Quelle politique pour changer les choses ? L’intégration en Belgique et aux Pays-bas
Marc Hooghe
Texte
La population de la Belgique et des Pays-Bas s'est considérablement diversifiée durant les dernières décennies.
Pour partie, cela provient de l'affluence d'habitants issus des anciennes colonies - Surinamiens et Antillais aux Pays-Bas, et Congolais en Belgique. À partir des années 1960, s'y joignirent principalement des immigrants de Turquie et du Maroc et, depuis le changement de siècle, on assista aussi à un afflux plus important d'Européens de l'Est et de réfugiés.
La Belgique et les Pays-Bas ont en l'occurrence des profils comparables: selon les statistiques, les deux pays accueillent annuellement environ 1% de primo-arrivants. Ce pourcentage est d’ailleurs resté à peu près stable ces dernières années.
En dépit du fait que les médias accordent beaucoup d'attention à un afflux récent de réfugiés venant de Syrie, nous pouvons postuler que cela ne change pas fondamentalement les statistiques migratoires. Ce qui est peut-être déjà remarquable, c'est que dans les deux pays les autorités ont pris un certain nombre de mesures censées limiter la quantité de primo-arrivants, entre autres en rendant plus difficile le regroupement familial. Toutes ces mesures n'ont cependant eu aucune influence notable sur l’évolution de leur nombre.
Entre assimilation et multiculturalisme
Pour les deux pays, l'afflux de primo-arrivants constituait aussi un nouveau défi: comment faire en sorte que les immigrants puissent participer pleinement à la vie sociale?
Une étude comparative met en évidence une tension entre deux modèles.
Le modèle multiculturel part d'un haut degré de respect pour la culture originelle des nouveaux arrivants. Les autorités veillent donc à ce que les nouveaux venus puissent continuer à utiliser leur propre langue et même à ce que leurs enfants l’apprennent. Dans le domaine de la religion et d'autres expressions culturelles, on observe également un degré élevé de pluralisme. Les codes vestimentaires sont établis de manière à prendre en compte, autant que possible, les particularismes et sensibilités culturels.
À l'autre extrémité, nous avons le modèle assimilationniste. Les nouveaux arrivants sont incités à apprendre aussi vite que possible la langue du pays d'accueil et à adopter, en général, la culture de ce pays.
Il existe dans la littérature un débat animé quant à la préférence entre ces deux modèles. On avance souvent l'idée d'un modèle multiculturel fondamentalement respectueux des minorités, contrairement au modèle assimilationniste. Cependant, quand on regarde les résultats d'analyses, on ne peut pas affirmer la supériorité en efficacité de l'un ou de l'autre. En effet, le modèle multiculturel peut aussi conduire à isoler relativement des minorités dans leurs langues et leurs cultures et, de ce fait, à les priver d’une partie de leurs chances. Inversement, un modèle assimilationniste peut être perçu comme hostile à l'encontre de la culture originelle, ce qui est susceptible de créer des tensions sociales.
On présente traditionnellement les Pays-Bas et la France comme les exemples les plus caractéristiques de ces deux modèles. Historiquement, les Pays-Bas ont opté pour une approche plus multiculturelle dans laquelle, par exemple, une large place est laissée à diverses religions. Il existe de nombreuses écoles musulmanes, les mosquées sont situées en évidence et le voile a, lui aussi, droit de cité. De son côté, en vertu d'une tradition de stricte séparation des Églises et de l'État, la France a choisi de limiter absolument la religion à la sphère privée, en interdisant par exemple le port du voile dans les écoles.
Intégration obligatoire
Au cours de la décennie écoulée, on a de plus en plus souvent laissé entendre que les Pays-Bas ont abandonné le modèle multiculturel. Sous l'influence de Pim Fortuyn d'abord, puis de Geert Wilders, un climat beaucoup plus critique s'est développé à l'égard des minorités, l'islam étant particulièrement visé. Diverses études montrent par ailleurs que le discours par rapport à la diversité se durcit de plus en plus. Les leaders d'autres partis, aussi, insistent sur la primauté du respect de l'État de droit et avancent que, par le passé, on est peut-être allé trop loin dans le respect des autres cultures.
