© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Fibre d'amour

Clémentine Morineau

Texte

Connaissez-vous la chanson Scarborough Fair?
«Parsley, sage, rosemary and thyme…»

Dans cette ballade traditionnelle anglaise, popularisée par Simon and Garfunkel, nous entendons au début du deuxième couplet:

«Tell her to make me a cambric shirt, and she'll be a true love of mine»

«Dis-lui de me fabriquer une chemise en batiste et elle sera mon amour véritable.»

L'amour c'est joli, surtout avec une belle chemise. Mais enfin, suis-je la seule à me demander pourquoi il faudrait qu'elle soit absolument en batiste?

 

*


Si vous le voulez bien, menons l’enquête

 

La batiste, ou cambric est une étoffe légère, dense et robuste qui était autrefois fabriquée à Cambrai, d'où elle tire son nom. Cette toile était utilisée pour les draps, les vêtements et supportait très bien les travaux d'aiguilles comme la broderie.

Aujourd’hui, on peut trouver ce tissu dans les ateliers de tapisserie d'ameublement où il est utilisé dans la conception de coussins en plumes, que ce soit pour des fauteuils ou des canapés, pour des assises ou pour des dossiers.

Moi qui ai le plaisir de travailler dans ces ateliers depuis dix ans, je peux vous dire sans sourciller que la réalisation de ces coussins est un art à part entière.

Oui, car dans l'offre éclectique des plumes, plumettes, plumes duveteuses, demi-duvet, duvet, il convient déjà de choisir – plus la plume est fine, plus le contact sera doux et sa forme bien arquée assurera l'élasticité du coussin.

Cette élasticité, c'est ce qui fait que le coussin va «remonter». La plume reprend son souffle après avoir accueilli nos corps. Ça vit, ça respire.

Pour ne pas se disperser, les plumes doivent être contenues dans ce qu'on appelle des enfourrages. Ces housses spécifiques sont en tissu, et afin que le contenu ne se déplace pas trop à l’intérieur du coussin – et aussi pour pouvoir répartir des qualités différentes de plumes et de duvets – un cloisonnement adéquat est recommandé.

Un cloisonnement, comme dans une maison. La toile d'enfourrage joue le rôle des murs porteurs, elle maintient le tout. À l’intérieur, les différents espaces sont définis par des cloisons. Cela forme des compartiments indépendants, comme les pièces d'une habitation. Chaque espace a son rôle à jouer pour créer un ensemble cohérent et confortable.

En guise de toile d'enfourrage, nous retrouvons ici notre cambric, tissé si serré que les petites plumes ne peuvent pas s’échapper.

Peut-être avez-vous déjà connu le déplaisir que procure le contact d'une petite queue de plume qui veut sortir de votre oreiller en vous scarifiant la joue.

Les tapissier·ères d'ameublement sont bien sûr conscient·es de ces désagréments, sans parler de l'enfer qu'il faut vivre pour remplir les coussins, le plus souvent à mains nues.

Quand vous attrapez une poignée de plumes, soit elles viennent loger la partie piquante de leur anatomie sous vos ongles, soit elles vous glissent tout bonnement entre les doigts, se répandant partout, retrouvant leur liberté et par là, leur vocation première: voler.

Vous ressortez alors couvert·e de plumes des pieds à la tête, éreinté·e, le souffle court et chargé, en vous estimant bien chanceux si le coussin est rempli.
Dans la lutte pour maintenir les plumes en place, la batiste est une alliée de premier ordre.

 

*

 

Maintenant, que pensez-vous de cet homme qui demande
une chemise en cambric dans la ballade anglaise?




Son torse est-il couvert d'un important plumage que seule cette chemise spécifique pourrait contenir?

Poussons la réflexion un peu plus loin:
Au XXe siècle, la mousse moderne est arrivée dans les ateliers des tapissier·ères. Il est certain que c'est une matière qui ne vit pas et ne respire pas comme la plume, mais quelle souplesse! et quelle stabilité!

Vous sentez monter les questionnements et les tensions? Une guerre entre plume et mousse serait-elle sur le point d'éclater?

Mais voyez-vous, les tapissier·ères sont des gens qui restaurent des sièges depuis des siècles, dégarnissant et regarnissant les mêmes carcasses au fil des années. Le renoncement ne fait pas partie de leurs habitudes.

Et puis les héro·ines de l'enfourrage ne seraient plus rien sans la plume, alors pourquoi diable choisir?
Supprimer la plume au profit de la mousse? Non, combinons les deux!

Et c'est ainsi que vinrent au monde les coussins à sachets: un bloc de mousse tendre revêtu de deux sachets de plumes contenus dans une housse en cambric qui est alors appelée couette.

Le confort d'assise et le confort visuel qui résultent de cette association sont incomparables.

Dans le jargon, le bloc de mousse tendre est parfois appelé noyau.
Après le coussin maison, voilà le coussin fruit.

Encore mieux: le bloc de mousse est aussi très souvent appelé âme.
N'est-ce pas merveilleux que ces coussins, derrière le tissage dense d'une batiste et deux sachets de plumettes duveteuses, abritent une âme tendre?

 

L'homme de la chanson cache probablement lui aussi une âme tendre. Un homme-oiseau amoureux, avec chemise, then he'll be a true love of mine.

 

 

© Clémentine Morineau, revue Papier-Machine n° 13, 2e semestre 2022





 

Metadata

Auteurs
Clémentine Morineau
Sujet
Batiste. Cambric. étoffe légère. Couette. chanson Simon Garfunkel. Scarborough Fair.
Genre
Essai historique artistique. tissage.
Langue
Français
Relation
Revue Papier-Machine n° 13, 2e semestre 2022
Droits
© Clémentine Morineau, revue Papier-Machine n° 13, 2e semestre 2022