Écrire tout court: Ces auteurs qui écrivent pour enfants et adultes
Fanny Deschamps
Texte
En Belgique francophone comme ailleurs, nombreux sont les écrivain.e.s dont l’œuvre ne se restreint pas à un seul lectorat. Qu’est-ce que cela change, au juste, d’écrire pour un public d’enfants ou d’adultes? Quelles sont les ruptures et continuités de cette apparente dualité? Nous avons interrogé des auteur.rice.s sur les enjeux que cela implique.
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Thomas Lavachery, Eva Kavian, Charly Delwart et Victoire de Changy ont répondu à nos nombreuses questions.
Il ressort de leurs propos, ainsi que de ceux d’autres auteur.rice.s qui se sont exprimés sur le sujet (en particulier les poètes Maurice Carême et Carl Norac), une constante: écrire pour adultes et écrire pour enfants ne sont pas deux pratiques si différentes qu’on pourrait le penser. Certes, des spécificités existent selon le public auquel ils s’adressent. Mais en définitive, il s’agit toujours d’écrire, tout court.
En France, une des premières figures de grande renommée à s’être adressée à des publics distincts est George Sand, invitée par l’éditeur Hetzl à écrire pour enfants. Elle rédige Histoire du véritable Gribouille, publié en 1851, suivi des Contes d’une grand-mère en 1873. Bien d’autres écrivains la suivent, tels que Blaise Cendrars (Petits contes nègres pour les enfants des Blancs, 1928), ou bien sûr Antoine de Saint-Exupéry avec son célébrissime Petit Prince, publié en 1943, et qui lui fit dessiner avion et renard, mais pas de mouton. Chez nous, Marie Gevers, une des autrices les plus en vue de la littérature belge du 20e siècle, s’est également adressée aux deux publics. L’écrivaine de La comtesse des digues et Madame Orpha écrit des contes pour enfants dès les années 30 (L’amitié des fleurs, La petite étoile...), dans lesquels on retrouve les sources d’inspiration de ses poésies et romans.
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Trajectoires
Comment ces différent.e.s écrivain.e.s en sont-ils venus à écrire pour des publics d’âge différents? Ont-ils commencé par écrire pour les adultes ou les enfants?
Il semblerait qu’il y ait autant de trajectoires que d’auteur.rice.s.
Connu comme le poète des enfants (plusieurs générations ont appris ses poèmes à l’école), Maurice Carême est une figure incontournable des lettres belges. «Il ne commence à écrire pour enfants qu’après la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il a derrière lui une carrière d’écrivain longue de plus de vingt ans, et déjà reçu le prix triennal», explique François-Xavier Lavenne, directeur de la Fondation Maurice Carême à Bruxelles. «Ce n’est qu’en 1947 qu’est publié La lanterne magique, son premier recueil pour enfants. Au début des années 1930, Maurice Carême traverse une crise existentielle. Alors qu’il écrit le recueil Mère, il s’aperçoit que son écriture ne permet pas de dire avec justesse son enfance. Il commence à rompre avec son style. En même temps, lui qui est instituteur découvre des poèmes d’enfants et, très impressionné par leurs textes, encourage ses élèves à écrire de la poésie qu’il publie ensuite en recueils. Cette découverte bouleverse sa pratique: il souhaite alors écrire à leur manière. L’enfance est la recherche d’un réenchantement du monde. Il s’agit d’une démarche proche de celle des peintres naïfs: retrouver une certaine vision du monde de l’enfant».
