© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

« Vive la rigolade ». La frivolité sexuelle dans les «sixties » et les «seventies»

Beatrijs Ritsema

Texte

( Traduit du néerlandais par Marcel Harmignies. Les notes sont du traducteur )

« Ça picolait et ça baisait / l’Europe entière n’était qu’un grand matelas », écrivit dans un poème l’écrivain néerlandais Remco Campert (° 1929) à propos des années d’après-guerre, même si la griserie de cette nouvelle liberté demeura limitée à un petit groupe d’artistes et d’auteurs qui vivaient à la petite semaine dans le lointain Paris.

Le reste de l’Europe s’activait au relèvement dans le cadre des valeurs et des normes d’avant-guerre. C’est seulement dans le courant des années 1960 que l’image du matelas associée à la consommation d’alcool commença à sortir de la sphère bohème, pour s’épanouir totalement dans les années 1970.

À la base de ce qui est maintenant connu comme «la révolution sexuelle» se trouvent deux éléments: l’argent, autrement dit l’expansion économique, et une contraception fiable (la pilule). Sans ces deux conditions, le concept du matelas n’aurait pas eu l’ombre d’une chance. Beaucoup trop dangereux pour les jeunes filles et les femmes.

Née en 1954, j’appartiens moi-même à la fin de la génération du baby-boom, et n’ai jamais connu autre chose que la liberté sexuelle. À dix-sept ans, lorsque je partis étudier et emménageai dans une chambre d’une résidence universitaire, il régnait là une totale liberté. C’était un immeuble qui venait juste de devenir mixte (auparavant ne résidaient là que des garçons) avec un seul WC, un urinoir, une seule douche et une petite cuisine pour seize occupants. Un couple vivait dans une chambre de 3 m sur 3,5 m, des filles se baladaient, qui n’habitaient pas là, mais venaient passer la nuit avec leur petit ami. Rien de tout cela ne me semblait curieux ou déplacé, même si la cohabitation hors mariage et le flirt avec des petits copains ne faisaient certainement pas partie des valeurs inculquées à la maison.

Je n’avais moi-même pas franchi le pas durant cette première année d’études, mais je savais que, le moment venu, ce serait en toute liberté.

De la révolte étudiante parisienne de mai 1968 on dit parfois que la revendication portait en fait sur l’abolition de la ségrégation sexuelle dans les résidences étudiantes, le libre accès des garçons aux chambres des filles et réciproquement. Évidemment, dans l’ensemble du monde occidental, les étudiants étaient remontés contre les structures de pouvoir autoritaires, ils revendiquaient la participation à tous les niveaux et occupèrent un an plus tard la Maagdenhuis XX à Amsterdam.

En Amérique, les contestations émanèrent du civil rights movement et de la fureur suscitée par la guerre du Vietnam, mais, cela mis à part, les étudiants revendiquaient aussi l’abolition de réglementations restrictives relatives à leurs conditions d’hébergement. Une exigence qui fut satisfaite rapidement et sans bruit, car comment continuer à interdire les relations sexuelles à de jeunes adultes qui ont le droit de conduire et de voter, et qui peuvent être mobilisés dans l’armée pour périr à l’autre bout du monde?

La mise à disposition de la pilule pour les femmes célibataires (ultérieurement même pour les jeunes filles mineures, sans autorisation parentale) constitua une énorme impulsion pour la libération sexuelle de la femme. Par la simple prise d’une petite pilule quotidienne, une femme pouvait avoir des relations sexuelles, comme les hommes en avaient l’habitude: les avantages, pas les inconvénients.

Ce qui, d’ailleurs, ne faisait pas des hommes et des femmes des partenaires équivalents dans le domaine du sexe et des relations. On était encore loin de la modernisation des rapports homme-femme. Je voyais ça dans ma résidence où, chaque jour, l’élément féminin de ce couple en concubinage s’affairait devant ses casseroles, après quoi ils prenaient leur repas ensemble dans leur chambre. Une routine qui m’horrifiait - pas tant le fait de voir la fille à son fourneau, mais le spectacle de ce petit couple étriqué me semblait d’une monotonie étouffante. Comme s’ils reproduisaient la vie de leurs parents!

