© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

RENCONTRE: La Bellone, un outil de réflexion pour la dramaturgie. Entretien avec Mylène Lauzon

Cédric Juliens

Texte

Quand elle débarque en janvier 2004 à Bruxelles, il y a plus de dix ans, Mylène Lauzon ne sait pas qu’elle postulerait un jour à la direction de La Bellone. Formée aux Études littéraires, adjointe à la direction de compagnies de danse à Montréal, elle s’intéresse à la nouvelle narrativité et au rapport texte/image.

Lors d’un passage à Copenhague en 2002, où elle conçoit des soirées « Noises in the dark » en lien avec l’architecture, le son et le mouvement, elle fait un saut à Bruxelles et y noue des liens avec le dessinateur Thierry van Hasselt. Celui-ci la met en contact avec Karine Ponties. Les saisons passent, les deux femmes se retrouvent à Montréal. Là, Karine lui propose de travailler un an à Bruxelles sur la dramaturgie et le développement de sa compagnie Dame de Pic. Le sommet de leur collaboration sera Holeulone, en 2006, spectacle pour lequel Mylène écrit aussi des textes.

On retrouve ensuite la Québécoise à Mons, au Centre des Écritures contemporaines et numériques 1.
Elle y est adjointe à la direction, « en somme, responsable de tout », c’est-à-dire des formations, des résidences, des festivals et de la gestion d’équipe. « Ma répétition générale avant la Bellone », reconnait-elle dans un rire. Mylène a aussi été danseuse en France en 2007 et 2009 et performeuse pour Sarah Vanhée à Bruxelles. De son aveu « une expérience indispensable pour comprendre de l’intérieur » les métiers de la scène. Au final, elle aura pratiqué presque tous les métiers qui tournent autour de la création : « la moitié de mon corps est dans la création, l’autre, comme opérateur culturel ».


Écrire, dit-elle
Sa dernière commande littéraire remonte à une collaboration avec Anne Thuot en 2014.
« Je n’ai pas écrit depuis », dit-elle, mais cela ne semble pas lui manquer. « Il y a des gens qui se définissent par leur pratique. J’ai toujours fait plein de choses, je ne me fixe pas dans une identité. J’ai d’ailleurs tout autant l’impression d’écrire en faisant de la programmation. En agençant du sens au service de la poésie. Toutes ces pratiques sont interchangeables, même si je ne m’y engage pas de la même façon. Je ne suis pas attachée aux formes. L’important est avec qui je travaille et pour qui. »

Sa candidature à la direction de La Bellone marque un tournant dans son parcours, motivée par « l’envie d’avoir des responsabilités, de diriger un lieu, d’avoir un regard transversal. J’étais prête », affirme-t-elle.
Elle conçoit sa mission comme un travail autour et avec « de l’humain, de l’intelligence du vivre ensemble », comme la mise à disposition « d’un bel endroit pour accueillir des gens ».

Une maison d’artistes ?
Quand on la questionne sur le regard qu’elle porte sur sa ville d’adoption, elle pointe avant tout le bilinguisme, moteur de tension créative et artistique.
« Bruxelles est une ville où se vivent des fondements identitaires. On se définit par rapport aux autres. Ce qui engendre une vitalité. Comme Montréal, Bruxelles est traversée au quotidien par ces questions. Mais Montréal est isolé tandis que Bruxelles est au cœur de l’Europe. Il y a ici une circulation de population artistique incroyablement riche. »

