© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Le tour d'une œuvre architecturale. Victor Horta et la Flandre

Michèle Goslar

Texte

Présenter quelques œuvres réalisées en Flandre par Victor Horta revient à faire un panorama presque complet de son œuvre architecturale: maisons privées, monuments funéraires, villas, magasins et socles de statues. Ces réalisations marquent aussi un moment de sa carrière et les signes de son évolution.
Il n’y manque qu’une construction officielle d’envergure.


L'architecte Victor Horta, génie qui bouleversa non seulement l’architecture belge, mais fut aussi à l’origine du mouvement Art Nouveau en Europe, si pas dans le monde, est un lointain descendant d’un Napolitain, Salvatore Orta, soldat venu combattre à Audenarde, en Flandre, aux côtés de Philippe V, duc d’Anjou, dans la guerre de Succession d’Espagne. Il rencontre à cette occasion une belle Flamande, qu’il épouse. De descendance en descendance, la lignée aboutira à Pierre-Jacques Horta, qui naît à Bruges, sera cordonnier à Gand et père de l’architecte.
Du côté maternel, Henriette Coppieters est originaire de Lede (près d'Alost). C’est la seconde épouse de Pierre-Jacques Horta, veuf et père de dix enfants. Henriette vient rejoindre sa sœur à Gand pour y accoucher d’un fils illégitime qui ne vivra que quelques jours. Elle entre ensuite au service du cordonnier, qui l’épouse en 1851. Victor sera le quatrième et avant-dernier enfant du couple, qui habite alors 18 rue Neuve Saint-Pierre à Gand où naît Victor Horta le 6 janvier 1861. La famille s’installera ensuite au 5 rue d’Assaut. Le frère d’Henriette Coppieters, Pierre, est entrepreneur, boulevard de la Bijloke 7, et va orienter la carrière de Victor.

Une voisine de la rue d’Assaut, Pauline Heyse, brodeuse d’or, venue se réfugier chez son oncle après le décès de sa mère et l’alcoolisme de son père qui s’ensuivit, sera la future épouse de l’architecte. Ils se marieront à Bruxelles, en 1881, étant tous deux mineurs, elle enceinte de 7 mois et Victor sur le point d’entamer ses études à l’Académie des beaux-arts de Bruxelles.

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Après des études primaires apparemment sans complications, Victor est inscrit par sa mère à l’Athénée de Gand. Mais il n’apprécie pas ces études générales et est impatient de tâter du crayon. Il se fait renvoyer pour indiscipline. La mère, soucieuse de lui assurer un avenir prometteur, l’inscrit alors à l’école industrielle, section beaux-arts, pour satisfaire les vœux artistiques de l’adolescent. Ce n’est qu’à titre d’agrément qu’on lui avait permis de s’inscrire à l'Académie des beaux-arts où Victor sera, finalement, après un second renvoi de l’école industrielle, admis en 1877. À dix-sept ans, il y recevra sa toute première médaille de bronze, premier prix du concours d’éléments d’architecture. Sur sa formation à Gand, Victor écrira dans ses Mémoires: « Gand m’avait appris à discerner les caractères de ses monuments, l’académie m’avait appris à guider ma main et mon tire-ligne, mais c’était si peu de chose. ».
À dix-huit ans, un ami de Théo van Gogh l’entraîne à Paris pour une quinzaine, il y restera plus d’un an et découvrira la grande architecture des monuments parisiens. Il ne rentrera qu’à cause du décès de son père et quittera définitivement Gand pour Bruxelles et son Académie des beaux-arts en 1881. Il a vingt ans. Bien que formé en Flandre, Horta, dès son installation à Bruxelles, privilégiera le français, au point que, devenu architecte accompli, il ne sera plus capable de s’exprimer couramment dans sa langue maternelle.

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Œuvres en Flandre

Les projets et constructions de Victor Horta en Flandre sont légion et couvrent quasi toute sa carrière.