Pour certains, entrer dans l’écriture de livres jeunesse correspond au fait de devenir parent. Le désir de partager des histoires avec ses propres enfants constitue une magnifique occasion de réaliser des ouvrages. C’est le cas de Thomas Lavachery, dont les rêves d’écriture ne datent pas d’hier: «À 18 ans, me voyant écrivain, je rêvais à mes futurs textes. Il s’agissait de romans "vieillesse" où des personnages “compliqués, pétris de littérature, vivaient des amours et des trahisons subtiles dans des pays exotiques. Ensuite, des années plus tard, j’ai publié un premier livre, et c’était un roman jeunesse inspiré d’une histoire inventée oralement pour mon fils Jean. L’occasion avait fait le larron». Ce récit n’est autre que Bjorn le Morphir, publié en 2004 à L’école des loisirs, le premier tome d’une addictive saga qui en comptera huit, consacrée à un jeune guerrier viking dont les aventures ont tenu ses lecteurs en haleine. «Mon fils m’a orienté vers le roman jeunesse d’aventure et la fantasy. J’ai réalisé que cela convenait très bien à la nature de mon imagination, et vogue la galère!»
Auteur de Circuit et Databiographie, l’écrivain belgo-parisien Charly Delwart a lui aussi commencé à diversifier son lectorat quand il a eu des enfants: «J’ai commencé par écrire des romans pour adultes. Par la suite, je suis également devenu scénariste. C’est plus tard que j’ai découvert les livres pour enfants, en devenant père, et j’ai écrit des livres jeunesse car j’avais envie de dialoguer avec mes enfants à ce sujet. En fait, j’écris en fonction de leur âge: d’abord des albums, puis un roman jeunesse». Il s’agit des Aventures de moi-même. Journal de ma fugue, paru en 2021 chez Flammarion, dans lequel le jeune Gaspard, dix ans, décide de fuguer avant de se poser une foule de questions à ce sujet. «La première fois que j’ai vu un point de jonction entre le travail d’écrivain et l’observation du comportement des enfants, c’est quand j’ai écrit une recension de la vie de mon fils aîné, de ses six mois à un an et demi. Ce n’est jamais devenu un livre, ce le sera peut-être un jour si je trouve le bon angle. Faire des livres pour eux, ça m’amuse: Dodo est le fruit d’une nuit d’insomnie avec ma fille, et j’ai concrétisé cette aventure dans un livre».
Pour autant, d’autres parmi ces écrivains à double casquette connaissaient le monde de la littérature de jeunesse avant d’avoir des enfants. C’est le cas de Victoire de Changy qui, après avoir écrit deux romans pour adultes XX, a publié l’Ours Kinstugi, un premier album illustré, en 2020 chez Cambourakis. «J’ai toujours été une grande collectionneuse de livres pour enfants. J’ai eu la chance d’en être entourée et j’ai bien conscience que c’est ce qui a fait ce que je suis aujourd’hui. J’ai très rapidement lu les livres que lisait ma mère, dès huit ou neuf ans. Le fait que j’ose aborder des sujets sensibles (la blessure, par exemple, dans L’ours Kintsugi) vient peut-être de là, j’ai le souvenir précis d’avoir été très intéressée par eux, et de les avoir compris. Mon mémoire de fin d’études portait par ailleurs sur la promotion du livre de jeunesse en Fédération Wallonie-Bruxelles, ce qui m’a permis d’apercevoir encore un autre aspect de ce métier».
Pour Eva Kavian, qui touche à tous les genres, écrit pour tous les âges et anime des ateliers d’écriture, c’est le hasard qui l’a menée à s’adresser au jeune public: «J’ai commencé ma carrière par plusieurs livres pour adultes. Je ne maîtrisais pas encore "l’art de raconter une histoire" indispensable pour un lectorat plus jeune. À vrai dire, j’ai été publiée pour la jeunesse par accident: j’avais écrit La dernière licorne, un livre pour adultes qui a finalement été publié dans une collection pour adolescents, et qui y a toute sa place. Alors que mon texte avait été accepté chez Labor, la maison a fait faillite peu de temps après la signature du contrat. Muriel Molhant, qui y travaillait, a été engagée chez Mijade, et le roman l’a suivie. Comme il avait du succès, j’ai pris conscience que je pouvais écrire pour cette tranche d’âge. Mon éditrice a joué un rôle fondamental à ce moment-là, car elle m’a dit que je n’avais pas à choisir entre un lectorat adulte ou jeunesse, je pouvais écrire pour les deux en parallèle».