Cette richesse s’inscrit toutefois dans un cadre institutionnel. La Bellone a cette particularité d’avoir des représentants de la Cocof, de la Ville de Bruxelles et de la FWB au sein de son Conseil d’administration 2. Cela entraine des missions centrées « sur l’ancrage local, sur l’ouverture et l’enregistrement de traces », via le Centre de documentation.
« Toutefois, La Bellone se donne ses propres misions, insiste Mylène. Je suis actuellement sur les deux dernières années d’une convention de quatre ans. En 2017, je proposerai un nouveau projet. »
En effet, après quatre années de mise en veille et de redressement financier, l’outil devait être réanimé. Sous la tutelle de Laurent Delvaux, chef de cabinet de l’échevine de la Culture de la Ville de Bruxelles, et de la directrice faisant fonction, Barbara Coeckelbergh, la Maison a dû faire un certain nombre de sacrifices afin d’assainir ses comptes.
L’équipe, elle, sans projet et au futur incertain, était dans l’attente d’un élan. Et cette attente fut longue.
« Même par rapport au secteur, il y reste beaucoup d’attente, voire un peu de pression. »

Le projet de Direction, en effet, demande à être réfléchi. Car La Bellone reste « un outil lourd avec un petit budget artistique ». Soutenue presqu’à part égales par les trois instances à hauteur de 380.000 euros, la Maison ne réserve qu’une part minime aux accueils et aux activités artistiques.
« Or, tous les artistes qui viennent travailler à La Bellone y déploient leurs efforts, leur temps et leur intelligence. Mais je n’ai ni les moyens de valoriser ce travail ni de le rendre visible. »
La Bellone met actuellement à disposition des espaces dans le studio, la cour ou la galerie - le seul endroit où l’on peut diffuser des œuvres finies. L’idéal serait de pouvoir rémunérer tous ceux qui viennent travailler et partager leur savoir.
« Pour l’instant je finance de la recherche fondamentale : trois semaines avec une question, sans rencontre avec le public. L’idée à terme est de communiquer sur la recherche comme service à la société. Il ne s’agit pas que d’enjeux esthétiques mais aussi politiques et sociaux. On est citoyen avant d’être artiste. »


Remettre le signifiant au centre
Le point névralgique de cette politique est le Centre de documentation. Ce dernier recense dans les quotidiens et les revues spécialisées tout ce qui se passe sur les plateaux, ce qui permet des recherches variées en dramaturgie. Actuellement, sa principale clientèle se compose de chercheurs universitaires en politique culturelle.
« Le Centre n’est pas un service lié à un besoin de mémoire en tant que telle mais un outil de recherche en théâtre, un outil qui peut nourrir le questionnement actuel », précise Mylène. S’il stocke un volume important de papier, il faut se rappeler qu’il a été créé au moment où Internet n’existait pas. Maintenant que des plateformes multiples existent (telles que les sites des théâtres ou des méta-sites sur la production contemporaine), se pose la question du service offert à la population par le centre de documentation. « Il doit se recentrer sur des services que d’autres ne font pas, interroger son public et produire de l’analyse, des critiques sur les politiques culturelles via le web ».

La Bellone deviendrait-elle un centre de discours sur le spectacle ?
« Oui, mais qui permet de produire son propre discours. Ma priorité actuelle n’est pas, par exemple, de produire un spectacle d’art numérique mais plutôt d’organiser une conférence sur la culture numérique, pratique qui n’a pas encore interrogé toutes ses ramifications, que ce soit du côté de l’art ou de la neurologie. Il faut créer des états des lieux, poser la question Où en est-on dans sa pratique? afin de prendre le temps de mesurer le geste qu’on pose dans le monde. »
Mylène veut remettre l’étude du signifiant au centre des préoccupations : « C’est cela qui manque à la communauté : un outil qui réfléchit à la dramaturgie. Comment fait-on pour avoir un corpus artistique signifiant ? »


Des collaborations choisies
En marge de ce travail, la Bellone doit-elle remplir des fonctions de défense des professions de la scène?
« La Maison n’a pas vocation de représenter un corps de métier. Je suis une généraliste : elle doit rester un outil de ressources transdisciplinaires. On doit s’attacher à créer du lien et à mutualiser. Mais je ne suis pas convaincue par les fusions. Le CIFAS, le Guichet des arts, le Centre de Doc, Contredanse font chacun du bon travail. Ce qui est important, c’est que ces associations résidentes vibrent à La Bellone. Je ne crois pas aux coupoles mais bien à la multiplicité des initiatives et des échanges, aux mutualisations, aux collaborations choisies. C’est beaucoup plus stimulant. »

