D’hier à aujourd’hui. Le roman historique en Belgique
Joseph Duhamel
Texte
Le roman historique apparaît très tôt dans l’histoire des Lettres belges, répondant, dans un premier temps, à une réelle nécessité.
Il n’a cessé de se transformer et aujourd’hui encore il occupe une place significative dans la production littéraire. Les enjeux en sont cependant différents.
Quelles sont les grandes lignes de l’évolution de ce type de roman?
Quelles caractéristiques partagent les publications contemporaines?
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La littérature s’est régulièrement inspirée des périodes passées. Que l’on pense, en France, à La Princesse de Clèves ou aux tragédies de Racine. Cependant l’Histoire n’est là qu’un cadre dans lequel s’expriment des passions qui ne sont pas propres à l’époque.
Les événements qui bouleversent l’Europe du début du 19e siècle suscitent une montée des nationalismes. L’exaltation de l’identité nationale devient un thème essentiel dans la vie culturelle et politique des puissances en train de se constituer. Se développe alors un genre littéraire nouveau, le roman historique, récit fictif qui intègre à sa trame narrative une dimension historique, décrivant une époque antérieure que l’écrivain n’a pas vécue.
L’Histoire n’y est plus un simple cadre, mais devient la matière même du récit. En outre, la dimension collective, et non plus individuelle, est maintenant centrale. Le peuple est mis au premier plan, confronté aux soubresauts de l’Histoire. L’individualisation des personnages se fait dans ce cadre collectif.
Face à l’histoire qui devient peu à peu une science, développant des méthodes d’investigation, d’analyse et de communication plus rigoureuses, le roman historique va insuffler à cette matière une part d’imaginaire, de la couleur locale, un parfum de passé, ainsi qu’une trame narrative; d’une certaine façon, il représente la part non scientifique de l’histoire. Dans cet esprit, il est très proche du roman d’aventures, et nombre d’œuvres ressortissent aux deux esthétiques.
Ce nouveau genre témoigne d’un attrait pour le passé, dont les raisons peuvent être multiples, entre autres celle de faire connaître les grandes heures qui fondent le récit national. Il s’agit de jouer entre la réalité historique, que la science historique reconstitue, et la création d’une fiction romanesque où s’exprime la liberté d’invention de l’auteur. Il y a donc une contrainte référentielle forte, à respecter jusqu’à un certain point, sauf à basculer vers une autre forme d’expression littéraire.
Ainsi, la figure d’un personnage ayant réellement existé est importante pour crédibiliser le récit, mais en même temps fort embarrassante car elle limite l’invention. Les romans vont donc se centrer sur la figure de ce que l’on a appelé le «héros moyen», représentatif du peuple dont il est issu mais aussi pourvu de plus grandes qualités que les parfois pâles personnalités du passé, qualités qui sont alors présentées comme les caractéristiques de l’âme nationale.
Pour le roman historique, la question du rapport entre le réel et le fictif se pose de façon plus aiguë que dans les autres formes romanesques et va rester centrale dans les productions contemporaines.
Se pose aussi la question de l’anachronisme. Il est parfois volontaire et doit être compris en fonction du sens que l’auteur veut donner à son récit, par exemple lorsqu’il insère une réflexion sur l’évolution de tel ou tel élément historique qu’il décrit. Peut-être discutable quant à la cohérence de la progression narrative, il est acceptable.
Autrement gênants sans doute sont les anachronismes involontaires qui peuvent casser l’illusion référentielle: ainsi, parler d’une attitude inquisitoriale dans un roman se déroulant au Moyen Âge.
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La nécessité d’un récit national se manifeste particulièrement en Belgique. L’indépendance encore récente et le caractère composite du pays le rendent fragile.
Il s’agit donc de légitimer son existence autant à l’extérieur qu’à l’intérieur des frontières. Les autorités publiques vont encourager l’écriture d’œuvres qui illustrent l’histoire passée des provinces belges.
Ne dit-on pas alors que la preuve de l’existence de la nation pourrait se faire par la preuve littéraire?
