© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Du livre au film (dossier Littérature & Cinéma)

Daniel Laroche

Texte

L'adaptation d'œuvres littéraires à l'écran est aussi ancienne que le cinéma lui-même. En témoigne le film de Georges Méliès Le Voyage dans la Lune (1902), d'après le célèbre roman de Jules Verne.
Depuis, bien d'autres réalisateurs ont suivi. À lui seul, le site internet Babelio répertorie 3.205 films tirés d'un livre ! Dans une étude relative aux années 2005-2013, Nathalie Piakowski, directrice de la Société civile des Éditeurs de Langue française, recense 957 adaptations, ce qui permet au Figaro de conclure : « un film sur cinq est né d'un livre ».


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En ce qui concerne la littérature française de Belgique, on peut estimer entre 200 et 250 le nombre actuel des longs et des moyens-métrages, sans compter les enquêtes télévisées du Commissaire Maigret. Le phénomène n'est donc pas marginal, tant s'en faut. Il a d'ailleurs suscité d'abondants commentaires, notamment quant au sort très variable que les cinéastes réservent aux chefs-d'œuvres de la littérature... Il n'est donc pas inutile de faire le point une fois encore, non en dressant un historique, mais en examinant les mécanismes qui sous-tendent cette pratique d'une grande complexité. Car si le roman ou la pièce de théâtre sont par nature l'œuvre d'un individu, le film est une entreprise collective associant des dizaines sinon des centaines de professionnels : à elle seule, cette disproportion laisse deviner l'ampleur de l'écart qui ne peut manquer de se creuser entre le point de départ et le point d'arrivée.


Première question: pourquoi adapter à l'écran des œuvres littéraires ?


À vrai dire, il s'agit moins d'un choix que d'une nécessité, tant économique qu'artistique. En effet l'industrie cinématographique, fort couteuse en investissements financiers, a un besoin crucial de « bons sujets », à la fois originaux et accrocheurs. C'est tout naturellement que, pour les trouver, elle explore et exploite le vaste fonds de la littérature mondiale, passée et présente, y sélectionnant les histoires qui paraissent aptes à donner de grands films, sinon de larges succès commerciaux.
En effet, la plupart de ces livres ont déjà subi l'épreuve du feu : les réactions des critiques littéraires et des lecteurs ont montré dans quelle mesure ils sont capables de retenir l'attention, de séduire, de convaincre, voire d'enthousiasmer un vaste public. Sauf s'ils sont passés inaperçus – l'on pense par exemple à Down There de David Goodis, filmé par Truffaut sous le titre Tirez sur le pianiste – ils présentent donc a priori une garantie, ou du moins une promesse fiable de rentabilité.
D'autre part, davantage qu'un scénario déjà bouclé, ils laissent aux réalisateurs une certaine liberté inventive et stimulent leur imagination, ce qui ne manque pas de tenter les plus audacieux. Hélas, une forme désinvolte d'ingratitude est souvent au rendez-vous final : combien d'affiches et de génériques mentionnent-ils le titre du livre adapté et le nom de l'écrivain ?

Quoi qu'il en soit, les raisons pragmatiques n'excluent pas l'ambition artistique.
Tout grand cinéaste rêve de donner au livre inspirateur une dimension supplémentaire, de le faire vivre, de le magnifier, d'en révéler des significations ou des richesses cachées. Comparons par exemple le Thyl Ulenspiegel de Gérard Philipe et Joris Ivens (1956) avec celui d'Alexandre Alov et Vladimir Naoumov (1977) : autant le premier se borne à un divertissement superficiel, autant le second met en évidence la gravité et l'âpreté du roman de Charles De Coster, au point de révéler sa discrète dimension épique.
Dans un tout autre style, Henri-Georges Clouzot a conféré au roman de Stanislas-André Steeman Légitime défense un relief dramatique saisissant, sous le titre Quai des Orfèvres (1947).
Pensons aussi à André Delvaux qui adapte en 1988 L'œuvre au noir de Marguerite Yourcenar : élaguant le récit et les dialogues pour se concentrer sur quelques épisodes-clés, il donne à l'itinéraire moral de Zénon un maximum de force.
Tout réalisateur artistiquement ambitieux évite les transpositions serviles, a fortiori réductrices : il utilise habilement les inépuisables ressources de l'image animée et cherche à élargir, par sa créativité propre, la créativité de l'écrivain qui l'a inspiré. Dans les meilleurs des cas, les films ainsi conçus sont des œuvres à part entière, qui donnent au livre initial une ampleur et un rayonnement nouveaux – au point, quelquefois, de le transfigurer. Encore faut-il, avant d'arriver à un tel résultat, respecter des impératifs très contraignants...