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Dévalorisation d’une littérature dite «mineure»
Poser la question de la différenciation de la littérature jeunesse et de la littérature dite « générale » amène assez rapidement à un constat, celui d’une évidente dévalorisation de l’œuvre littéraire dès lors qu’elle s’adresse au jeune public.
Comme le rappelle Isabelle Nières-Chevrel XX , il existe «une série de mécanismes institutionnels» de valorisation qui jouent forcément «en faveur des goûts et de la culture de ceux qui […] évaluent, à savoir les adultes lettrés: tout naturellement ces adultes s’intéressent d’abord à ce qu’ils lisent eux-mêmes. […] Quant aux enfants, ils ne produisent pas de discours critique […]: ils n’en ont ni le besoin, ni la culture, ni les outils».
Cependant, les auteur.rice.s lu.e.s par les deux publics n’estiment pas leurs livres pour enfants de moindre intérêt que ceux pour adultes, loin de là. Il semblerait même que la difficulté liée à la simplicité et à la fluidité nécessaires pour être lus des enfants soit un exercice qui n’est pas accessible à tous. À entendre les écrivain.e.s «mixtes», ils semblent bien ressentir cette délégitimation de la littérature jeunesse, et certains en souffrent.
«Maurice Carême a eu la sensation d’avoir été méprisé pour avoir écrit pour les enfants, et il exprime une amertume face à un malentendu sur son œuvre», explique François-Xavier Lavenne. «Dans le milieu littéraire, quand on écrit pour les enfants, on n’est pas considéré comme un "vrai poète"».
Poète national depuis le 29 janvier 2020, Carl Norac écrit depuis longtemps pour les deux publics. En février 2019, il a donné aux Midis de la poésie une conférence sur le sujet, devenue une publication: La poésie pour adultes et enfants: le grand écart? XX Il regrette qu’en France, « et dans une moindre mesure en Belgique », la poésie dite pour la jeunesse soit le parent pauvre. Invité lors d’un festival, raconte-t-il, on lui annonce qu’il a été choisi parmi d’autres auteurs parce qu’il publie aussi en littérature générale: « Vous êtes donc écrivain par ailleurs », lui lâche-t-on. Carl Norac ne connait que trop bien ce problème, lui dont le père, Pierre Coran, est le poète francophone vivant le plus lu, et qui pourtant essuie régulièrement, lui aussi, «des marques de mépris redoutables».
«Pendant longtemps», dit Thomas Lavachery lors d’une conférence donnée dans le cadre du colloque Lire et faire lire XX , «la littérature de jeunesse a été regardée avec une certaine condescendance, comme une sous-littérature. Mais les choses ont évolué positivement. Son succès actuel y est pour beaucoup: il y a eu le phénomène Harry Potter, qui néanmoins est à double tranchant car dans les pays francophones (c’est différent chez les Anglo-Saxons), le succès est vu avec suspicion. Je ne me souviens pas du passage d’un auteur jeunesse à Apostrophes, alors qu’aujourd’hui François Busnel [animateur et producteur de La grande librairie, ndlr] invite régulièrement des auteurs jeunesse. Du côté des journaux quotidiens, entre Le Soir et La Libre, la Belgique fait une belle place à la littérature de jeunesse, que mes collègues français jalousent. Les travaux universitaires consacrés à la question sont de plus en plus nombreux».
Mais il rappelle que la réalité du métier n’est pas la même dès lors que l’on écrit pour enfants: «Mon ami et collègue Michel Van Zeveren a vécu une expérience assez parlante, alors qu’il était invité à un salon littéraire: les auteurs jeunesse étaient logés dans des hôtels de moindre standing que les auteurs "vieillesse". Autre élément important, les droits d’auteurs restent en moyenne moins élevés pour les auteurs jeunesse. Une des raisons de ce statut, c’est que la littérature jeunesse est vue comme utilitaire. Elle aurait pour fonction de fabriquer des lecteurs, comme un marchepied, et aurait une fonction pédagogique, devant délivrer des messages, aider à grandir. Il y aurait un parcours idéal allant de l’album jeunesse au roman adulte, en passant par les premiers romans illustrés puis les romans ados. Or, idéaliser ce parcours dévalorise d’autres parcours, et par conséquent d’autres types de lectures. Chaque parcours est singulier et légitime».