C’est là le but de Henri Mocke avec Les Gueux de mer, ou la Belgique sous le duc d’Albe (1827) et Les Gueux des bois ou les patriotes belges de 1599 (1828).
La Légende d’Ulenspiegel (1867) de Charles De Coster, que l’on considère comme le texte fondateur des Lettres belges, répond aussi parfaitement à cette attente.
De Coster imagine les origines du sentiment belge dans la lutte contre l’occupant espagnol trois siècles plus tôt.
Au 19e siècle, la valorisation de l’image de la Belgique passe par l’accentuation de caractères flamands; cette conception va perdurer chez certains auteurs du 20e siècle.
On pense ainsi à Jan Van Dorp et son Flamands des vagues (1948), roman historique mais aussi grand roman d’aventures.
Sans références au contexte national, Joseph-Henry Rosny reprend l’idée d’évolution et l’applique au domaine social. Il spécule sur l’origine de l’humanité et imagine que des espèces d’humains ont réussi à s’adapter mieux que d’autres et à évincer les plus faibles ou les plus inaptes, La guerre du feu (1911) et L’étonnant voyage d’Hareton Ironcastle (1922) où il confronte les humains à d’autres créatures et formes d’existence.
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Les mutations depuis 1950
Dans la seconde moitié du 20e siècle, le roman historique se transforme, à la suite du traumatisme qu’ont engendré la Seconde guerre mondiale et l’Holocauste. Le conflit est directement représenté dans de nombreux romans, que nous n’étudierons cependant pas dans ce dossier.
Ce traumatisme de la guerre apparaît significativement de façon indirecte dans le livre d’un militaire et diplomate, Francis Walder, Saint Germain ou la négociation, couronné par le prix Goncourt en 1958.
Il décrit la partie diplomatique complexe entre catholiques et huguenots en France en 1570. Un des moments clés du récit est certainement celui où, les discussions étant dans l’impasse et les risques de guerre fort grands, un des négociateurs évoque les cruelles réalités des combats. Les négociations pour une conclusion raisonnable reprennent aussitôt.
S’il n’y a plus aujourd’hui de séries populaires comme au 19e siècle, certains romanciers utilisent des thèmes et des techniques narratives proches de l’esprit de la littérature populaire. Ainsi, les idées de complot ou de société secrète, internationaux ou traversant les siècles, sont souvent représentées dans des romans où se mélangent plusieurs époques.
La diversité réside maintenant davantage dans les variations de la forme narrative, proposant des changements de focalisation ou des constructions complexes du récit. Les références littéraires, ou des clins d’œil à des textes anciens, sont fréquentes. Les manières de faire changent: un critère comme la dimension collective n’est plus aussi déterminant. Le destin personnel, même déterminé par le collectif, a tendance à prendre le dessus.
Comprendre
La nécessité d’un récit national ayant disparu, reste l’attrait pour le passé, censé apporter peut-être des réponses aux interrogations du présent. Le roman historique peut devenir un moyen de mettre en garde face à des dérives qu’un auteur pressent et qu’il choisit de montrer par des exemples tirés de l’Histoire.
Ainsi, Jean-Pierre Bours qui, dans Indulgences (2014) et Tentations (2018), affirme craindre certaines évolutions de la science contemporaine. Pour les dénoncer, il reprend le personnage de Faust, image du rapport difficile du savoir, de la science, de l’éthique et du pouvoir. «Le docteur Johan Faust a d’emblée été mon contemporain. Combien de scientifiques n’ont-ils pas été tentés un jour de franchir les limites de l’éthique et de pactiser avec des forces dont rien n’assurait qu’ils pussent les maîtriser!»
Le but que se donne Daniel Charneux dans Si près de l’aurore (2018), situé au 16e siècle, est d’empêcher que le souvenir des personnages historiques qu’il suit, de ces «pièces d’ivoire et d’ébène», ne s’efface. Il veut seulement en assurer «la fragile pérennité, avant que disparaisse toute trace de l’espèce humaine», sans idée d’en tirer des conclusions pour aujourd’hui.