Les contraintes du récit filmique


L'un des grands défis auxquels est confronté le cinéaste réside dans la représentation de l'intériorité mentale. Il pèse moins quand il s'agit d'une pure histoire d'action ou d'aventures, davantage quand la psychologie joue un rôle moteur. Ce qu'en dit le roman – pensées des personnages, émotions, sensations, souvenirs – n'est pas montrable tel quel sur le mode visuel. Le film, et singulièrement le film muet, est en effet condamné à l'extériorité. 

Diverses formules ont été imaginées pour surmonter cet obstacle, avec des bonheurs divers : texte explicatif enchâssé entre deux scènes, sous-titres, flash-back pour les remémorations. Le recours à la « voix off » peut s'avérer opportun, comme le montre Stupeur et tremblements (2002) d'Alain Corneau, d'après Amélie Nothomb. Mais il est deux moyens techniques incontournables : d'une part le jeu physionomique de l'acteur, d'autre part les dialogues.
En effet, l'on attend du comédien qu'il soit capable, par la mobilité de son regard, de son visage et de ses gestes, d'exprimer – c'est à-dire de feindre – les sentiments ressentis par le personnage qu'il incarne. Une telle aptitude n'a rien de naturel.
Elle repose au contraire sur un mécanisme progressivement et collectivement élaboré au cours de l'histoire des arts plastiques : la codification iconique. Le double masque contrasté de « Jean qui rit » et « Jean qui pleure » en est un exemple rudimentaire bien connu.

 Ainsi les expressions faciales de la sérénité, de la joie, de la tristesse, de la colère, du mépris, de la surprise, ont-elles été peu à peu codifiées par les plasticiens dès l'Antiquité. Au cours des siècles, la sculpture, la peinture, le théâtre, l'opéra ont exploité cette gamme expressive en la diversifiant. Et le cinéma, au 20e siècle, l'a développée davantage encore : usant du surdimensionné, il donne en effet au visage des comédiens une proximité macrophotographique. Bref, le jeu de l'acteur est essentiel dans la figuration de l'intériorité. S'il remplit une fonction éminente dans le cinéma muet, où il présente un caractère souvent hyperbolique sinon caricatural, il va se faire plus discret avec le parlant, où les dialogues prennent la relève du travail physionomique : les échanges verbaux apportent en effet sur la vie intérieure des personnages de multiples informations, explicitent leurs réflexions autant que leurs sentiments ou leurs désirs, font progresser l'action, là où le film muet restait étroitement bridé malgré le recours aux sous-titres.
Soulignons ce fait que les dialogues présentent une grande proximité avec l'œuvre littéraire, confinée par nature à la langue écrite : s'ils relèvent certes de l'extériorité cinématographique – plus précisément de la bande-son –, ils appartiennent en même temps au champ verbal. Entre le livre initial et l'image animée, ils occupent donc une position intermédiaire, transitionnelle devrait-on dire.