Victoire de Changy évoque à cet égard la disparité de traitement médiatique: «Je sens une différence de valorisation selon les secteurs littéraires, notamment de la part de la presse. On y évoque bien moins les sorties jeunesse, les prix attribués, les succès ou les pépites confidentielles. Les auteur.rice.s qui ont un succès fou auprès des enfants sont généralement peu connus des adultes, sauf si ceux-ci ont eux-mêmes des enfants, et c’est je pense parce que la presse ne leur offre pas l’occasion de s’y intéresser».
Pourtant, le rapport de ces auteur.rice.s au milieu professionnel des livres pour enfants semble très positif. Ce secteur est vu comme plus accueillant, chaleureux et moins condescendant que celui de la littérature générale. «Je ne connaissais pas du tout le secteur de la littérature de jeunesse et le découvre, nous dit Charly Delwart. Je trouve que c’est un milieu très agréable, plus doux qu’en littérature générale. Il y a un côté moins cinglant à la sortie d’un livre: personne ne va descendre un livre pour enfants».
Que ce soit pour enfants ou adolescents, le secteur littéraire jeunesse enthousiasme ses protagonistes. «Je lis peu de romans jeunesse, mais j’adore écrire pour les jeunes, confie Eva Kavian. Le noyau dur de l’adulte qu’ils deviendront est déjà présent et cela me fascine. L’adolescence est un territoire narratif riche, complexe. En prime, les professionnels de la littérature jeunesse sont dynamiques, passionnés, généreux, et se prennent généralement moins au sérieux que ceux de la littérature dite générale. On me demande quand je vais écrire un prochain livre pour adultes, comme s’il y avait quelque chose de plus valorisant à cela. Moi, je ne le ressens pas du tout. Quand un jeune me dit que pour la première fois il a lu un livre jusqu’au bout, je me dis que c’est gagné. Dans mes grands rêves, j’aimerais écrire un texte pour un album pour enfants, ce qui me parait le sommet de la difficulté».
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Style, inspiration, ton: qu’est-ce que cela change?
Il semble que personne dans notre panel d’auteur.rice.s ne considère effectuer une activité différente selon qu’ils écrivent pour des adultes ou pour enfants. Il s’agirait plutôt de plusieurs facettes d’une seule et même pratique, de déclinaisons, de variations de tonalité, qui correspondent même plutôt à un enrichissement de leur écriture.
«Maurice Carême détestait l’appellation de poésie pour enfants, explique François-Xavier Lavenne. Pour lui, il n’y a pas d’un côté une poésie pour adulte et l’autre pour enfants, il y a une seule poésie. Certains poèmes toucheront les enfants mais également l’âme enfantine des adultes. Sur le plan de l’écriture, il y a une recherche de fluidité et de simplicité dans cette nouvelle partie de son œuvre. Ce que crée cette pratique de la poésie pour enfants, c’est une rythmique plus régulière, proche de la comptine. Les frontières sont assez floues entre ses recueils pour enfants et adultes».
Pour Carl Norac également, pas question de catégoriser la poésie. «Pourquoi un auteur qui s’adresse aux deux publics est-il d’office considéré comme "un poète aux deux visages"?. Dans sa multiplicité absolue, la poésie est indivisible. […] Moi qui vis dans ces deux mondes ou milieux, je ne suis pas ‘deux poètes’: je ne sens, de ce côté, aucun dédoublement de personnalité» XX.
Lorsqu’il se penche sur une page blanche, le flux qui vient, la matière est «la même au moment d’écrire, que vous pensiez parler à un enfant, à un adulte ou à vous-même» XX. Il souligne, par ailleurs, que cette catégorisation artificielle touche plutôt les pays francophones: «Un poète anglais qui écrit alternativement pour enfants et adultes n’a aucune gêne à cela, et ne compartimente pas sa bibliographie» XX.