Dans Kaspar Hauser ou la phrase préférée du vent (2007), Véronique Bergen s’implique en tant qu’autrice dans son roman. Le chapitre «Voix du narrateur» raconte les circonstances qui l’ont conduite à entreprendre sa démarche. Elle est choquée par la violence faite à Kaspar Hauser: découvert sur une place de marché en 1828, emprisonné puis mis sous tutelle, ce qu’il avait à dire n’a jamais vraiment été écouté. La négation dont il est l’objet pose des questions philosophiques essentielles: celle de l’origine et celle du langage, entre autres. Bergen revendique donc pour elle le droit, dans l’esprit de rendre justice et par une décision de nature politique, de faire entendre la voix de Kaspar Hauser, en dehors de toutes les spéculations sur son identité réelle. Elle s’écarte résolument des stéréotypes que la personnalité de celui-ci a pu susciter.
À l’inverse, Jean Claude Bologne ne justifie pas sa démarche. Le frère à la bague (2006) raconte avec beaucoup de précision la vie d’Armand Arouet, le frère de Voltaire. Le lecteur peut tirer ses propres enseignements et conclusions du roman, mais l’auteur ne les suggère pas.
L’Histoire et sa réalité
La référence à un contexte historique déterminé implique que le roman doit assumer un aspect didactique et encyclopédique. Même si l’auteur suppose des lecteurs relativement informés, il ne sélectionne dans la matière historique que certains éléments qui lui semblent pertinents par rapport à son projet et à son intrigue. Il lui faut donc décrire ce qu’il veut rendre sensible, tout en veillant à ne pas confondre éléments réels et éléments fictifs. Les réponses à cette problématique sont variées.
Certains choisissent de ne rien indiquer quant à la véracité de leurs affirmations. C’est le cas de Xavier Hanotte. Dans ses romans centrés sur la guerre de 14-18 (Derrière la colline, 2000, et Les lieux communs, 2002), les descriptions correspondent toujours à la réalité historique. Au sein des textes, il n’insiste cependant jamais sur le fait de cette exactitude, et cela contribue grandement à la crédibilité et à la vraisemblance de son récit. Sans doute, le fait de ne mettre en scène que des personnages dont l’historiographie est peu développée (malgré tout le respect que l’on porte à Wilfred Owen) ou des héros imaginaires lui permet cette rigueur sans qu’il soit nécessaire de la signifier.
Cependant, la plupart des romanciers éprouvent la nécessité de justifier le rapport qu’ils établissent entre le réel et le fictif, se sentant tenus par un besoin d’écrire vrai et contraints de prouver leurs assertions. Certains usent des ressources d’un discours d’accompagnement, des préfaces ou des postfaces, ou la quatrième de couverture. Ce sont également des notes en bas de page, précisant la véracité de tel détail apparemment peu vraisemblable ou expliquant le sens de telle expression étrangère.
Le recours en appendice à des chronologies, à des tableaux des personnages, etc. est non seulement un moyen de souligner la véracité mais souvent aussi une nécessité pour permettre aux lecteurs de se retrouver dans le foisonnement des références historiques ou des généalogies familiales. Ce sont encore des propos tenus par un personnage décrivant telle pratique.
Certains auteurs interviennent dans le texte, par le biais de propos du narrateur. Ou alors, le narrateur devient une voix inscrite dans la trame narrative et acquiert ainsi un statut proche de celui des personnages avec lesquels il entre en communication.
Certains cependant procèdent par ce que l’on pourrait appeler une distillation douce des connaissances nécessaires, ne retenant que les informations minimales utiles à la compréhension de l’intrigue, quitte à perdre de la couleur locale.
Un dosage doit se faire entre l’attente de dépaysement du lecteur et sa familiarité, plus ou moins grande, de l’époque décrite. Il s’agit à la fois de le rassurer sur ses connaissances et de lui proposer du nouveau. Le roman historique doit ainsi sans cesse jouer avec les stéréotypes ayant cours sur une époque ou sur un personnage historique, pour les confirmer ou les corriger.