Parallèlement à la représentation de l'intériorité, l'adaptation cinématographique est soumise à un autre grand défi, celui du rythme.
Pour accrocher le spectateur et le retenir, le film doit en effet éviter monotonie et longueurs, varier le tempo narratif. Une formule s'est progressivement imposée aux cinéastes, celle d'une alternance bien dosée entre les temps « faibles » (attente, repos, routine, voyage, lenteur) et les temps « forts » (soudaineté, épisode intense ou violent, coup de théâtre, action rapide).
Dans quelle mesure l'œuvre adaptée se prête-t-elle à une telle alternance, là est évidemment une question délicate. Dans le long roman Mariages de Charles Plisnier, les temps faibles dominent : le réalisateur Teff Erhat a fortement réduit leur durée, pour augmenter proportionnellement la part des moments dramatiques. Quant aux cinéastes qui, au temps du muet, transposèrent des pièces de Maurice Maeterlinck comme Pelléas et Mélisande ou Monna Vanna, on conviendra qu'ils pouvaient difficilement en faire des thrillers ; ainsi les récits littéraires jugés trop lents ou pas assez animés sont de plus en plus délaissés par l'industrie audiovisuelle.
Encore faut-il reconnaitre que la rythmique cinématographique elle-même a fort évolué, ne cessant de s'accélérer sous la forte influence des films d'action nord-américains. Le montage final joue ici un rôle décisif : par élagage et assemblage des rushes, il permettra de donner au récit filmique un maximum de vivacité, disons même de nervosité.


Travaux d'écriture


Entre le livre et le film achevé s'insèrent donc plusieurs étapes intermédiaires ; les premières d'entre elles relevant de l'écriture, elles sont plus proches du travail littéraire que du travail strictement iconique, lequel ne viendra qu'en un second temps.
Il y a d'abord le stade du scénario. On dit souvent que celui-ci consiste pour l'essentiel en un « découpage » narratif, où différentes scènes bien délimitées se succèdent de manière discontinue. S'agissant de l'adaptation d'une œuvre littéraire, il faudrait parler d'abord de sélection : les épisodes jugés essentiels à la trame narrative sont retenus et mis en évidence, au détriment des passages dont l'ablation, estime le scénariste, ne nuira guère à la compréhension de l'histoire.
C'est ainsi que sont écartés de nombreux développements textuels relatifs à l'imagination des héros, à leurs sensations, à des péripéties adventices, à des personnages jugés secondaires, au point que le travail scénaristique est souvent suspecté de réduire l'épaisseur symbolique et psychologique du roman.
Le Tempo di Roma réalisé par Denys de la Patellière en 1963 d'après Alexis Curvers en reste un exemple particulièrement décevant. Quelques écrivains ont esquivé ce genre de mésaventure en scénarisant – et en réalisant – eux-mêmes l'adaptation de leur propre livre, comme ce fut le cas de Jean-Philippe Toussaint avec Monsieur (1990), et d'Oscar et la dame rose (2009) d'Éric-Emmanuel Schmitt.
Cas plus rare, Blasband a écrit le roman Irina poignet à partir de son propre scénario du film de Sam Garbarski Irina Palm (2008).


Le scénario étant un document à usage interne, sa fonction et son contenu exacts restent mal connus du grand public.
Il constitue pourtant l'indispensable intermédiaire entre le texte de l'écrivain et ce qui paraitra à l'écran : il prélève dans ce texte ce qui est montrable, émonde résolument, comble certains blancs, veille à maintenir clair le fil conducteur du récit. Mais par-dessus tout, il est travail sur le temps.
La durée finale du film étant généralement préfixée, le scénariste doit doser les différents épisodes selon une logique proportionnelle : le temps accordé à l'un conditionne le temps accordé à l'autre. Il en va tout autrement dans le domaine du livre, où le lecteur jouit d'une grande liberté : il peut parcourir les pages vite ou lentement, s'interrompre souvent ou peu, sauter des passages, revenir en arrière, consulter prématurément l'épilogue... Le cinéma, au contraire, impose au spectateur l'itinéraire et l'allure de la narration.