Cette division rejoint souvent celle qui marque le monde littéraire en général. L’œuvre abondante d’un Patrick Delperdange navigue entre les genres et les lectorats. Policiers, grands romans d’aventures pour adolescents, scénarios de bande dessinée, il multiplie les possibles à plaisir XX. En 1996, il déclare à propos du polar: «Assez de cette classification. Mon travail actuel, c’est faire éclater les barrières que l’on pose depuis que la littérature existe. Je n’arrive plus à considérer les genres les uns par rapport aux autres».
Pratiquement, y a-t-il plus de difficultés à écrire pour un lectorat ou l’autre? «J’ai toujours pensé qu’il était plus difficile d’écrire pour les enfants, explique Victoire de Changy, de trouver le ton juste qui ne soit ni trop, ni trop peu, de parler une langue qu’on ne parle forcément plus vraiment, de trouver l’histoire qui les accrochera. Ce qui rend l’écriture pour enfants plus facile, en revanche, c’est la longueur: les histoires courtes sont plus faciles à mener, elles sont moins sujettes aux découragements de cours de route. On pourrait penser à la difficulté de tout dire en peu de pages, dès lors, mais elle ne m’est jamais apparue comme telle».
Pour Thomas Lavachery, écrire pour un jeune public présente certaines difficultés. «L’expérience m’a appris qu’écrire pour les jeunes, si toutefois on s’astreint à y mettre le meilleur de soi-même, n’est pas facile du tout. Si je compare mon travail d’auteur jeunesse avec mes expériences d’écriture pour les adultes, il n’y a pas vraiment de différence en termes de difficulté».
Et d’ajouter, s’agissant de la dimension stylistique, que «dès le moment où tu t’efforces de bien écrire, d’atteindre ce bel équilibre entre clarté et fluidité d’une part, et élégance d’autre part, la difficulté existe, quel que soit le public auquel tu t’adresses. La source d’inspiration la plus personnelle, la plus intime, la plus difficile à saisir également, n’est pas différente. Je ne le pense pas, du moins».
«Quand je commence un récit, explique Eva Kavian, je ne me demande pas si je veux écrire pour une tranche d’âge particulière. Je me demande ce que je veux écrire, et puis dans quelle direction je veux aller. Certains de mes romans sont à la frontière entre littérature générale et pour adolescents, et il arrive que les éditeurs se renvoient alors la balle. Personnellement, je n’aime pas cette séparation entre littérature adulte et jeunesse. C’est probablement utile pour s’y retrouver en librairie, mais c’est dommageable pour les textes. Mes romans jeunesse sont parfois lus par des adultes, mais uniquement par ceux qui suivent mon travail. Jamais un lecteur adulte ne va choisir un livre pour lui-même au rayon jeunesse. Cela peut empêcher une partie du public d’avoir accès à mes textes. Dans mes livres, j’explore les familles d’aujourd’hui. Les questions du deuil, de l’amour, du désir, ça n’a pas d’âge».
Pour autant, la nature des textes ne saurait être exactement la même. En ce qui concerne la construction de ses romans, Kavian se garde de céder à une forme de facilité. «J’ai de l’estime pour l’intelligence des jeunes, je ne veux pas leur mâcher le travail en écrivant "plus facile". Je dois parfois en discuter avec les éditeurs, parce que le jeune lecteur d’aujourd’hui veut des choses simples, pas trop longues. Or, ce ne sont pas des idiots qui ne savent traiter qu’un seul sujet à la fois. Mes constructions sont parfois compliquées, avec plusieurs narrateurs... Les plus jeunes lecteurs auront peut-être davantage de difficultés à faire le lien. C’est intéressant d’apprendre à composer pour eux. Je trouve que le lecteur adolescent est intelligent et capable de comprendre. Je le prends au sérieux. Lire quelque chose de difficile, c’est valorisant pour eux. Sur le plan de la pratique, pour adultes ou ados, il n’y a pas de différence fondamentale. Mais tout de même. Il faut accrocher le jeune lecteur. Il faut lui offrir des possibilités d’identification. Un bon livre jeunesse intéressera un lecteur adulte. Le contraire n’est pas systématique».