La notion de destin revient souvent sous la plume des écrivaines et des écrivains. S’il s’agit de personnages historiques, leur existence ne leur appartient pas toujours, ballotés par des évènements qui peuvent les broyer. Leur vie est décrite sous l’angle d’un destin implacable. Il en va de même pour les «héros moyens» lorsque l’auteur en a fait les représentants d’un groupe social appelé à se transformer ou à disparaître. La notion de déclin, elle, marque plus les sagas familiales ou dynastiques.
S’y exposent la conception d’une Histoire en train de se faire, la disparition de certains groupes sociaux ou politiques préfigurant l’avènement d’un ordre nouveau et différent. L’on pense ici à deux livres de Diane Meur, Les vivants et les ombres (2007) et Les villes de la plaine (2011).
Déjà intimement lié au roman d’aventures, le roman historique contemporain témoigne aussi d’une grande perméabilité à d’autres genres, comme le fantastique ou le policier.
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Aujourd’hui
C’est sans doute un paradoxe d’introduire dans ce panorama un parfait anti-roman historique. La mort de Napoléon (1986), seule œuvre de fiction dans la carrière de l’essayiste qu’est Simon Leys, raconte l’évasion de Napoléon de Sainte-Hélène, dans l’espoir de reconquérir le pouvoir. Mais les choses ne se passent pas comme prévu et il se retrouve dans la peau d’un commerçant en melons à Paris. Et malheureusement, le sosie qui le remplace à Sainte-Hélène meurt. C’est l’échec de tout le projet et Napoléon s’éteint anonyme et non reconnu. Leys en fait l’image d’un anti-héros déçu dans ses ambitions. Le roman prend l’aspect d’une fable soutenant une réflexion philosophique sur le pouvoir et ses dérives. Si l’auteur se fond dans le moule du roman historique, c’est pour mieux le parodier: les ambitions du héros retombent dans le banal et parfois le grotesque (dans un asile, l’empereur déchu rencontre des aliénés qui se prennent… pour Napoléon). Le livre est également une reprise ironique du modèle du roman d’aventures, le tout servi par un humour fin et omniprésent.
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L’œuvre romanesque de Bernard Tirtiaux montre l'enchevêtrement du roman historique et du roman d’aventures. Le passeur de lumière (1993) raconte, au 12e siècle, la découverte par Nivard des subtilités de l’art de la verrerie, et cette initiation progressive se déroule tout au long d’une vie d’aventures, de voyages, de bonheur et de deuils. Tel est également le cas d’Aubertin, sculpteur et bâtisseur de cathédrales, connaissant aussi une vie aventureuse (Aubertin d’Avalon, 2002). Les sept couleurs du vent (1995) au 16e siècle et Prélude de cristal (2011) au 19e (situé en partie dans le bassin de la Sambre) reprennent les mêmes formules. Les personnages se singularisent par un métier particulier, alliant art et technique. Toute leur vie défile, le hasard et les circonstances les détournant parfois de leur voie, pour mieux se découvrir in fine.
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Le souci de décrire finement ce que vivent les personnages est caractéristique de Jean Claude Bologne, romancier mais aussi «historien du sentiment». Pas de grande fresque, mais le vécu d’individus bien de leur temps. Si Le frère à la bague (2006) plonge au cœur du débat des Lumières, c’est par le biais du frère aîné de Voltaire, Armand Arouet, témoin à sa façon des turbulences liées aux débats sur la religion. Sans interventions savantes, le narrateur parvient à décrire justement la situation institutionnelle et sociale. Bologne joue d’une distanciation amusée et ne recule pas devant le saugrenu. Si le texte est présenté comme ayant été écrit au 18e siècle, l’auteur se plait à certains anachronismes de style ou d’expression. Représentatif des formes nouvelles du roman historique, L’ange des larmes (2010) introduit une confusion de niveaux. Les faits se déroulent dans la réalité de la France de 1873. Mais le mythe s’y invite: Cassiel, l’ange des larmes, parce qu’il a contrarié une prophétie du Christ, est obligé d’errer sur terre et est impliqué dans les évènements qui agitent cette année post-révolutionnaire.
