. Il est résulté de ce travail universitaire paru sous forme d’essai (en néerlandais) une série d’articles sur les méthodes adoptées par Claus dans ses multiples versions (publiés dans le Thyrse à l’invitation d’André Gascht, et dans la revue de l’ULB, où mon maître Jean Weisgerber avait accueilli une version française de mon travail académique).
C’est ainsi que j’ai appris comment adapter un roman à la scène, initiation que j’ai mise en application à diverses reprises, pour Le Rouge et le noir (au Rideau) ou Le capitaine Fracasse (au Parc) par exemple, ou même pour la nouvelle de Pierre Mertens Collision, que Monique Dorsel m’avait demandé de porter à la scène au Théâtre Poème.

Mais Ulenpiegel est surtout une figure-clé de ma mythologie personnelle, il m’accompagne sans cesse, par son courage, sa ferveur, son humour. C’est un role-model, une référence vitale.
Je ne comprends pas qu’il ne soit pas plus populaire. Il est à mes yeux le « Belge par excellence », et je ne m’explique pas qu’il n’habite pas davantage notre imaginaire collectif.
Chaque fois qu’aux étangs d’Ixelles je passe au large de son effigie accompagnée de Nele, j’ai le cœur qui bat. Le monument a aussi sa réplique dans le village de Knokke, pas si loin de Damme où De Coster le fait naître. Et depuis deux ans, il trône dans mon bureau à l’Académie, puisque j’ai mis la main sur la maquette de la sculpture de Samuel dans une salle de vente où j’ai pu l’acquérir pour un prix si modeste que j’aurais honte de le révéler. Quel est ce pays qui fait si bon marché de ses mythes ?
Jacques De Decker

Metadata

Auteurs
Christian Libens ( dir. )