Ce qui semble évident, tant dans ces différents témoignages qu’à la lecture de l’œuvre de ces auteur.rice.s, c’est qu’il y a plus de points communs que de différences entre les livres jeunesse et adultes: thèmes de prédilection, style, tournures de phrases, humour, poésie… «Ce qui rapproche mes livres pour enfants ou adultes, c’est ce que je sais faire, constate Charly Delwart, en l’occurrence, un rapport réaliste et comique à la vie. Je n’écris pas de science-fiction. Mes personnages sont ancrés dans le réel. Pour mon roman jeunesse, Journal de ma fugue, c’est la même chose: je voulais un petit personnage qui se pose des questions propres à son âge, et que ce soit crédible. Pour imaginer sa fugue, j’aurais pu tout écrire: aller sur la lune, camper et croiser des martiens, mais je voulais quelque chose de simple, car c’est aussi la manière dont je réfléchis à mes histoires. Le grand lézard et Journal de ma fugue sont sortis en même temps et racontent deux personnages qui vivent une crise, et se terminent par un départ. On ne sort pas de ses thématiques!»
Lorsque Charly Delwart s’adresse à des enfants, « l’écriture est d’une plus grande simplicité, car il s’agit de thématiques bien cernées, de livres beaucoup plus courts. On doit moins s’éparpiller pour ne pas perdre l’attention du lecteur. La simplicité de l’écriture du livre pour enfants est un véritable apprentissage. Dans mes livres pour adultes aussi, je cherche à être plus fluide, plus simple, et la littérature jeunesse m’y oblige d’emblée. C’est donc un très bon exercice, une contrainte positive. Pour mon premier roman jeunesse, il y avait une espèce d’état béni. Ne sachant pas comment ça fonctionnait je me suis lancé, et il n’y avait pas d’enjeu, je testais. Là, je me lance dans l’écriture d’un deuxième roman jeunesse, la suite du premier, et cela ressemble plus à la manière dont je fonctionne pour un roman adulte. Cela devient un travail en soi, alors que ce n’était pas prévu. Il y a quelque chose de complémentaire entre mes livres et scénarios: l’écriture elle-même se déploie sur différents terrains, et c’est agréable. Cela crée des respirations. J’aime pouvoir changer de type de projet. Et puis, avoir le retour des enfants sur un livre, c’est très satisfaisant, car il y a une spontanéité qui donne une vraie valeur à leur avis».
«Ce qui rapproche mes livres pour enfants et adultes, c’est l’écriture, explique Victoire de Changy. J’adopte pour les deux la même "rigueur sonore", si je peux l’appeler comme telle, c’est-à-dire une façon dont les sons doivent se répondre entre eux, comme je le fais dans mes romans et dans ma poésie. Ma manière d’agencer les phrases est la même, et mon choix des mots presque identique également. Je dis presque parce que même si je tiens à adopter un langage soutenu pour enrichir celui de l’enfant qui me lira, je veille à ce que le mot choisi reste doux, dans le son et sur sa langue, pour qu’il puisse le retenir facilement. Ce qui les différencie, certainement, c’est le ton: je tiens, même si j’évoque des choses difficiles, à ce que le ton dans mes albums reste sautillant, en mouvement. Je m’autorise davantage de gravité et de silences pour les adultes. Mes sources d’inspiration dépendent, pour les romans, comme pour les adultes, comme pour la poésie, de ce que je croise, j’entends, je vois, d’une pensée qui ricoche jusqu’à former une histoire».