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De livre en livre Diane Meur change d’époque et de lieux. Le choix des moments de l’Histoire résulte d’une part de hasard. Ainsi, c’est parce qu’elle avait traduit des textes en allemand à propos du Moyen Âge qu’elle a eu l’envie de situer à cette époque le roman qu’elle projetait d’écrire (La vie de Mardochée de Löwenfels, 2002). Prime chez elle le besoin de raconter, de préférence sous l’aspect d’un roman d’aventures, et le désir de transformer ses connaissances en fiction. Ses livres sont rigoureusement documentés, mais la fiction et la dynamique narrative y restent cependant premières, l’imaginaire y gardant toujours ses droits. Si elle se sert de l’Histoire, «c’est avant tout pour la profondeur temporelle qu’elle permet de suggérer, les filiations et retournements dialectiques qui s’y déploient, l’intensité qu’elle apporte aux destins individuels».
Ses romans se déroulent sur des périodes longues, une destinée humaine et même plus, car ce qui l’intéresse ce sont les transmissions intergénérationnelles et ce qu’elle appelle les «filiations courbes» ainsi que les destins individuels pris dans les soubresauts de l’Histoire. Les villes de la plaine (2011) est un cas particulier; elle y raconte une révolution dans une ville imaginaire du Moyen Orient antique; et la résolution de la crise est donnée par des archéologues du 19e siècle (tout aussi inventés) interprétant les ruines qu’ils viennent de découvrir.
Si Diane Meur traite de sujets graves et décrit finement ses personnages, elle adopte un ton détaché, plein d’humour, et joue avec plaisir des techniques du roman d’aventures, coups de théâtre, suspense, suggestions de mystère, interventions du narrateur dans le texte. La fiction prime, car «un roman, dans ce qu’il a d’assertif et de clos, trahit forcément la vérité historique.»
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Le roman historique représente une part importante de la production littéraire de Vincent Engel, et l’Italie y occupe une place centrale. Ses romans s’étendent pour la plupart sur des périodes assez longues, mélangeant les époques, et interrogent la nature des transmissions entre générations. Les personnages sont pris dans des réseaux familiaux complexes et parfois mystérieux, les intrigues, conflits et manœuvres y sont nombreuses: personne n’est jamais tout blanc ou tout noir. Les rebondissements narratifs sont fréquents. Plusieurs romans sont composés de la multiplication des points de vue; d’autres débutent par une forme de résumé des grands traits de l’intrigue, avant que le roman n’explore ces éléments plus en profondeur. Le romancier peut librement décrire des personnages fictifs aux personnalités complexes. Pour ceux qui ont réellement existé, il spécule à partir de quelques éléments biographiques et, par exemple pour Vivaldi, de sa musique.
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La dormition des amants (2002) de Jacqueline Harpman représente un cas singulier; il se situe dans un 17e siècle imaginaire. L’autrice s’attache principalement à la vie privée et amoureuse de ses protagonistes. Les renseignements historiques sont très précis quant aux habitudes, aux modes de vie, à l’étiquette de la cour de France. Mais le cadre politique et historique général est inventé. Jacqueline Harpman manie finement l’humour. Le narrateur, qui est un des deux protagonistes principaux, écrit: «Je n’entends pas m’infliger le récit complet d’une bataille célèbre, on le trouve dans toutes les chroniques, bien plus précis et détaillé que je ne saurais faire», alors que cette bataille n’a jamais existé que dans l’imagination de la romancière. En outre, en un clin d’œil anachronique, le narrateur renvoie à Stendhal et au «récit qu’il fit d’une autre bataille, aux abords de Bruxelles, près d’un petit village dont le nom ne me revient pas pour l’instant». Cette histoire d’amour impossible nécessitait un contexte malléable: un 17e siècle recréé représentait un cadre utilisable.