Un premier pas dans cette approche sensiblement plus rigide fut, à partir de 1998, l'instauration de cours d'intégration sociale. Depuis lors, obligation est faite aux personnes qui s'installent pour la première fois aux Pays-Bas de suivre d'abord des cours d’initiation aux principaux usages de la société néerlandaise. L'intention était de tenter d’éviter l’éclosion d'un certain nombre de conflits potentiels liés à la diversité de comportements et de normes. Le problème était pourtant que, bien entendu, seuls les nouveaux arrivants étaient soumis à cette obligation d'enseignement. La catégorie beaucoup plus nombreuse des personnes demeurant déjà depuis un certain temps aux Pays-Bas, ainsi que leurs enfants nés sur place étaient exclus du champ d'application de cette obligation.
Aux Pays-Bas, lors des élections de 2006, le Partij voor de Vrijheid (Parti pour la liberté) de Geert Wilders obtint d’un coup neuf sièges au parlement. En réaction, le gouvernement Balkenende choisit de renforcer la réglementation.
Depuis 2007 existe aux Pays-Bas une obligation d'intégration pour les nouveaux arrivants, comportant un examen visant à vérifier si le nouvel arrivant est suffisamment familiarisé avec la culture et les usages néerlandais.
La loi fut rendue encore plus sévère en 2012. Les nouveaux arrivants devaient dorénavant payer pour suivre le programme d'intégration. Une première observation à ce sujet est que ce durcissement constant de la politique n'a pas provoqué une réduction de l'afflux.
En 2005, environ 65 000 personnes sont venues s'installer aux Pays-Bas, et en 2013 on en dénombra 122 000. Il paraît donc évident que les migrants ne sont pas rebutés par les nouvelles dispositions plus strictes.
Mais d'autres indicateurs montrent que le test d'intégration n'a sûrement pas répondu à toutes les attentes.
En particulier les personnes peu instruites sont intimidées par le caractère formel du test et, dans un grand nombre de cas, elles ne le passent tout simplement pas, ou bien ne le réussissent pas. Qu’ainsi cette catégorie ne dispose pas d'un plein accès au marché du travail est précisément de nature à entraver son intégration. Que le primo-arrivant lui-même doive veiller personnellement à son programme d'intégration, la mesure semble ne pas être d’une efficacité absolue. En particulier les groupes vulnérables décrochent totalement et restent flottants dans une situation passablement confuse. Les quelques rares études d‘évaluation actuellement disponibles ne montrent pas, en tout cas, une adhésion pleine et entière au langage musclé du gouvernement néerlandais.
Belgique : les régions sont compétentes
Si nous examinons la situation en Belgique, il saute aux yeux que la structure fédérale du pays ne simplifie pas les choses.
Le niveau fédéral (donc national) est compétent pour ce qui concerne l'accès au territoire et les règles d'acquisition de la nationalité belge.
L'intégration qui découle de l'entrée dans le pays, par contre, est l'affaire des régions et en la matière la Flandre et la Wallonie diffèrent radicalement.
À l'exemple des Pays-Bas, la Flandre a opté, à partir de 2008, pour l'instauration d'un contrat d'intégration civique. Les nouveaux arrivants extérieurs à l'Union européenne doivent suivre des cours, destinés à les informer sur l’organisation de la vie sociale. Ne pas se soumettre à ce parcours de formation est passible d'une amende, mais, annuellement, le nombre de personnes qui obtiennent une «attestation d'intégration civique» reste stable à 14 000.
En Wallonie, par contre, on observa longtemps une certaine réticence vis-à-vis d'une telle intégration obligée, et on lui préféra une coordination assez souple d'initiatives locales pour la préparation des primo-arrivants. C'est seulement en 2014 que la Région wallonne mit en place son propre parcours d'intégration civique. L'accent y est mis sur l'acquisition de la langue (pour les non-francophones), mais aussi sur un volet citoyenneté. Le fonctionnement pratique du décret wallon n'a pas été évalué jusqu'à présent.
Les Pays-Bas, la Flandre et la Wallonie ont donc pris des initiatives diverses ces dernières années afin de mieux préparer les nouveaux arrivants au marché du travail et à la vie sociale en général.
Ces initiatives vont pour la plupart dans la même direction: une offre de formation complémentaire obligatoire, assortie de sanctions pour ceux qui n'acceptent pas. À première vue, cela ressemble à une volonté de durcissement de la politique. Il convient cependant d'apporter tout de suite les observations qui s'imposent. L'obligation d'intégration civique ne s'applique naturellement qu'aux nouveaux arrivants extérieurs à l'Union européenne.