Autant dire que le rôle du scénariste est considérable : contrairement à une formule répandue, il ne récrit pas l'histoire initiale, il en écrit une nouvelle, en exploitant à sa guise le matériau fourni par l'écrivain. Or, il est bientôt relayé dans cette tâche par un autre professionnel: le dialoguiste. Celui-ci pourrait, en théorie, se contenter d'exploiter les répliques du livre initial ; mais, si elles existent, elles sont en général sporadiques – sauf s'il s'agit d'une pièce de théâtre – et rarement adaptées au style langagier du récit filmique. C'est ce qui, après le scénario, justifie un deuxième travail d'écriture original.

L'art du dialoguiste a fort évolué depuis l'invention du parlant, lequel, en 1929, n'avait d'autre modèle disponible que le style théâtral.
Ainsi, nombre de films anciens nous semblent aujourd'hui grandiloquents : ceux qu'inspirèrent dans les années 30 les romans d'Henri Kistemaeckers, Le Mort d'Émile De Meyst (1936) d'après Camille Lemonnier, plusieurs adaptations de S.A. Steeman, etc. Depuis lors, les dialogues ont évolué vers un style plus naturel, plus familier, voire quelquefois vulgaire.
Il s'agit désormais de « faire vrai » – ce qui, notons-le, implique non l'annulation de l'artifice mais sa dissimulation. D'autre part, on l'a vu plus haut, l'une des fonctions du dialogue filmique est de fournir au spectateur diverses informations qui, dans le livre initial, étaient énoncées sur un mode impersonnel par la « voix du romancier », notamment les faits antérieurs nécessaires à la compréhension de la situation actuelle.
Les échanges de répliques sont donc multifonctionnels. Et pourtant, ils n'ont cessé de s'amenuiser au fil des ans, surtout dans les films spectaculaires ; un John Ford, expert s'il en fut, affirmait que l'action doit y être longue et les paroles courtes...
Quoi qu'il en soit, il est incontestable que les dialogues forment avec le scénario un ensemble textuel très structuré, sorte de « livre préfilmique » pourrait-on dire ; un bon exemple en est donné par la romancière Jacqueline Harpman, à la fois scénariste et dialoguiste de Pitié pour une ombre (Lucien Deroisy, 1968), d'après Thomas Owen.
C'est sur cette base verbale que, passant au scénarimage, le réalisateur peut aborder le stade visuel de l'adaptation.

Le choix des comédiens


Il est temps pour le cinéaste de sélectionner les comédiens qui incarneront les différents personnages de l'histoire. Nous retrouvons ici cet important processus évoqué ci-haut : la codification iconique.
En effet, la production plasticienne au cours des siècles n'a pas fixé seulement les associations sentiment-expression, mais également les associations entre caractère moral et aspect physique. Depuis longtemps, les puissants – dieux, pharaons, rois, etc. – sont représentés comme beaux, grands, élégants. La méchanceté est systématiquement associée à la laideur, ainsi dans les figures gothiques de démons, dans Le Portement de Croix de Jérôme Bosch, chez les hargneux critiques d'art que caricature James Ensor.
L'intelligence est souvent suggérée par un front haut, l'hypocrisie par des yeux fuyants, la bêtise par de grandes oreilles et des dents de lapin, la droiture par un visage régulier et un regard clair, la sagesse par une barbe blanche, l'avarice par des doigts crochus...
Il existe ainsi tout un répertoire – empirique mais incontournable – de stéréotypes physiques où les créateurs d'histoires en images, de Walt Disney à Tim Burton en passant par Hergé, puisent allègrement : l'utilisation de modèles préexistants leur permet en effet d'épargner au spectateur de longues explications, allégeant du même coup ce qu'on voudrait appeler l'intendance du récit.


