" Pourquoi c'est bizarre? " (in Jeune public)
Lauranne Winant
Texte
Faire de la philosophie avec les enfants en prenant comme support la danse contemporaine ? Le défi peut sembler ambitieux, voire impossible à relever. La philosophie constitue pourtant une des dimensions des projets Danse à l’école proposés par le Centre dramatique et chorégraphique Pierre de Lune.
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Lorsqu’une classe prend part à ce type de projet, les élèves sont en effet invités à faire de la philosophie à plusieurs reprises au long du travail dans lequel ils sont engagés avec un/e chorégraphe. Qu’on ne s’y méprenne pas, il ne s’agit pas ici de leur donner des cours de philosophie mais plutôt de créer un cadre qui leur permette de formuler les questions qu’ils se posent lorsqu’ils sont confrontés à la danse contemporaine et, ce faisant, les inviter à construire leur pensée, à questionner leurs préjugés et à enrichir ainsi progressivement leur regard sur la danse contemporaine. Comment le regard des enfants sur la danse se déplace-t-il au cours de ces ateliers de philosophie ? Quel est l’intérêt de cette démarche en matière d’éveil et de formation du regard des jeunes spectateurs ?
La danse contemporaine, c’est bizarre ?
Les ateliers de philosophie débutent toujours par la confrontation des enfants à un document lié à la danse contemporaine : un spectacle vu ensemble, des photographies du travail d’un/e chorégraphe, une expé- rience de danse vécue dans le cadre du projet Danse à l’École... Voilà qui ne manque pas de susciter des questions, parmi lesquelles la suivante tient une place de choix : « Pourquoi c’est bizarre ? ».
Cette interpellation récurrente constitue une occasion rêvée d’amener les participants à s’interroger sur ce que recouvre pour eux le mot « bizarre ». « Celui qui est bizarre, c’est celui qui ne fait pas les choses qui sont considérées comme normales », entend-on souvent au début d’une discussion. Le travail de l’animateur de l’atelier philosophique consistant à inviter les enfants à dépasser et à questionner leurs premières idées, il s’agit de leur suggérer des pistes qui leur permettront d’aller plus loin dans l’expression de leur relation à ce qui est bizarre : « Que considérez-vous comme normal et qui décide, selon vous, de ce qui est normal ? »
Une brèche peut alors s’ouvrir dans la réflexion et, progressivement, à mesure qu’ils cherchent des exemples et qu’ils tentent de définir ce qu’ils entendent par là, les enfants s’aperçoivent que les critères qui définissent ce qui est normal peuvent varier d’une situation à l’autre : « Finalement on est tous le bizarre de quelqu’un », avance ainsi un enfant au cours d’une discussion de ce type. « Moi je trouve que ce n’est pas normal que ce soit la majorité qui décide de ce qui est normal », dit un autre. « En fait, ce qu’on trouve bizarre, parfois, c’est ce qu’on ne comprend pas », dit un troisième.
Ce voyage autour du mot « bizarre » permet aux enfants de le considérer sous un autre jour et de reconsidérer par là leur position sur ce qu’ils ont vu. En effet, lorsqu’ils reviennent à la danse contemporaine forts de cette réflexion, leur regard a changé. Le cheminement collectif leur a permis de remettre en question la notion de norme et de s’apercevoir que ce qui leur apparaît comme étant « bizarre » peut ne pas l’être pour tout le monde, peut être agréable précisément parce qu’étrange, peut être le fruit d’un manque d’outils pour appréhender un langage singulier... Dès lors, de nouvelles voies s’ouvrent à eux, qui les autorisent à passer plus facilement outre à la barrière que peut constituer l’apparente étrangeté d’un spectacle de danse contemporaine.
Faut-il comprendre pour apprécier ?
« J’aime pas, j’ai rien compris ! », « Il n’y a même pas de message à comprendre ! »... Lorsqu’on pratique la philosophie avec les enfants, ces réactions se révèlent être une ressource extrêmement riche pour le travail, pour peu qu’on les invite à formuler des questions à partir de ces premières impressions. Ainsi, il n’est pas rare qu’au cours de ces ateliers on soit amené à traiter la question suivante: faut-il comprendre un spectacle de danse pour l’apprécier ?
Cette question demande d’arpenter les chemins qui relient – ou ne relient pas – la compréhension au plaisir, au-delà du cadre strict de la danse contemporaine : n’y a-t-il pas des choses qu’on aime sans les comprendre ?