Le féminisme fit son apparition quelques années après la révolution sexuelle. Ce n’est pas une question de hasard si les deux mouvements de libération n’eurent pas lieu en même temps, comme ce fut le cas avec le combat pour les droits civiques des Noirs et la révolte générale de la jeunesse contre les autorités.

En plus d’une lutte autonome des femmes pour se dégager des structures patriarcales (discrimination dans l’enseignement et sur le marché du travail), le féminisme était aussi une réaction à cette même révolution sexuelle. La pilule s’était révélée une arme à double tranchant qui certes accordait aux femmes la liberté d’avoir des relations sexuelles quand et avec qui elles voulaient, mais en même temps rendait plus difficile d’éconduire les hommes. La crainte de la grossesse, excuse éprouvée durant des siècles pour parer des avances importunes, ne pouvait soudain plus être invoquée comme argument pour refuser un rapport. Ce n’était plus possible dans le cadre de relations stables, mais pas non plus dans celui des relations amoureuses libres, où toute jeune femme se devait de prendre la pilule, ne serait-ce que par mesure de précaution.

Deux tendances du féminisme se dessinèrent dès le début: l’égalitarisme à orientation sociétale, qui tendait à un traitement identique des sexes dans tous les domaines, et le différentialisme qui brandissait le mot d’ordre «ce qui est personnel est politique». Dans l’égalitarisme, les différences biologiques liées au sexe étaient minimisées.
Dans le différentialisme qui avait tendance à présenter la femme ou bien comme faible et victime potentielle, ou bien juste comme d’une essence (moralement) supérieure, elles étaient maximisées.
Les deux courants de pensée visaient à la libération de la femme et, sans surprise, le sexe était le grand sujet de controverse.

La révolution sexuelle, c’était en premier lieu «vive la rigolade». À une allure rapide on se défaisait des entraves sociales et inspirées de la religion. Le sexe pouvait fort bien exister avant et hors mariage sur un mode ludique, il était bien admis qu’avoir une liaison n’était même pas nécessaire, l’homosexualité, la sexualité de groupe, le sadomasochisme et les clubs échangistes avaient leur place - même la pédophilie connut une certaine faveur dans les années 1970. Une piqûre d’idéologie inspirée de la pensée marxiste populaire à l’époque mena à l’expérimentation de communautés dans lesquelles toute propriété privée, y compris les relations personnelles, était bannie. La jalousie et la revendication passaient dans ces cercles pour des inclinations bourgeoises entravant la véritable liberté.

Ce furent les féministes du différentialisme qui mirent un coup de frein à la liberté sexuelle sans limites en pointant les différentes situations initiales encore inhérentes aux sexes. «Vive la rigolade», c’était très bien, mais des femmes continuaient à être exploitées dans la pornographie et la prostitution, couraient le risque d’être maltraitées et violées dans et hors le cadre de relations, étaient harcelées, jugées sur leur apparence, confrontées au date rape XX et, si elles disaient «non», elles n’étaient pas prises au sérieux ou traitées de bégueules.

Bref, les femmes étaient non seulement reléguées au second plan et victimes de la domination masculine dans la société, mais aussi, précisément, dans leur environnement personnel. La révolution sexuelle servait surtout les appétits masculins démesurés, tandis qu’on méprisait les souhaits des femmes elles-mêmes.

Mélancolie
La révolution sexuelle est calmée depuis assez longtemps. Le déclin fut amorcé avec l’apparition du virus du sida au milieu des années 1980. Même si les homosexuels et les héroïnomanes couraient le plus grand risque, le temps de la liberté sexuelle insouciante était révolu pour les hétéros aussi.