Ce que Dominique n’a pas su (2007) offre une autre image du rapport à l’Histoire, le prolongement d’un texte littéraire antérieur, Dominique de Fromentin paru en 1863. Dominique est amoureux d’une femme mariée. Dans le roman d’Harpman, la sœur de celle-ci décide de donner un autre point de vue sur cette histoire amoureuse et dessine une tout autre vision de Dominique. Cette réécriture subversive du texte de Fromentin est assurée par une narratrice dans une situation temporelle étrange. Elle vit ce qu’elle décrit et est donc parfaitement contemporaine de l’époque du récit. Mais en même temps, elle établit sans cesse des rapports avec l’avenir en s’adressant à ses lecteurs: «Je suis très vieille maintenant (…) et le monde où vous vivez n’a aucune ressemblance avec celui que je raconte». C’est là un cas particulier d’anachronisme.
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Véronique Bergen mène une réflexion sur l’art du roman. Elle revendique le fait d’avoir «librement recréé l’histoire de Kaspar Hauser en mêlant faits historiques et inventions romanesques». Pour elle, il y a une fécondation réciproque entre réalité et imagination. Car, «ayant comme seules contraintes celles qu’il s’est donné, le roman n’a guère à se soumettre à un référent qui lui serait extérieur. Il répond de lui-même, devant lui-même, émancipé du tribunal de la réalité.» Son texte est d’abord fiction et création, questionnant la notion de représentation. C’est le même enjeu qui la guide dans Requiem pour le roi. Mémoires de Louis II de Bavière (2011).
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Patrick Weber est un historien, mais aussi un romancier et un scénariste de bandes dessinées prolifique. Chez lui, l’imaginaire, la couleur locale et la trame narrative mêlent étroitement roman historique et d’aventures, et la part de création prolonge les faits avérés. S’il fait intervenir des personnages ayant existé, «il ne s’agit en aucun cas de raconter l’histoire de leur vie». Le thème de l’organisation secrète traversant les siècles est fréquent; le romancier n’hésite pas dès lors à introduire une part de fantastique et des suggestions d’ésotérisme. Ses personnages sont pour une grande part des pions pris dans des machinations qui les dépassent. Il a également créé le personnage d’un apprenti peintre qui parcourt l’Europe du 15e siècle et se retrouve à devoir mener des investigations sur des faits criminels.
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Les livres de Daniel Charneux paraissent plus proches de la biographie romancée. Nuage et eau (2008) évoque Ryökan, un moine bouddhiste du 18e siècle et Si près de l’aurore (2018) Jane Grey, éphémère reine d’Angleterre au 16e. L’auteur s’appuie sur une documentation extrêmement rigoureuse qu’il restitue en essayant de lui insuffler une trame romanesque. Tentative qui ne se révèle pas toujours aisée. D’abord parce que la vie de son héroïne et celle de son héros ne sont pas nécessairement faites de péripéties qui puissent dessiner une trame romanesque. Ensuite, la volonté d’être exact et fidèle à la réalité amène l’auteur à devoir rendre compte de nombreux paramètres, tels que la situation politique et sociale ou la généalogie familiale. Il s’en explique d’ailleurs au cœur même du texte de Si près de l’aurore, en s’adressant au lecteur pour justifier la nécessité des «détours» dans la narration. Pour Ryökan, il précise qu’il en «retrace librement» la vie, ne s’interdisant pas «une idée romanesque qui, servant son propos, s’écarterait un peu du cadre».
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Dans la production d’Emmanuelle Pirotte, deux livres ressortissent au roman historique, Loup et les hommes (2018) et D’innombrables soleils (2019). Le premier se déroule au 17e siècle en France et au Nouveau Monde. Un homme part à la recherche de son frère et découvre la vie des Iroquois. La documentation est précise, jamais mise en avant, intégrée parfaitement dans le texte. L’autrice allie le personnel et le collectif, la vision sociale et politique. Elle témoigne d’une réelle fascination pour le mode de vie des Amérindiens qui se fondent dans leur environnement naturel, sans le dominer. L’une ou l’autre réflexion font allusion au destin qui sera le leur: la fin de l’Iroquoisie. L’impérialisme blanc peut être la cause de violences: «Les relations commerciales et diplomatiques redessinaient la carte des Amériques et le destin de ses peuples.» Et l’opposition des deux civilisations est irréductible. Pirotte change régulièrement de focalisation, multipliant les perceptions. D’innombrables soleils profite du mystère concernant la mort de Christopher Marlowe. L’autrice prolonge la vie de celui-ci de quelques mois en lui faisant vivre une passion amoureuse.