- Maisons Geenens à Gand (toute première construction de 1885-1886)
- Projet de socle du monument Palfyn à Courtrai (1887)
- Monument Lesaffre du cimetière d’Oudenburg (près d'Ostende, 1890)
- Socle du monument Van Duyse à Termonde (en Flandre-Orientale, 1892)
- Monument funéraire Artan du cimetière d’Oostduinkerke (sur la côte belge, 1894)
- Monument funéraire Seghers-Berlemont à Courtrai (1894)
- Projet de socle du monument Van Beneden à Malines (1896)
- Socle du monument Rémy à Louvain (1897)
- Villa Carmouche de La Panne (1898)
- Villa balnéaire Furnémont à Wenduyne (1898-1901)
- Salle de gymnastique à Vilvoorde (1900)
- Socle des Planteurs de mâts à Gand (1902)
- Magasins À l’Innovation d'Anvers (1909-1910)
- Transformation des magasins Tietz à Anvers (1922)
- Mémorial de l’Yser à Nieuport (1928-1930)
- Monument aux morts de la guerre 1914-1918 à Ostende (date?)

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Maisons Geenens à Gand (1885-1886)
La toute première construction de Horta est réalisée dans sa ville natale. Il s’agit d’une commande de Mademoiselle Geenens pour la construction de trois maisons rue des Douze Chambres. On ignore comment elle choisit Horta, très jeune architecte de vingt-quatre ans n’ayant encore rien réalisé. Sans doute connaît-elle l’entrepreneur Pierre Coppieters qui recommande son neveu, médaillé de l’Académie de Bruxelles et stagiaire chez Alphonse Balat, architecte du roi.
C’est l'occasion pour le jeune stagiaire de mettre en pratique ses ambitions novatrices et de proposer d’adjoindre à l’architecture la peinture qui, selon sa conviction d’alors, «pourrait l’aider à la rendre plus lisible». Pour ce faire, il a recours au peintre Jules Dewitte et au sculpteur Hippolyte Leroy, qui avaient tous deux fait leurs études avec lui à Gand. Le premier réalisera une frise monumentale sous la corniche et le second des bas-reliefs sous les fenêtres, deux oeuvres très appréciées par les curieux.
Sans être véritablement révolutionnaires dans leur conception, les trois maisons présentent pourtant des nouveautés qui annoncent les œuvres futures: usage, à côté de la brique, de la pierre blanche de Gobertange et de la pierre bleue pour les saillies, arcades arrondies des fenêtres. Elles se distinguent également par leur aspect monumental et une hauteur peu courante, comparée à la largeur de la rue «modeste de quelque douze mètres de largeur, précise Horta, dans laquelle la hauteur que j’avais donnée aux façades était un peu exagérée par rapport à la rue et à l’importance des maisons». Horta signe et date cette première œuvre entre deux anges en terracotta décorant le dessus du bel étage.
Toutefois, dans l’ensemble, ces constructions restent néoclassiques, très symétriques et, finalement, bien dans la ligne du maître Balat, même si «elles n’en mirent pas moins le monde artistique de Gand en pleine ébullition admirative», se vante l’architecte qui reconnaît que cet engouement était surtout dû à la collaboration du peintre et du sculpteur. Et il est vrai que la décoration monumentale était surtout réservée aux constructions publiques d’alors. «Ces maisons, poursuit-il, encore debout, ont été quelque peu remaniées ces derniers temps, mais des confrères gantois me dirent encore récemment leur élogieuse appréciation ». On constate, en effet, sur une photographie de 1973, que les sgraffites de la maison de droite ont été repeints en blanc comme la corniche. Une photographie actuelle montre que tous ont été recouverts de peinture. Pourtant, l’architecte devait tenir à leur conservation puisqu’il a conçu une large corniche pour les protéger.
L’œuvre fut toutefois assez convaincante puisqu’une quatrième maison fut commandée à l‘architecte, qui refusa, ne se sentant pas prêt, avoue-t-il, pour le grand œuvre auquel il rêve sans encore lui donner de contours précis: «Mon succès me parut trop grand pour que l’œuvre fût réellement aussi forte, aussi neuve d’inspiration que je l’eusse voulu. Aussi, au regret et à la désapprobation de mes amis [et sans doute plus encore de son épouse…], je mis arrêt à ce succès qui me parut trop facile et je retournai assidûment au bureau de Balat à qui j’avais laissé ignorer cette première œuvre de crainte de critiques trop sévères, car pour lui on ne «s’installait» pas à l’âge que j’avais [25 ans] et j’épousais d’ailleurs sa manière de voir.»

