© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

La folie fait vivre

Herman Pleij

Texte

La portée actuelle de l'Eloge De La Folie d’Erasme XX


C’est seulement grâce à la folie que l’homme peut affronter la vie en ce monde. Si l’on prend tout au sérieux, la condition humaine est insupportable. Qui plus est, nous devons notre naissance à l’égarement, sinon nous aurions disparu depuis longtemps.

Tomber amoureux c’est perdre son discernement. Cette illusion ne constitue-t-elle pas le plus grand des égarements? Toute raison s’efface, tout contrôle sur le corps et l’esprit est aboli et alors seulement on est apte à la copulation. Et celle-ci, aussi, s’accomplit de la manière la plus folle: l’accouplement ne se déroule pas, en effet, par l’intermédiaire de parties du corps présentables comme la tête, le visage, les mains ou les oreilles.
Non point, « C’est avec une partie si folle, si grotesque, impossible même à nommer sans rire, qu’est assurée la propagation du genre humain ».

Mais une fois qu’on est né, la rudesse du monde sombre et désespérant n’est vivable que si l’on se dupe soi-même, sur tout. La plus grande folie est de cultiver un amour-propre dénué de tout fondement et de nier tout désagrément d’ici-bas, y compris la condition de mortel. Les vieux, surtout, sont dans cet excès. Personne disposant d’un peu de jugeote ne peut cependant nourrir la moindre illusion sur cette armée de « bafouilleurs, radoteurs, édentés, chenus ou chauves » et encore de crasseux, de voûtés, de misérables, de ridés et d’impotents.
Mais contre toute logique, des vieux se teignent les cheveux, portent perruque, fausses dents de goret et tombent éperdument amoureux d’un tendron.
Plus insensées encore sont les petites vieilles, déambulant d’un pas chancelant comme un cadavre juste sorti de l’Enfer. Elles sont comme en chaleur, s’inondent d’onguents et de parfums.
«Elles sont inséparables de leur miroir, elles épilent leur toison pubienne, elles font parade de leurs mamelles croulantes et défraîchies, elles stimulent avec des soupirs chevrotants le désir qui s’étiole».
En outre, elles boivent tout leur soûl, se mêlent aux jeunes filles pour danser, écrivent des billets doux et enduisent de miel certaines parties de leur corps.

Mais est-il sensé de se moquer ouvertement de tels vieillards extravagants? En embrumant notre raison, la folie nous procure une existence délicieuse jusqu’à la mort.

C’est tout cela qui est abordé par Dame Folie dans l’Éloge de la Folie d’Érasme (Erasmus) publié en 1511.

En 2016, on a célébré l’année Érasme, 550 ans après la naissance du philosophe néerlandais. Septentrion a déjà consacré un article à la vie et à l’œuvre d’Érasme au cours de cette année XX. Ce second papier traite en détail de son Éloge de la Folie, un chef-d’œuvre d’une actualité étonnante.


Les chèvres, aussi, ont une barbiche
 

Dans l’Éloge de la Folie, Dame Folie chante sa propre louange et félicite le monde d’en avoir la jouissance. Néanmoins, elle éreinte ses disciples dans des volte-face parfois difficiles à suivre.
Tantôt elle est adepte d’une sottise irrationnelle, tantôt elle personnifie le bon sens. Ce dernier ne peut prospérer qu’en rejetant toute connaissance, mais s’avère cependant capable d’observations fines, à l’opposé d’une incapacité intellectuelle.

Alors, qui a la parole? Et la satire la plus pertinente n’est-elle pas disqualifiée dès lors que c’est la folie qui la propose? Pour partie, ces ambigüités sont conscientes dans l’éloge, mais il existe cependant aussi des passages où Érasme semble oublier son propos.

En fait, il prend alors la parole et adopte franchement un ton réprobateur. Ce déséquilibre semble effectivement résulter d’une composition sur le dos d’un cheval à travers les Alpes - selon ses dires -, et d’un achèvement ultérieur en une semaine seulement, et durant laquelle l’auteur fut torturé, une fois de plus, par une crise de coliques néphrétiques.

Mais cela demeure une œuvre brillante.
Le lecteur est constamment pris à contre-pied par des effets surprenants. Le point culminant est atteint quand la Folie essaie de démontrer que les chrétiens sont bien les plus fous des hommes. Ils nient simplement le monde perverti en distribuant leur argent aux indigents, en renonçant à faire bonne chère durant le carême, en aimant leurs ennemis et en aspirant à la mort comme début d’une vie éternelle.
Il faut bien pour cela être complètement fou. Mais la folie ne défend-elle pas alors la pureté illuminée d’une vie parfaite du point de vue chrétien? Et alors, est-ce fou?

La plus violente des critiques vise les autorités religieuses et laïques, les théologiens, les frères mendiants et la masse naïve qui se laisse leurrer par l’Église en tant qu’entreprise. Ne vous en laissez jamais imposer par les érudits. Si un philosophe tente de vous impressionner avec sa longue barbe, pensez que les chèvres, aussi, ont une barbiche. Et ne tombez pas dans le panneau si l’un ou l’autre nullard parvenu commence à brandir une généalogie glorieuse, censée prouver qu’il est de haut lignage :
« Ils font remonter leur lignée qui à Enée, qui à Brutus, un troisième à Arcturus ».

Regardant depuis l’Olympe, les dieux de l’Antiquité observent déjà que l’humanité ne représente guère plus qu’un nid grouillant de fourmis, étonnamment affairées à des futilités. Et, selon la Folie, il en va toujours ainsi.