On pourrait croire que la mise en œuvre de stéréotypes traditionnels ne vaut que pour les personnages simplistes, comme ceux qui hantent les récits pour enfants.
Or, elle intervient dans la représentation de personnages plus complexes ou plus changeants, ceux que met en scène par exemple la bande dessinée pour adultes.
Mais surtout, aussi paradoxal que cela paraisse, elle concerne également des personnes réelles, la forme de leur visage, leur silhouette, leur gestuelle ; certaines de ces personnes, en effet, offrent une analogie frappante avec les types séculairement codifiés par les artistes, ce qui les prédestine au théâtre ou au cinéma.
Ce n'est pas un hasard si l'inquiétant Christopher Lee – au prix d'un savant maquillage, certes – a incarné Dracula dans près de vingt films ; si Serge Meynard a engagé Marie-France Pisier et Émilie Dequenne pour Miroir, mon beau miroir (2008), d'après Barbara Abel ; si le rôle de victime convient mieux à Yolande Moreau que celui de dominatrice ; si Benoît Poelvoorde n'a jamais été sollicité pour jouer le commissaire Maigret, alors qu'il vient de tourner avec Catherine Deneuve Le tout Nouveau Testament (Thomas Gunzig et Jaco Van Dormael, 2015), etc.

La sélection du comédien (« casting ») à partir de tel personnage de fiction est en soi tout un art, réservé à des spécialistes expérimentés qui passent en revue les albums-photos des acteurs mais aussi leur filmographie : la liste des rôles précédents constitue une indication précieuse sur l'aptitude à représenter de manière convaincante tel ou tel type de caractère. Une fois choisi, l'acteur subit d'ailleurs un apprêt minutieux – musculation, cure d'amaigrissement, coiffure, maquillage, habillement, accessoires, etc. – qui doit le «rapprocher» au mieux du personnage littéraire.

Cependant, le cinéaste n'est pas totalement asservi à la codification antérieure, loin de là.
Il peut jouer avec les stéréotypes, en allant même jusqu'au « contre-emploi ».
Lorsqu'en 1950 les spectateurs du dramatique Meurtres (Richard Pottier, d'après Charles Plisnier) virent Fernandel paraitre à l'écran, leur première réaction fut d'éclater de rire, tant ils étaient accoutumés à le voir en pitre. Plus récemment, Gérard Depardieu, émouvant dans le rôle de Cyrano de Bergerac, n'était guère moins inattendu.

Autre exemple, plus extensif: pour ménager le suspense, un film policier évite de révéler prématurément l'identité du criminel par le faciès de l'acteur ; c'est l'un des cas où, comme d'autres associations codifiées, le lien méchanceté-laideur doit être transgressé par le cinéaste. Toutes ces remarques appellent une observation générale. Par rapport au modèle balzacien, les romans modernes ne décrivent plus guère le physique des personnages, dont le caractère au contraire est souvent présenté comme complexe, sinon ambigü, et dont le comportement peut se modifier, voire même s'inverser au cours de l'histoire. C'est pourquoi le « casting » de films réalistes ou romanesques évite les comédiens au physique trop fortement connoté, et leur préfère des acteurs d'apparence plus neutre ou plus polyvalente.


Des corps aux décors


La délicate manipulation des motifs iconiques codifiés reprend à l'étape suivante : l'élaboration des décors intérieurs et extérieurs. 

Les contes merveilleux nous ont habitués depuis longtemps à quelques associations simples : châteaux et palais symbolisent le pouvoir, la richesse, le confort ; à l'inverse, la chaumière évoque sujétion et pauvreté ; la forêt est par excellence le lieu du désarroi, de l'égarement ; la mer dénote le voyage, l'éloignement ; souterraine ou nocturne, l'obscurité est synonyme de danger.
Parmi les métonymies plus modernes, l'aspect visuel d'une habitation révèle bien des choses sur son occupant, qu'elle soit urbaine ou rurale, vaste ou étriquée, vétuste ou moderne, luxueuse ou modeste, meublée de manière austère ou fantaisiste, décorée avec ou sans recherche.

Tous les cinéastes ont fait grand usage de telles potentialités : Jean-Pierre Melville dans l'univers bourgeois de Léon Morin, prêtre (1961, d'après Béatrix Beck), Paul Verhoeven avec le misérabilisme de Keetje Tippel (1975, d'après Neel Doff), Jacques Boigelot et son Paix sur les champs (1970, d'après Marie Gevers) qui met en scène le monde rural flamand, etc.