Néanmoins, des enjeux éditoriaux propres au secteur de la jeunesse tendent parfois à imposer une certaine manière de faire aux écrivain.e.s. «Certains éditeurs jeunesse privilégient une vision commerciale, déplore Thomas Lavachery. C’est malheureusement une tendance lourde actuellement. Collections formatées, collections pour filles, etc. Il m’est arrivé, en une seule occasion, d’avoir des échanges avec un éditeur de cet acabit. J’avais proposé un texte qui plaisait beaucoup à une responsable de collection, laquelle ne pouvait décider sans l’aval de ses supérieurs et l’avis des représentants. Elle est revenue vers moi après quelque temps, un peu gênée, pour me demander des aménagements: je devrais augmenter sensiblement le nombre de pages, viser une autre tranche d’âge, orienter le ton général vers l’espièglerie… Consterné, j’ai coupé court».
«La poésie pour la jeunesse serait fondamentalement différente car elle vise à une grande simplicité » explique Carl Norac. « Pourquoi devrait-on penser qu’il faudrait complexifier pour approfondir? Beaucoup de grands poètes ont épuré leur langue au fil de leur vie, beaucoup d’artistes aussi. Une des complexités de la poésie jeunesse, c’est que si elle peut être comme les autres mélancolique, voire terrorisante, elle ira se frotter un jour ou l’autre à la joie, à la bienveillance, ou même à ces mots difficiles que sont beauté et bonheur. Là, le poète est sur un fil, fildefériste improvisé, un pas de côté et il tombe dans la mièvrerie, le sucre guette sous les mots » XX.
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Limites et libertés de la littérature jeunesse
Cette bienveillance à laquelle Carl Norac fait référence semble constituer une différence fondamentale entre littérature générale et littérature jeunesse, sur laquelle les auteur.rice.s semblent s’accorder. Le fait de s’adresser à un public très jeune requiert une certaine douceur. Pas question de recourir à la noirceur ou au pessimisme, qui est possible lorsqu’on s’adresse aux adultes. «À de rares exceptions près, les auteurs jeunesse s’interdisent une vision franchement pessimiste du monde et de l’avenir, affirme Thomas Lavachery. Je crois que c’est bien. Nos enfants n’ont pas demandé à venir sur cette terre ; ils sont là, dans une période angoissante au possible, et nous n’avons pas le droit de leur peindre un tableau funèbre, un horizon barré. Leur parler du malheur, de la guerre, des travers humains, oui ; les angoisser ou les déprimer, non».
De la même manière, la violence ou l’érotisme seront limités, ou traités avec une distance plus ou moins grande, selon la tranche d’âge. «Les textes jeunesse impliquent des contraintes d’autant plus grandes que le public visé est jeune, explique Lavachery. Elles concernent le vocabulaire, les explications nécessaires, la place de la violence… On peut parler de sexe, de crime, d’inceste dans le roman pour ados, mais pas de la même manière. On sera plus dans l’évocation, on évitera certaines descriptions… cela en se permettant pas mal de choses, tout de même! Il y a beaucoup de violence dans Bjorn le Morphir, Ramulf et mes autres romans moyenâgeux, mais je ne vais pas aussi loin que George R. R. Martin, l’auteur de Game Of Thrones. Ces adaptations se font d’instinct, et sans aucune frustration de ma part. J’y pense à peine, en vérité».
Chez Maurice Carême également, «les thématiques plus difficiles comme la mort, la guerre, seront abordées d’une manière plus tragique et philosophique pour les adultes, et d’une manière plus légère et directe pour les enfants», explique François-Xavier Lavenne.
Plus près de nous, Caroline Lamarche est avant tout considérée comme une romancière pour adultes. Certains sujets, comme l’érotisme, parfois violent, qui a marqué une partie de son œuvre, pourraient l’éloigner des jeunes lecteurs. Pourtant, elle leur a adressé deux albums, chacun centré sur un animal, autre sujet de prédilection de l’autrice: Le phoque, illustré par Goele Dewanckel (éditions du Rouergue), et Tetti, la sauterelle de Vincent. Ce dernier, illustré par Pascal Lemaître (éditions Pastel, 2021), évoque la brève rencontre entre un grand peintre et un insecte, le temps d’une toile qui les liera à jamais. Le livre évoque le rapport à la mort, un thème que l’on retrouve, dans une tonalité tout autre cependant, dans ses récits pour adultes.