« Ma maman je l’aime mais je ne la comprends pas toujours », avance l’un. « Moi, j’adore cette chanson mais je ne comprends pas les paroles », dit une autre. Ce type de contributions à la discussion permet de faire progressivement émerger l’idée selon laquelle l’appréciation d’une œuvre n’est peut-être pas toujours liée à la compréhension de celle-ci. Une fois cette idée mise à jour collectivement, il reste à voir ce qu’on entend par « comprendre » un spectacle de danse contemporaine...
Il n’est pas rare que les enfants lient dans un premier temps la compréhension de l’œuvre à l’intention que l’artiste a voulu y mettre ou à l’appréhension du message véhiculé : « Comprendre une œuvre, c’est comprendre ce que voulait dire ou faire l’artiste », avancent-ils souvent au début de l’échange. Il s’agit alors pour l’animateur de faire surgir les différentes facettes du mot « comprendre », qu’on utilise beaucoup mais qu’on interroge rarement :
« Imaginons qu’un artiste est mort et qu’il n’a laissé aucun indice sur ses intentions, cela nous empêche-t-il à jamais de comprendre son œuvre ? » Cette question, et d’autres avec elle, permet aux enfants d’élargir leur champ de réflexion pour aller vers une définition plus vaste et plus complexe du mot « comprendre ».
Ainsi, un participant pourra dire, par exemple, qu’il a l’impression dans certains cas de « comprendre avec son cœur mais pas avec sa tête ». Un autre pourra dire que, parfois, lorsqu’un enseignant lui donne des clés pour comprendre une œuvre, il a l’impression qu’on souhaite lui faire comprendre autre chose que ce qu’il comprend intimement. Un autre encore ajoutera qu’il pense qu’il n’y a pas une seule manière de comprendre une œuvre et que donc ce n’est pas toujours essentiel, finalement, de savoir quelle était l’intention de l’artiste.
Pas à pas, à l’aide de ces réflexions mises en relation, les enfants s’aperçoivent qu’ils sont en réalité acteurs de leur compréhension d’une œuvre, qu’ils ont la possibilité de se frayer un chemin qui leur appartienne. D’une définition de la compréhension qui se limitait à la découverte de l’intention de l’artiste, la discussion permet d’arriver à une définition plus complexe, qui permettra aux enfants de construire plus librement le sens de ce qu’ils voient.
Peut-on apprendre à regarder ?
La pratique de la philosophie n’est de loin pas le seul dispositif qui permette de déplacer, d’éveiller, d’enrichir son regard sur la danse contemporaine. Néanmoins, il semble qu’un des enjeux importants de la rencontre entre l’œuvre et l’enfant soit bien là : comment rendre ce dernier libre et capable de créer sa propre interprétation de l’œuvre, d’y trouver ce qui fait sens pour lui, de devenir un spectateur qui soit aussi « acteur » de ce qu’il voit ?
Lorsqu’on accompagne le jeune spectateur, on a parfois tendance à vouloir lui transmettre des savoirs (« Qu’est-ce qu’un chorégraphe ? ») et des codes (« Silence dans la salle ! »), sans penser nécessairement à prendre appui sur ce que l’enfant sait, ressent, connaît, imagine déjà avant même qu’on ne lui apporte de nouvelles informations. Il semble cependant que cette « éducation du regard » ne puisse se faire sans que la pensée de l’enfant ne soit engagée dans le processus, sans que celui-ci ne soit invité à faire preuve de créativité lui aussi. C’est parce qu’il a été « acteur » qu’il établira un lien singulier avec le spectacle.
Ainsi, éveiller le regard du jeune spectateur, c’est aussi faire confiance à son intelligence, à sa capacité à faire des liens et à découvrir des démarches artistiques, y compris les plus audacieuses. Et il semble que des dispositifs tels la mise en place d’ateliers de philosophie aillent en ce sens. Car, comme le dit Jacques Rancière, « le spectateur aussi agit, comme l’élève ou le savant. Il observe, il sélectionne, il compare, il interprète. Il lie ce qu’il voit à bien d’autres choses qu’il a vues sur d’autres scènes, en d’autres sortes de lieux. Il compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui. C’est là un point essentiel : les spectateurs voient, ressentent et comprennent quelque chose pour autant qu’ils composent leur propre poème, comme le font à leur manière acteurs ou dramaturges, metteurs en scène, danseurs ou performers »
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© 2017 Lauranne Winant
L. Winant pratique depuis plusieurs années la philosophie avec les enfants et les adolescents, principalement dans le champ du théâtre et de la danse jeune public. Ses activités se déclinent à la fois dans l’animation, la médiation et la formation pour différentes structures culturelles.
Notes
- Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, La fabrique éditions, 2008, p. 19