Or, la plupart des détails visuels qui apparaissent à l'écran ne sont pas mentionnés dans l'œuvre littéraire initiale, qu'ils encombreraient d'ailleurs à l'excès.
Le film, on l'a dit, est condamné à montrer sans relâche : l'image ne peut y être tronquée ou interrompue, et son immobilité semblerait incongrue au-delà de quelques secondes. Par rapport au livre qu'il s'agit d'adapter, le cinéma impose donc par essence une profusion de détails nouveaux, lesquels ne sont pas sémantiquement neutres, et que seul pourrait éventuellement éluder un dessin animé de facture très schématique.

Parallèlement à leur fonction informative, les éléments du décor remplissent souvent une fonction de nature connotative : ce qu'il est convenu d'appeler la création d'atmosphère.
Ainsi les phénomènes météorologiques sont-ils souvent mis à profit pour suggérer le climat relationnel et psychologique qui règne dans une collectivité humaine : l'ensoleillement correspond généralement au bonheur paisible, la pluie à la quotidienneté frustrante, l'orage aux moments de tension dramatique, le brouillard à l'inquiétude.
De son côté, le cinéma fantastique fait grand usage de paysages estimés sinistres, ruines abandonnées, cimetières, précipices vertigineux, rochers zoomorphiques, branches et racines noueuses ; il instaure par là une ambiance étrange, voire angoissante, dans laquelle l'évènement le plus anodin peut alors prendre un relief disproportionné.
C'est le cas, on s'en doute, pour les films inspirés de Jean Ray, dont La grande frousse de Jean-Pierre Mocky (1964), Les gardiens de Christian Mesnil (1967) ou Malpertuis de Harry Kümel (1972). Mais la fonction connotative du décor n'est pas toujours aussi prévisible.
Adaptant Le lit de Dominique Rolin, Marion Hänsel en1983 choisit de situer l'agonie de Martin non dans un hôpital mais sur une péniche, symbole de voyage et de passage. Une idée analogue sous-tend le Falsch des frères Dardenne (1986) : à la piste de danse imaginée par René Kalisky pour accueillir les retrouvailles posthumes de la famille Falsch, ils substituent un petit aéroport désert et froid.

Concernant les romans de Simenon, pourtant réputés « simples », le témoignage des cinéastes est instructif.
Pour Jean Delannoy, il est «très difficile» de les adapter : « capter ce qui fait son originalité est impossible : un parfum, l'odeur d'une femme... En un mot, son climat si singulier pose d'énormes problèmes à un cinéaste ». Et Jean-Pierre Melville de renchérir : « les livres de Simenon, tout comme ceux de Chase, ne sont pas du tout cinématographiques. Simenon a le génie de l'atmosphère, mais ses histoires se ressemblent ».
Il n'en reste pas moins que l'écrivain fut généreusement servi par le cinéma : les plus grands réalisateurs français et de nombreux acteurs-vedettes y ont consacré le meilleur de leur talent.
Quand Pierre Granier-Deferre réalise Le chat en 1971, il tourne en noir et blanc en ayant confié les rôles principaux à deux « monstres sacrés », Jean Gabin et Simone Signoret ; ce quasi huis-clos d'amour-haine dans un pavillon de banlieue cerné par les excavatrices est d'une densité dramatique rare, qu'accentue la simplicité de l'intérieur.
La même année, le même réalisateur adapte en couleur un autre roman de Simenon, La Veuve Couderc, dont l'atmosphère est totalement différente, de par la personnalité d'Alain Delon et les nombreuses scènes d'extérieur. Plus « moderniste » encore, Mathieu Amalric n'a pas hésité à transposer dans notre monde actuel l'histoire de La chambre bleue (2014), parue il y a cinquante ans.


Silence, on tourne !


On a pu s'en convaincre : l'établissement du scénario, la rédaction des dialogues, le choix des comédiens, la fixation des décors obéissent à une logique impérieuse, structurer et seconder l'histoire telle que le réalisateur la conçoit, en donnant aux différents motifs iconiques une valeur communicative bien déterminée. 