L’Église s’est grotesquement déguisée en puissance séculière avec des terres, des palais, du clinquant, des bijoux, de hauts revenus.
En bonne logique, elle mène des guerres pour accroître méthodiquement ses possessions et son pouvoir. Mais l’essentiel de ses richesses, l’Église le tire d’actions sur le long terme. Elle fait du commerce avec la foi, délivre des certificats de vie éternelle, propose à la vente des indulgences pour la réduction des tourments du purgatoire et distribue des charges ecclésiastiques au mieux offrant.
Pour servir ses intérêts pragmatiques, le culte a été développé en spectacle tapageur, pompeux, parmi des statues et des peintures scandaleuses.
C’est à peine si l’on peut suivre la messe, tant la musique est bruyante et les cantiques exubérants.

À cela s’ajoute le fait que l’assemblée des malheureux fidèles est menée en bateau par l’exploitation sans scrupules du culte des saints. Comme il est sublime de vous faire croire que vous ne pouvez pas mourir le jour où vous avez préalablement regardé une image de saint Christophe!

Cela a donné lieu à toute une production de masse de ses effigies. Et que ne gagne-t-on pas avec toutes ces prières, ces petits mots, ces plaques votives et cierges destinés à une foule de saints qui, en contrepartie, garantissent richesse, retour de guerre sain et sauf, issue favorable d’un naufrage ou restitution d’un bien volé.

Le secteur de la santé, surtout, a placé toutes sortes de calamités sous la protection des saints, chacun ayant sa compétence particulière en matière de guérison. Le principe est que, selon sa nature, leur martyre en a fait des experts patentés concernant les parties du corps en cause.
Sainte Apolline a eu les dents arrachées, ce qui fait d’elle l’instance la plus qualifiée, dans le cadre d’une approche adéquate avec cierges et offrandes, pour délivrer d’une rage de dents.
Saint-Érasme XX aide à lutter contre les maux de ventre car ses intestins ont été sortis de son corps, enroulés sur un cabestan.
Et ainsi de suite. La Sainte Vierge l’emporte qui, selon une croyance largement répandue, a le pouvoir de tout arranger parce qu’elle a une influence déterminante sur son Fils. Elle est de ce fait plus puissante que Dieu qui, par son entremise, s’avère vénal.

Messages à portée actuelle 

Sa plus profonde aversion, Dame Folie l’éprouve pour les frères mendiants. Ces disciples de saint François et autres fondateurs de nouveaux ordres monastiques vont au devant de la multitude et essaient de transmettre la parole de Dieu contre un morceau de pain et quelque chose à boire. Du moins, c’est la théorie.

Dans la pratique, ces bons à rien dépenaillés agacent la ville et la campagne avec leurs quémandages et leurs sermons subversifs. De surcroît, ils utilisent le théâtre, la musique, des animaux, le chant et la danse, surtout dans la perspective de gratifications en monnaie sonnante et trébuchante. Et naturellement, ils proposent aussi indulgences et autres sortilèges.

Érasme déteste ces camelots religieux qui galvaudent l’Évangile à leur propre profit :
« Ciel! Comme ils gesticulent, qu’ils sont habiles à moduler leur voix! Et ça ronronne! Et ça se démène! Sans arrêt des changements de physionomie! Constamment des coups de gueuloir!»

Aussi compte-t-il parmi eux ses plus féroces adversaires, qui tentent dans leurs prêches incendiaires de lancer l’anathème contre lui.
Il fait d’abord constater par la Folie que tout le monde maudit ces moines, mais qu’ils conservent néanmoins une haute idée d’eux-mêmes.
La plupart sont fiers de ne pas savoir lire, car ils considèrent cela comme le comble de la piété. Ils braient comme des ânes dans l’église, car ce faisant ils pensent flatter les oreilles des saints.
Ils estiment même s’apparenter aux apôtres quand, avec toute leur saleté, leur puanteur et leur ignorance rustique, ils viennent aux portes mendier leur nourriture. Mais les ventres de ces escrocs sont rebondis par l’ingurgitation de monceaux de poissons: c’est leur façon de manifester leur attachement au carême.
Certains se vantent de n’avoir pas eu de contact avec l’argent en près de soixante ans - c’est qu’en effet ils enfilent toujours une paire de gants au préalable.

Que quelqu’un s’avise d’exciter ces taons, et ils se vengent immédiatement par la calomnie:
«Et ils ne cesseront d’aboyer que si vous leur fourrez la pâtée dans la gueule ».

Avant tout, l’absolutisme est sans arrêt critiqué dans l’Éloge de la Folie avec une constante conviction et la violence inhérente.
Cela vaut également pour l’arrogance des savants et des représentants de l’autorité, la cupidité des manipulateurs populistes de la nullité collective, la tendance belliqueuse des rois aux crimes d’honneur et l’extrémisme de tous ceux qui n’ont jamais appris à relativiser.
Ces messages transmis de manière aussi provocante méritent plus que jamais d’être entendus et de subsister.

Herman Pleij
Pr. honoraire, Littérature médiévale de langue néerlandaise, Université d'Amsterdam

(Traduit du néerlandais par Marcel Harmignies)

Notes

  1. Les citations du texte d’Érasme sont extraites de la traduction de Claude Barousse pour la collection « Babel », éd . Actes Sud
  2. Septentrion, XLV, n° 2, 2016, p 88-90
  3. Saint-Érasme de Formia (Saint-Elme), saint patron des marins (NTD)

Metadata

Auteurs
Herman Pleij
Sujet
L'Eloge de la folie, portée actuelle de l'oeuvre d'Erasme
Genre
Histoire littéraire
Langue
Français traduitdu néerlandais
Relation
Revue Septentrion 4 - 2016
Droits
© Herman Pleij 2016