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Dans ses romans Finis terrae (2014) et Le vent du boulet (2018), Nathalie Stalmans a pour projet de «raconter l’histoire de Bruxelles à travers le quotidien d’habitants d’une maison» au 17e et puis au 18e siècle. Le cadre historique et géographique est précis, sans que cela ne nuise à l’évocation des personnages. La plupart de ceux-ci ont réellement existé, Nathalie Stalmans les ayant exhumés des archives de la Ville. Elle leur dédie d’ailleurs son livre: «À la mémoire de mes personnages». Sous le couvert d’un roman, il s’agit d’une reconstitution minutieuse de la vie sociale. L’autrice intègre les particularités de la ville, ses traditions et ses langues. Les dictons et proverbes bruxellois illustrent régulièrement les situations narratives. Pour les descriptions de la cité, elle reprend des textes publiés par de bien réels voyageurs de l’époque. Le livre procède par de fréquents retours en arrière et par des changements de voix narrative, position de principe de l’historienne pour donner le point de vue de chacun en ses propres termes. Si j’avais des ailes (2019), roman éclaté en diverses voix, évoque les années bruxelloises de Charlotte Brontë au pensionnat Héger. Les distinctions sociales sont strictes au sein de l’institution. Mais plus encore la description se fait grave quand elle évoque la misère sordide des quartiers pauvres.
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L’orée (2015) de Daniel De Bruycker exploite une veine originale. Son récit se situe à l’époque où les humains passent de l’économie de chasseurs et de cueilleurs à celle d’agriculteurs et d’éleveurs. Orée, le grand-père, entraine Maï sa petite-fille dans la forêt. En une journée, il lui raconte sa propre vie qui résume l’entrée de l’humanité dans la civilisation néolithique. Un jour, son groupe est arrivé à l’orée, a découvert la plaine, et tout a changé. Les étapes et les découvertes que décrit Orée sont réelles, mais cette profonde mutation ne s’est évidemment pas faite en un temps aussi bref. De Bruycker a choisi d’en faire une recréation poétique, chaque événement significatif étant décrit de manière symbolique. Son texte est une belle réflexion sur la question de l’origine et sur celle de l’ailleurs, servie par des symboles forts; ainsi, la rupture brutale qu’a été la sortie de la forêt est couplée à la perte de la mère. Et les signes laissés par Orée tout au long de sa vie sur les arbres sont une manière de dessiner l’Histoire.
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Avec Lumières dans les ténèbres (2017), qui reprend La chambre close (2006) et sa suite Et si le diable avait un fils…?, Philippe Remy-Wilkin plonge dans l’histoire des premiers temps de l’indépendance belge. Dans le deuxième tome, s’y surajoutent des épisodes du 17e siècle, étroitement liés à ceux de 1865. Ces récits opèrent par un mélange des genres: la littérature policière et sa classique énigme de la chambre close, le roman d’aventures, le fantastique ainsi que des éléments d’un savoir ésotérique et l’idée d’une malédiction qui traverse les siècles.
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Claude Raucy décrit la figure d’un musicien flamand de la Renaissance, Adriaan Willaerts, maître de chapelle à San Marco de Venise, Le maître de San Marco (2018). La trame narrative est celle d’une enquête à la suite de l’assassinat de plusieurs choristes et est l’occasion de décrire les beautés de la ville mais aussi d’évoquer les célèbres intrigues que l’on associe souvent à l’image de la cité.
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Perversus ou L’histoire d’un imprimeur liégeois au temps des Lumières (2019) de Claude Froidmont mélange les genres: roman d’aventures aux rebondissements multiples au 18e siècle, roman d’initiation du personnage de l’imprimeur, description du contexte historique précise et vivante, suggestion de mystère en sont les principaux ingrédients. C’est également une réflexion sur la manière d’assurer son destin.