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Monument Lesaffre (cimetière d’Oudenburg, 1890)
Ce monument funéraire fut le premier d’une longue série conçue par Horta et il nous permet d’évoquer ses rapports avec la Loge des Amis philanthropes, que l’architecte intégra le 31 décembre 1888 et qu’il ne quitta plus. Cette toute première commande de ladite loge bruxelloise sera suivie de bien d’autres qui assurèrent toute la carrière de Horta.
Le but de ce monument était de mettre en valeur la laïcité de Désiré Lesaffre qui avait, dans son petit village, confié ses enfants à l’instruction laïque et qui mourut sans le secours de la religion. C’était une aubaine pour la Loge des Amis philanthropes (qui fut à l’origine de la création de l’Université libre de Bruxelles) de vanter la laïcité de ce quidam par l’inscription: «Les libres-penseurs de Belgique ont élevé ce mausolée à Désiré Lesaffre, chaudronnier, décédé le 14 mai 1890, fidèle aux convictions philosophiques de sa vie». Il fut inauguré en grande pompe et de façon fort mouvementée le 14 décembre 1890.
Le monument présente déjà une forme caractéristique de Horta qu’on retrouvera dans d’autres monuments funéraires, notamment le monument Artan d’Oostduinkerke, le monument Geerts du cimetière d’Ixelles, ou Huybrechts et Carpentier. Dans la suite, Victor Horta variera les formes des monuments funéraires, les plus audacieuses étant celles des monuments Verheven (sarcophage sur socle), Solvay (sarcophage sur énorme socle), Stern (grande dalle reliée au socle par des formes ondulantes) ou Seghers (femme couchée sur un socle)…
Le monument Lesaffre fut détruit dans les années 1970, lors du transfert du cimetière. Il avait échappé à une menace de démolition en 1950, lors de la restructuration du cimetière. La vigilance d’un Lesaffre découragea l’Administration communale d’oser toucher à un monument « érigé par les Francs-Maçons de Gand » [sic].

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Villa balnéaire Furnémont à Wenduyne (1898-1901)
C'est la seule villa balnéaire que l’on connaisse de Horta. Il en aurait construit une autre pour un certain Carmouche, à La Panne, durant la même période, mais il n’en subsiste pas d’archives à l’exception de quelques allusions par Horta lui-même dans ses Mementos.
Le programme ambitieux (villa divisible en trois parties distinctes susceptibles d’être louées séparément et grand nombre de chambres), sur un terrain trop étroit, allait entraîner une nouveauté non seulement dans le style balnéaire, mais aussi du point de vue urbanistique. En effet, Horta eut recours à un surplomb qui augmentait l’espace d’une terrasse courant tout le long du premier étage, qui, recouverte, permettait l’exploitation d’une surface d’autant agrandie au second étage. Il explique cette liberté par «l’absence de règlement sur les bâtisses dans cette commune naissante» et se défend d’y mettre une intention esthétique, malgré l’originalité manifeste de la construction qui frappe en comparaison des autres immeubles de la digue. En outre, le terrain étant en coin, l’immeuble s’imposait d’autant plus au regard par sa façade blanche et ses inhabituels balcons à tous les niveaux qui permettaient de jouir de la vue sur la mer. Forcément couverts au rez-de-chaussée, les balcons l’étaient encore au niveau du premier, mais se dégageaient au second étage. Ils étaient tous agrémentés d’une fine et élégante balustrade en fer forgé dont les motifs font penser à ceux de la maison du Peuple de Bruxelles.
Un élégant escalier, légèrement tournant, débouchait sur un espace aéré donnant accès à la porte d’entrée. De nombreuses ouvertures dans le soubassement laissent imaginer un sous-sol intermédiaire de service. Les terrasses étaient soutenues par de fines colonnettes en métal, au deuxième étage, et par des consoles également en fer forgé pour supporter la terrasse du premier. Dans la maison de rapport, les balcons en pierre dessinent un mouvement de vague stylisée d’inspiration japonaise.
Plusieurs détails, outre l’allure d’ensemble, portent la griffe de l’architecte: jeux horizontaux de pierres de couleurs différentes, raccords parfaits et harmonieux entre le fer et la pierre, la ligne en coup de fouet des consoles en fer, un nombre impressionnant d’ouvertures pour jouir au maximum du paysage et de l’air marin, une protection à la fois du soleil et des vents par la couverture et la profondeur des terrasses… Finalement, on a l’impression d’une demeure citadine transplantée à la côte, tant elle apparaît imposante et élégante.
Une seule chose étonne de la part de l’architecte pourtant si attentif aux matériaux et à leur résistance: il n’a guère tenu compte de la corrosion des ferronneries, pourtant prévisible en zone côtière. Elle sera fatale à cette belle construction, qui devra être détruite en 1961.