De même, l’humour ne pourra être amené de la même manière, notamment en raison des références culturelles que les enfants ne maitrisent pas, mais aussi de la complexité intellectuelle de l’ironie, que les plus petits n’auront pas la capacité de comprendre. «Avec les enfants, il faut être moins trash, dit Charly Delwart. Et c’est aussi bien. Dans l’humour, l’ironie, le but n’est pas d’aller loin comme on peut le faire avec les adultes, mais de les aider à dédramatiser, déconstruire, à voir sous un autre angle une situation. On ne peut pas donner quelque chose de plombant aux enfants, il faut que ça les élève, que ça leur apporte quelque chose. Une réflexion, un questionnement».
En revanche, il semblerait que le secteur des livres pour enfants et adolescents offre une grande liberté de ton. La fantaisie y serait plus poussée, le recours au surnaturel et au fantastique y est plus fréquent qu’en littérature pour adultes (sauf en ce qui concerne les littératures dites «de genre»). «La littérature jeunesse permet une liberté totale dans l’imaginaire, explique Victoire de Changy, là où il est plus délicat, dans la littérature générale, de se détacher du vraisemblable. Ceci dit, j’ai pour L’île longue, mon second roman, inséré quelques notes de fantastique, parce que ça s’imposait comme tel, et je ne m’en suis pas privée. Mais je sais que ce sont celles-là qui feront sourciller les adultes, à moins d’être estampillé SF, évidemment».
Ainsi, dans l’œuvre de Thomas Gunzig, aux côtés de Mort d’un parfait bilingue, Manuel de survie à l’usage des incapables ou Feel good, on trouve deux romans jeunesse. De la terrible et magnifique histoire des créatures les plus moches de l’univers: comment elles aidèrent Polo, et comment ils sauvèrent le monde (Mijade, 2008) est un roman désopilant. On y retrouve ce qui fait le sel de l’écriture de Gunzig: humour ravageur, fantaisie, originalité de ton et de contenu. Bien entendu, le regard sur la société sera moins noir que dans ses romans de littérature générale. Et l’auteur se permet d’autant plus une incursion dans la science-fiction que celle-ci est bien plus « acceptable » dans un livre pour enfants. Le surnaturel est d’ailleurs également un ressort de son autre roman jeunesse, Nom de code: super-pouvoirs (Mijade, 2010), qui lui aussi mêle dure réalité sociale et fantastique.
Terminons avec les réjouissants propos de Thomas Lavachery à ce sujet: «Les histoires pour les plus jeunes m’ont permis de réveiller une fantaisie, une loufoquerie oubliées ou plus exactement en veilleuse. L’esprit d’enfance m’habite quand j’invente les aventures de Jojo, de Gugule Guduk, de Roussette, de Lilly…, et c’est une expérience assez unique, grisante. Les enfants sont un peu dingues, admettons-le. Écrire pour eux, de même que vivre avec eux, nous permet d’être fous également».
© Fanny Deschamps, revue Le Carnet et les instants n° 209, 4e trimestre 2021
Notes
- Une dose de douleur nécessaire, 2017 et L’île longue, 2019, tous les deux publiés chez Autrement.
- Isabelle NIÈRES-CHEVREL, Faire une place à la littérature de jeunesse, La revue des livres pour enfants, n°202, septembre 2002.
- La conférence a été publiée en 2020 par les éditions des Midis de la poésie.
- Thomas LAVACHERY, «Les priorités d'un auteur jeunesse», 22 février 2021, colloque Lire et faire lire, Foire du livre de Bruxelles, https://www.youtube.com/watch?v=U7QX0JL9TuE
- Carl NORAC, La poésie pour adultes et enfants: le grand écart?, Bruxelles, Midis de la Poésie Éditions, 2020, p. 6.
- Ibid., p. 8-9
- Ibid., p. 26
- Voir Marc WILMOTTE, «Patrick Delperdange, en rose et noir», dans Le Carnet et les Instants n°204, 2019
- Carl NORAC, op. cit., p. 41