L’époque de l’amour libre, où l’on n’avait pas à craindre une grossesse non désirée mais où l’on risquait tout au plus d’attraper une maladie vénérienne facile à combattre par les antibiotiques, n’avait duré que quinze ans. Plaisamment, cette période coïncide exactement avec mes années d’étudiante et d’adulte célibataire. Lors de mon arrivée sur le «marché», je me retrouvai devant un parterre de possibilités illimitées. J’ai exploité toutes les libertés de l’amour libre et des relations compliquées et, lorsque sonna le tocsin du sida, je me suis mariée.

C’est peut-être pourquoi j’ai gardé un faible pour les sixties (qui n’atteignirent vraiment leur plénitude que dans les années 1970). Il est à présent de bon ton de représenter les sixties comme une page un peu sombre de l’histoire socioculturelle, comme une pagaille libertine où chacun courait après ses propres désirs avec des excès allant jusqu’à la pédopornographie, mais je me rappelle surtout la légèreté avec laquelle on abordait le sexe.

La posture féministe victimaire en revanche en faisait un sujet délicat. Le sexe s’avérait une question risquée, parce qu’un traumatisme était toujours là qui guettait. Les normes auxquelles doivent satisfaire les rencontres sexuelles entre étudiants, telles que celles en vigueur dans de nombreuses universités américaines, en sont le meilleur exemple. Selon celles-ci, il est interdit aux étudiants masculins de tenter un rapport sexuel avec des étudiantes ivres et ils doivent, avant toute initiative (embrasser, peloter, dénuder), demander un consentement explicite. Ces codes ont pour but de prévenir les viols.

Durant mes années 1970, une telle régulation venant d’en haut était inconcevable. Non que je ne revoie que des expériences positives, agréables. Il y avait des choses qui n’allaient pas, même si c’était seulement du fait de l’enchevêtrement complexe du sexe et des relations, et de la rivalité amoureuse qui nécessitait des conversations pénibles interminables. Mais il y avait aussi des choses qui n’allaient pas dans le domaine sexuel même.

Que quelqu’un se soit conduit comme un mufle égoïste, et que j’en aie gardé un goût désagréable. Que j’aie couché par politesse ou par compassion avec quelqu’un, seulement parce qu’il en avait tellement envie. Ou que j’aie eu une relation avec l’un pour me venger d’un autre. Rien que de mauvais motifs et certainement, avec le recul, une mauvaise qualité de rencontres, mais aucune raison de me sentir souillée ou victime de sévices. Le sexe n’était pas si important que ça.

Je repense encore de temps en temps avec mélancolie à cette frivolité quant aux questions sexuelles, car le discours social actuel est vraiment très rabat-joie. Par rapport aux adolescents surtout, des accès de panique morale surviennent régulièrement à la suite d’informations communiquées par les médias sur le sexting XX, le grooming XX par des pédophiles, les loverboys XX ou le sexe dans les sous-sols. Excès effectivement épouvantables, mais les jeunes gens ordinaires n’ont rien à voir avec ça. Ils ont d’autres dangers à redouter, dont le plus grand est le divorce.

Victimes
Les sixties n’eurent pour ma génération de 20 / 30 ans guère de conséquences fâcheuses, mais les baby-boomers n’étaient pas seuls. Des parents étaient également de la partie, des 30 / 40 ans ayant souvent charge de famille et de tout le reste. Ils entreprirent ouvertement des relations extraconjugales, expérimentèrent les clubs échangistes, de nouvelles configurations familiales, l’éducation antiautoritaire et les communautés.

Cela tourna encore beaucoup plus mal que dans le cas de l’amour libre chez les jeunes. Ce furent les premières vagues de familles déchirées par le divorce. En 1971, ce qu’on appelait le « grand mensonge » fut supprimé de la législation sur le divorce et tandis que les statistiques de natalité déclinaient, le nombre de divorces augmentait.

Portées par le féminisme et maîtresses de leur fécondité, un nombre substantiel de femmes choisissaient pour la réaliser de se passer d’un homme et accueillaient avec enthousiasme une maternité assumée volontairement (seule) dans le célibat.