La catégorie relativement nombreuse des immigrants issus d'Europe centrale et de l'Est peut, bien sûr, bénéficier éventuellement de l'offre, mais, en vertu du principe de libre circulation des personnes à l'intérieur de l'Union, ce n’est pas impératif. Par ailleurs l'obligation d'intégration civique ne s'applique pas non plus aux migrants de deuxième ou troisième génération nés aux Pays-Bas ou en Belgique.
Cependant une étude montre que c’est précisément ce groupe qui est confronté en permanence à des problèmes de formation et a par conséquent de moindres chances sur le marché de l’emploi. Étant donné que les membres de cette catégorie possèdent presque toujours la nationalité néerlandaise ou belge, il n’existe aucun moyen de leur imposer des contraintes spécifiques.
Pour autant que des études d’évaluation soient disponibles, il apparaît aussi qu’il y a parfois un écart important entre les principes affichés et leur mise en œuvre.
Les lois en matière d’intégration sont le plus souvent rédigées au niveau ministériel et, aussi bien en Belgique qu’aux Pays-Bas, les ministres mettent volontiers l’accent sur un durcissement des règles. Ce faisant, ils réagissent au fait que l’opinion publique est devenue manifestement plus réceptive à la rhétorique de partis politiques particulièrement hostiles à l’afflux de migrants.
Dans le concret, ce sont cependant les municipalités ou les services sociaux locaux qui assument la responsabilité des parcours d’intégration civique, et ces services sont confrontés à une tout autre pratique. Tout simplement, certaines catégories demeurent particulièrement difficiles à toucher.
Pour d’autres, le niveau d’instruction est si bas que même un cours de langue est hors de portée. Quand quelqu’un dans ce cas ne réussit pas l’examen, dans la pratique on n’a pas très envie de brandir immédiatement des sanctions. Dans les faits, le discours au niveau national va donc de pair avec une bonne dose de pragmatisme, ce qui explique que l’on puisse observer de grandes disparités de situations, d’une ville à l’autre.
La question est, en outre, de savoir si tout cela est productif. Le facteur clé en la matière est l’emploi. Celui qui a un emploi rémunéré reçoit non seulement un revenu, mais accède aussi à d’autres milieux sociaux, obtient davantage de considération et va, en général, s’intégrer avec une meilleure réussite.
Le test ultime pour toutes les initiatives est par conséquent de savoir si les immigrants accèdent eux aussi, effectivement, au travail. Cela ne signifie évidemment pas encore que tous les problèmes sont résolus: il est parfaitement possible que quelqu’un ayant bénéficié d’une formation relativement poussée dans son pays d’origine occupe aux Pays-Bas ou en Belgique un emploi de moindre qualification. Un tel cas n’apparaît pas dans les statistiques du chômage, mais cette personne a bien un handicap sur le marché du travail en raison de son statut de migrant.
Si nous examinons les statistiques réelles du chômage, nous constatons que dans l’ensemble de l’Union européenne le taux de chômage est plus élevé chez les personnes provenant de l’étranger que chez celles nées dans le pays même: 15 pour cent contre 10 pour cent. D’un autre côté, cela montre que la majorité des non-autochtones travaillent bel et bien et contribuent ainsi à l’économie et à la sécurité sociale, en dépit de toutes les idées reçues sur ce sujet.
Les Pays-Bas et la France ne s’écartent pas de la moyenne européenne, avec un fossé entre les taux de chômage chez les autochtones et chez les immigrés d’environ six pour cent.
Pour la Belgique, en revanche, les chiffres sont autres: 7% de chômeurs chez les autochtones et 18% dans la population immigrée. La Belgique n’est donc pas à la hauteur, en dépit de toutes les initiatives. Cet important fossé entre autochtones et immigrés a différentes causes. La Belgique s’y prend particulièrement mal en ce qui concerne les inégalités au sein de l’enseignement, si bien que les immigrés, spécialement, entament leur carrière avec un énorme handicap. De plus il existe clairement une discrimination sur le marché du travail.
Un problème typiquement belge est qu’à Bruxelles - où le chômage est plus élevé, en tout état de cause - la politique d’intégration est encore plus fortement dispersée entre les différents niveaux de l’administration. Les politiques ont tendance à réagir à l’inquiétude sociale en adoptant des mesures nouvelles, dans le sens de la rigueur. Cependant, si l’on examine les chiffres, on constate alors que toute la rhétorique politique des dernières années n’a, à aucun moment, été efficace pour combler cet écart de 11% entre les taux de chômage.
Marc Hooghe
Professeur de sciences politiques à la KU Leuven
Traduit du néerlandais par Marcel Harmignies