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Sylvestre Sbille situe Massada (2021) en l’an 74, lorsque la forteresse juive est assiégée par les Romains. Son roman s’appuie sur un fond réaliste et historiquement précis. Mais l’auteur joue entre concret et symbolique, instillant sans cesse un doute sur la nature des événements et des personnages, insinuant le mystère par des allusions non explicitées. Il tisse ainsi un jeu d’indices et de suggestions qui laissent planer une incertitude, autant sur la fin du récit que sur le sens à lui donner.
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Si l’intrigue de Cavales (2021) se situe à Paris en 1793, en pleine Révolution, le projet de Béatrice Renard n’est certainement pas d’être historiquement rigoureuse. Elle vise d’abord à montrer l’oppression des femmes, autant alors qu’aujourd’hui. C’est pour quoi elle convoque deux figures emblématiques de la lutte des femmes, Olympe de Gouges et la Liégeoise Théroigne de Méricourt. Le roman opère par des variations de narratrices et par des comparaisons suggérées avec des situations futures ou avec des écrivaines encore à naître. Les deux héroïnes sont reliées par une petite fille de fiction qui permet aussi un regard sur les classes les plus pauvres.
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Il est justifié d’intégrer à ce panorama Agrapha (2021) de Luvan (elle n’est pas belge mais a participé à la vie littéraire bruxelloise) qui représente une tentative atypique. Par son sujet d’abord: l’autrice décrit la vie spirituelle de moniales au Moyen Âge, sujet toujours occulté, et la manière dont un pouvoir masculin a fini par s’imposer. Ensuite, Luvan procède par un récit mélangeant des strates de discours très divers. Elle ose aussi, ce que beaucoup réprouvent dans un roman historique, créer une langue particulière (du moins pour la part du livre qui est assurée par la parole des moniales) respectant les caractéristiques de la diversité des langues de l’époque et de la lente constitution de la langue française. Ce qui implique un effort du lecteur, mais combien stimulant. Elle crée aussi un pont original entre aujourd’hui et le passé et, surtout, elle procède à une superbe confusion des niveaux de tous ceux qui interviennent dans l’élaboration d’un livre.
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Un ancrage belge?
On ne peut pas dégager des caractéristiques communes ou spécifiques au roman historique qui se pratique en Belgique. Certains auteurs choisissent cependant le pays comme cadre et permettent ainsi de se familiariser avec des aspects de l’histoire nationale. C’est le cas de Nathalie Stalmans, de Philippe Remy-Wilkin, de Claude Froidmont, de Béatrice Renard et, dans une moindre mesure mais fort drôle (la visite par Napoléon du site de la bataille de Waterloo), de Simon Leys. La plupart des romans n’ont cependant pas de rapport étroit avec le pays.
© Joseph Duhamel, revue Le Carnet et les instants n° 210, 1er trimestre 2022, Bruxelles
Note
La bibliographie des autrices et auteurs peut aisément être retrouvée sur les pages Bibliographie du blog Le Carnet et les Instants ou sur le portail Objectif plumes des Lettres de la Fédération Wallonie-Bruxelles
[Encadré]
Quand l’Histoire joue des tours au romancier
Dans le rapport complexe entre réel et fiction, Xavier Hanotte a été confronté à une situation troublante. Son roman Les lieux communs (2002) raconte la bataille de Frezenberg, près d’Ypres. Ce qu’il y décrit est avéré, la date, mai 1915, les régiments impliqués, les circonstances de la bataille. Il crée un personnage – fictif donc – qu’il nomme, en se servant d’un annuaire, le caporal Edward Dobson, intégré à un régiment ayant effectivement participé aux combats à ce moment. Dans le roman, Ed. Dobson est porté disparu au soir d’une date précise.
Après la rédaction du texte mais avant l’envoi du manuscrit à l’éditeur, lors d’une visite au Mémorial de la Porte de Menin, Xavier Hanotte découvre gravé sur le monument le nom de E. W. Dodson, du même régiment, avec le même grade, disparu à la même date lors de la même bataille que son personnage imaginé. Il lui a suffi de changer une lettre et dans le livre le personnage s’appelle dorénavant E. Dodson. Le réalisme magique est-il une dimension de l’Histoire?