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L’Innovation
d’Anvers (1909-1910)
Commandé par l'entrepreneur Émile Bernheim, qui fut déjà à l’origine de l’Innovation de Bruxelles, le grand magasin d’Anvers va présenter une fantaisie dans les constructions de Horta: une façade en poterie anglaise émaillée: du grès Doulton fabriqué par la société anglaise éponyme! Ce vœu entraîna d’énormes retards dans la construction à cause de la livraison échelonnée des pierres cuites et du recours à des maçons londoniens, seuls capables d’assembler les pierres creuses. Des inscriptions sur la façade indiquaient les différentes villes où l’Innovation avait des succursales et les départements de vente qu’on pouvait y trouver.
Le rez-de-chaussée est une longue vitrine divisée par de fines colonnes en fer et traversée dans toute sa longueur par une marquise. Les étages présentent des fenêtres, vastes d’abord, plus petites aux deux étages supérieurs. Le tout est surmonté d’un surplomb particulièrement découpé qui doit masquer l’immense verrière et où trônent les noms de Bernheim et De Meyer soutenus par deux statues dues à Pierre Braecke. Le magasin est immense et entièrement couvert de verrières qui en assurent l’éclairage zénithal. Munies d’un ascenseur central vitré qui permet de distinguer l’ensemble des marchandises exposées, les vastes salles d’exposition ne sont interrompues que par de fines colonnes en fer et sont parcourues d’élégantes balustrades où rien n’arrête le regard. Effet magistral: on croirait un palais.
L’édifice subira pourtant le sort de tous les grands magasins: constamment adaptée au goût du jour, la façade sera couverte par une autre structure dans les années 1950 et finira par être rasée en 1977 par Peek & Cloppenburg International.

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Socle du monument Van Duyse à Termonde (1892-1893)
Le monument dédié par la ville de Termonde au poète et défenseur de la langue néerlandaise Prudens Van Duyse (1804-1859), immortalisé par la sculpture de Godefroid Devreese, repose sur un socle réalisé par Horta; il est exemplaire de la manière dont celui-ci concevait le rapport architecture / sculpture, mais aussi de l’attention qu’il portait au lieu d’implantation et à son environnement. Conçu sur quatre niveaux, tout en arrondis et en courbes, il présentait une grille à motifs floraux semblables à ceux que l’architecte développera plus tard. C’est à propos de ce socle que l'architecte flamand Hendrik Beyaert estimait que sa ligne esthétique annonçait une révolution dans l’architecture, tandis qu’Alphonse Balat, au contraire, y voyait une recherche de nouveauté inutile, le seul socle qui méritât, à ses yeux, d’être copié étant celui du monument du général Augustin Daniel Belliard, révolutionnaire français et premier ambassadeur de France auprès du Roi des Belges.
Lorsque le monument fut déplacé, après la Première Guerre mondiale, rue Frans Courtens, la belle grille Art Nouveau fut supprimée et le socle rehaussé d’un bon tiers, dénaturant complètement l’œuvre de Horta et éloignant d’autant la statue des spectateurs, de sorte que des détails leur échappent ; l’architecte s’en plaint d’ailleurs dans ses Mémoires.

                                               


© Michèle Goslar, 2018
Écrivaine et biographe, fondatrice du Centre international de documentation Marguerite Yourcenar, CIDMY, Bruxelles.
M.Goslar, Victor Horta (1861-1947). L’homme, l’architecte, l’Art Nouveau. Fonds Mercator, Bruxelles, 2012, 567 p., 600 ill.


 

Metadata

Auteurs
Michèle Goslar
Sujet
Ouvrages architecturaux de Vctor Horta en Flandre. Belgique. Art Nouveau. Architecture 20e siècle
Genre
Article d'esthétique
Langue
Français
Relation
Revue Septentrion 2-2018
Droits
© Michèle Goslar, 2018