Dès le début de la chaine adaptative, cette histoire s'est écartée de l'œuvre littéraire dans une large mesure, non par l'effet d'un vouloir délibéré, mais du fait des contraintes propres à la technique cinématographique.

Le terme « adaptation » est donc trompeur car un texte ne saurait, en toute rigueur, être « adapté » en film : ce dernier est forcément une œuvre sui generis où de nombreux éléments livresques ont forcément disparu, tandis que de nombreux éléments nouveaux sont apparus.
Or, au seuil du tournage, une telle combinatoire de pertes et de gains n'est nullement close. Si le moment est venu d'élaborer concrètement le récit audiovisuel en exploitant les travaux préparatoires, il faut admettre que ceux-ci ne sont pas totalement prédéterminants.
De nombreuses décisions se prennent en effet sur le plateau, où l'on modifie souvent telle réplique, tel détail de la mise en scène, tel point du scénario, sans parler de changements parfois plus radicaux.
C'est ici, au vrai, que le caractère collectif de l'entreprise s'affirme le plus nettement : le tournage possède sa dynamique propre parce que tous les protagonistes interagissent, entrouvrant ainsi la porte à l'imprévu et à l'invention.

On l'aura compris, la personnalité du réalisateur pèse en cette étape d'un poids accru.
Quelques-uns préfèrent s'adapter aux circonstances du tournage, laisser aux comédiens la bride sur le cou, là où d'autres fixent d'avance les moindres détails et s'y tiennent en toute exactitude. Adaptant S.A. Steeman dans L'assassin habite au 21 (1942) et Quai des Orfèvres (1947), Henri-Georges Clouzot, fidèle à ses habitudes, ne laisse rien au hasard : il participe à l'élaboration du scénario et des dialogues, parvient à plier Louis Jouvet à son personnage, veille à une construction dramatique rigoureuse. Un Georges Lacombe (Le journal tombe à cinq heures, 1942, d'après Oscar-Paul Gilbert) ou un Henri Decoin (Je suis avec toi, 1943, sur un scénario de Fernand Crommelynck) n'eurent pas la même fermeté.

Plus récemment, Adolphe Nysenholc commente en ces termes le tournage de L'œuvre au noir (1988) : « Delvaux ne respecte pas la méthode d'école qui consiste à tout prévoir sur papier, l'angulage, les mouvements d'appareil, etc. Delvaux improvise une partie au moment du tournage. Il peut se permettre ça avec une équipe où ils se connaissent bien, car ils ont déjà travaillé plusieurs fois ensemble, et (...) se sont cooptés entre eux. Mais avec des inconnus, ce serait difficile de leur imposer cette façon de faire. Là, tout est noté d'avance ; il ne faut plus qu'enregistrer » ("La communication cinématographique. Reflets du livre belge". Actes du colloque de Palerme, mars 1989).

Tout comme les étapes précédentes, la mise en scène vise à produire du sens et à le maitriser minutieusement par une utilisation calculée des différents motifs iconiques.
Un éclairage bien dosé, par exemple, permet de mettre en évidence certains détails, de faciliter leur identification, de sublimer un visage, de suggérer douceur ou dureté, tandis que le cinéaste maintient souvent dans la pénombre le personnage ou l'objet qu'il veut rendre inquiétant.
Dans La kermesse héroïque (1935), d'après Charles Spaak, Jacques Feyder et son directeur de la photographie Harry Stradling se réfèrent ouvertement à l'imagerie de la peinture hollandaise du 17e siècle.
Et quel réalisateur n'a jamais exploité les potentialités dramatiques de l'éclairage nocturne ?
Le choix de l'angle de vue est lui aussi chargé de signification : la plongée a souvent un effet amoindrissant, car elle donne au spectateur l'impression de dominer la scène, alors que la contre-plongée d'un immeuble ou d'un personnage rendent ceux-ci plus impressionnants.
Les mouvements de caméra, quant à eux, contribuent dans une large mesure au rythme du récit, desservant particulièrement les actions rapides ou violentes, lesquelles seront souvent mises en évidence lors du montage final...
Or – hormis l'une ou l'autre indication d'éclairage –, tous ces constituants spécifiquement filmiques ne se trouvent pas dans le texte littéraire : ils constituent une richesse propre au cinéma, susceptible d'apporter au livre initial une résonance nouvelle, que ce soit sur le plan des significations, sur celui de la construction narrative, et surtout en matière de pouvoir émotif.