Actuellement, la direction de Mylène Lauzon porte le focus sur la danse, le théâtre et la vidéo.
« La priorité est de ré-identifier la Maison, ce qui veut dire ne pas se disperser, reconcentrer le champ d’action et déployer les moyens de façon intelligente. Le cœur de la Maison est théâtral : on ne peut pas faire davantage. Mais je suis moins attachée à une corporation ou à une discipline qu’à la transdisciplinarité. Si la pratique d’un artiste, quel qu’il soit, se connecte à la recherche, c’est le déplacement qu’il opère qui m’intéresse. L’entrée c’est le questionnement sur le langage scénique, la réflexivité. »


Repenser le rapport à l’espace et au temps
La bibliothèque du rez-de-chaussée déménage vers l’Insas pour faire place à un paysager, « plus lisible et plus accueillant », générant une plus grande circulation.
Car, explique Mylène, « nous devons expliquer au visiteur le travail que nous accomplissons ici. Faire en sorte que les gens soient avec nous, tout de suite, que nous répondions à un besoin de la communauté, dans une écologie générale repensée. Actuellement, quand on entre dans la Maison, on dirait qu’il n’y a personne. »

Les heures d’ouvertures seront adaptées le jeudi afin de valoriser le créneau 17 h - 19 h, à l’heure de l’apéro.
« L’idée est de relancer les habitudes de fréquentation, de favoriser les rencontres artistiques. » Dans le même ordre d’idées, la programmation sera pensée par trimestres « car cela nous permet plus de réactivité. »

« Tracer des lignes et déployer de l’intelligence »
Quand on la questionne sur son management, Mylène est hésitante. Comment se voit-elle, humainement, à la tête de cette équipe pluridisciplinaire ?
« Je suis quelqu’un de très engagé, de sincère. Je dois avoir un côté autoritaire, sans doute. Mais si tu n’es pas convaincue de ton projet, les gens ne te suivent pas. Pour cela, il faut avoir des exigences clairement énoncées, dire où on va. Je suis très présente. J’attache beaucoup d’importance aux réunions d’équipe et que chacun soit transparent sur ses missions et ses deadlines. Que chacun soit responsabilisé par rapport à son rôle. Au final, le boulot doit avoir un impact sur ta qualité de vie. Etre ensemble dans le travail, de façon responsable. Et qu’il y ait une identification possible de chacun au projet. C’est ça qui fait vivre un lieu. »

Rendez-vous est pris.


MYLENE LAUZON BIO EXPRESS
1975 Naissance à Montréal
1995 Responsable de tournée pour diverses compagnies de danse
2002 Rencontre de Thierry Van Hasselt et de Karine Ponties
2004 Arrivée en Belgique
2004 - 2007 Dramaturge et administratrice de la compagnie Dame de Pic
2007-2009 Bourse du CNL pour l’écriture de « Chorégraphies / Six espaces de danse-écriture » et danseuse
2010-2013 Directrice adjointe au CECN Mons
2013-2015 Dramaturge pour différents artistes scéniques et performeuse
2015 Directrice de la Bellone



Notes

1. Le Centre des Ecritures Contemporaines et Numériques est un département du manège.mons consacré à la formation, à la production et à la sensibilisation aux technologies numériques appliquées aux arts de la scène. Voir cecn.eu

2. La Bellone est subsidiée par la Ville de Bruxelles, propriétaire des lieux, la Communauté française, la Commission Communautaire française. Elle reçoit aussi l'aide de Wallonie-Bruxelles-International, des Amis de la Bellone, d'Actiris, et de la SACD.

Metadata

Auteurs
Cédric Juliens
Sujet
La direction de La Bellone
Genre
Entretien
Langue
Français