Les victimes réelles de la révolution sexuelle furent les enfants, confrontés au chaos provoqué par des parents totalement absorbés par leur épanouissement et qui n’accordaient pas assez d’attention à leur descendance, comme cela a été représenté de façon poignante dans les films Ice Storm (1997) de Ang Lee et La Collectivité (2016) de Thomas Vinterberg, dans lesquels l’adolescente est tellement imprégnée de l’idéologie du «tout est permis» de la communauté, qu’elle trahit sa propre mère.

Pour la génération de mes enfants (entre 20 et 30 ans) la sexualité et les relations amoureuses n’ont guère changé depuis le temps où j’avais leur âge, si ce n’est que les choses sont aujourd’hui bien plus simples qu’alors pour les homosexuels.
La relation parent-enfant est plus intime, repose moins sur l’autorité et davantage sur la négociation, et cette liberté pour laquelle les jeunes quittaient autrefois la maison, on peut en disposer aujourd’hui au foyer familial.

Les relations entre les parents et leurs adolescents sont beaucoup plus harmonieuses et confiantes qu’au temps de la révolte de la jeunesse, ce qui contribue, c’est du moins mon impression, au fait que les relations entre jeunes sont sensiblement plus calmes que durant les années 1970 effrénées.

Les expériences d’amour libre et de polyamour sont des manifestations marginales, pratiquées plutôt par les parents que par les jeunes, de manière un peu furtive. Dans le courant social dominant, l’idéal petit-bourgeois relève fièrement la tête.

La grande différence avec il y a un demi-siècle, c’est que l’autodétermination est maintenant une valeur collectivement exaltée.
La liberté individuelle et l’émancipation de la femme sont définitivement ancrées dans la culture.
Le passage d’une société hiérarchiquement structurée, dans laquelle l’intérêt collectif prévalait sur l’intérêt personnel, à une société placée sous le signe des droits et libertés individuels est une révolution historiquement sans pareille.

La conséquence, c’est le divorce.
La vie de famille coince toujours avec les intérêts particuliers, et si les dissensions entre les conjoints deviennent trop importantes, il existe une issue.
Pour les enfants, le divorce est presque toujours une grande claque, parce que leur sentiment de sécurité s’en trouve miné. Au niveau individuel, le divorce signifie pour les enfants perte, chagrin et angoisse. Au niveau social, c’est la dégradation des résultats scolaires, une augmentation de la délinquance, davantage de problèmes psychiques, ainsi qu’une plus grande probabilité pour les enfants de foyers désunis de divorcer plus tard eux-mêmes.

L’institution du mariage en tant qu’engagement pour la vie, en tant qu’assise solide sur laquelle grandir pour les enfants et en tant que ciment entre deux familles, a subi de sérieuses avaries.

Quarante pour cent des mariages débouchent sur un divorce, et même la moitié pour ce qui est des secondes noces.
Le divorce constitue un énorme coût social et psychique.
Pourtant presque tout le monde aspire à une relation monogame pour partager sa vie. C’est le prix de la liberté. Chacun est libre de se lier durablement avec quelqu’un d’autre, absolument comme bon lui semble, sans immixtion de quiconque, même avec quelqu’un du même sexe, et à la fois tout aussi libre de résilier cette union, si elle tourne mal.

La liberté de sortir de l’union a été conquise dans les années 1960 et on a beau se lamenter collectivement quant à l’explosion des statistiques de divorces, il n’est pas un individu qui soit disposé à accepter une réduction de sa liberté dans ce domaine.
Une fois acquis, les droits ne se laissent plus abroger.



© Beatrijs Ritsema, 2017
écrivain et critique

 

Notes

  1. Bâtiment administratif de l’Universiteit Amsterdam, situé en centre ville
  2. Viol après administration subreptice d’une drogue
  3. Ou textopornographie
  4. Sollicitation en ligne de mineur(e)s à des fins sexuelles
  5. Jeunes qui séduisent des filles dans le but de les prostituer

Metadata

Auteurs
Beatrijs Ritsema
Sujet
La révolution sexuelle des années 1960 à aujourd'hui
Genre
Essai personnalisé
Langue
Français traduit du néerlandais
Relation
Revue Septentrion 2-2017
Droits
© Beatrijs Ritsema