Le faux problème de la fidélité


Dans quelle mesure le cinéaste cherche-t-il – et parvient-il – à « respecter » l'œuvre littéraire ?
Cela varie de l'un à l'autre, pour autant qu'on puisse juger en l'absence de critères rigoureux.
Adaptant Le Président de Georges Simenon, Henri Verneuil en donne en 1960 une version aussi personnelle que convaincante, évidemment liée à la stature de Jean Gabin dans le rôle-vedette. Avec Le corps de mon ennemi (1976), il s'octroie de même une grande liberté, mais le livre de Félicien Marceau est plutôt un roman d'action, et le réalisateur, réputé « le plus américain des cinéastes français », se laisse porter à bon escient par son style professionnel.
Par contre, on a l'impression qu'un Roland Verhavert, en tournant Bruges-la-morte (1981) d'après Georges Rodenbach, s'est efforcé de restituer avec un soin consciencieux l'atmosphère accablante où baigne le roman, méritant ainsi l'étiquette de « cinéaste littéraire ».

Or, comme le rappelle un récent dossier du Magazine littéraire (novembre 2014), cette étiquette fut également appliquée à François Truffaut, qui dans son retentissant article "Une certaine tendance du cinéma français" (Les Cahiers du cinéma, n° 31, 1954), préconisait le « respect de l'esprit » plutôt que le « respect de la lettre », et reconnaissait à l'adaptateur le droit à une certaine créativité.

En 1958, Truffaut va plus loin : « le problème de l'adaptation est un faux problème. Nulle recette, nulle formule magique. Seule compte la réussite du film, celle-ci liée exclusivement à la personnalité du metteur en scène (...). Il n'y a donc ni bonne ni mauvaise adaptation » (L'adaptation littéraire au cinéma, dans La Revue des Lettres modernes).

La question de la fidélité et de la trahison n'est pas close pour autant, car le respect de l'œuvre littéraire reste un grand classique de la culture française.
Mais, si elle est aussi controversée, c'est sans nul doute parce qu'elle prend appui sur des postulats erronés ; le livre initial et le film, croit-on, sont deux entités objectives et déterminées, qui à ce titre peuvent faire l'objet d'une comparaison impartiale.
Or, on est loin du compte. Roland Barthes l'a bien montré, le texte littéraire n'a pas un sens intrinsèque et fixé, sur lequel tous – auteur, lecteurs et critiques – pourraient s'accorder sans peine ; c'est, au contraire, la lecture seule qui le fait signifier, et dans des directions potentiellement imprévisibles.


À leur tour, les artisans d'une adaptation cinématographique n'ont d'autre voie que d'interpréter le livre en fonction de leurs compétences et habitudes culturelles, et de s'en forger une version particulière. Si une « fidélité » est possible, c'est uniquement entre cette version et le résultat final à l'écran – mais au grand jamais par rapport à l'œuvre adaptée, de laquelle on s'est irrémédiablement éloigné.
Ce n'est pas Armel Job qui nous contredira, lui qui a laissé à André Chandelle la plus entière liberté pour adapter en 2009 Les fausses innocences...

© 2015, Daniel Laroche, revue Le Carnet et les instants n° 185, mars 2015




Metadata

Auteurs
Daniel Laroche
Sujet
Littérature adaptée au cinéma. Films belges. Films internationaux
Genre
Essai d'esthétique
Langue
Français
Relation
Revue Le Carnet et les instants 185, janvier - mars 2015
Droits
© 2015 Daniel Laroche, revue Le Carnet et les instants n° 185, mars 2015