© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Amsterdam, la ville-protée

Philippe Noble

Texte

Cinquante ans de métamorphoses. Fin 1970, l’auteur de cet article a rallié pour la première fois la Gare Centrale d’Amsterdam, une ville où (presque) tout semblait possible. Près d’un demi-siècle plus tard, non seulement la gare a changé, la ville elle-même a subi une profonde métamorphose. Quoi qu’il en soit, Amsterdam attire plus de touristes que jamais.

*

Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite, hélas! que le cœur d’un mortel),

déplorait Baudelaire il y a plus d’un siècle et demi dans Le Cygne, l’un de ses plus célèbres Tableaux parisiens. Visionnaire comme toujours, le poète était le premier à donner forme au sentiment du citadin moderne qui, pour peu qu’il dépasse la cinquantaine, voit disparaître le décor de sa jeunesse au point de se sentir parfois étranger sur son propre sol. Mais le visiteur étranger lui-même, lorsqu’il reste fidèle à une ville où il revient périodiquement pendant quelques décennies, peut avoir au fil du temps l’impression d’aborder chaque fois une nouvelle destination. Une ville qui ressemble au dieu marin Protée, lequel avait le pouvoir de se métamorphoser constamment. On pense moins souvent à l’autre pouvoir magique de Protée, celui de prédire l’avenir. Il semble qu’Amsterdam ait hérité de ces deux facultés.


Un voyageur désorienté


Amsterdam Centraal Station, eindpunt van deze trein. Gare centrale d’Amsterdam, terminus de ce train. De ma première arrivée, au lendemain de Noël 1970, j’ai gardé peu de souvenir: à Paris, j’avais pris un train de nuit – il n’existe plus depuis longtemps – et j’étais à peine réveillé. Mais quand le Thalys s’engouffre aujourd’hui sous l’immense verrière semi-cylindrique, je peux faire l’inventaire de ce qui a changé: en fait, tout, sauf la verrière elle-même. 

Tournant la tête à gauche, j’admire le vaste bras de mer, l’IJ, bordé de rutilants immeubles de bureaux en verre et acier, avec, sur une rive, un impressionnant palais de justice, une grande bibliothèque et, sur l’autre, une cinémathèque qui ressemble à un vaisseau spatial. Avec un peu de malchance, j’assiste à la «joyeuse entrée» d’un paquebot de croisière haut comme un gratte-ciel, prêt à accoster un peu plus loin au «terminal» qui jouxte une salle de concerts toute neuve.
J’oubliais de dire que la gare elle-même a doublé de volume, depuis qu’elle est flanquée par la large plate-forme d’une gare routière, abritée elle aussi sous sa cloche de verre. Rien de tel en 1970. D’abord, on ne voyait pas l’IJ: le long du quai, une rangée de vitres opaques empêchait de regarder l’eau. Il faut dire qu’il n’y avait pas grand-chose à voir: des entrepôts, quelques usines, plus loin vers l’ouest d’énormes silos et les grues d’un chantier naval; juste en face, plantée comme un phare sur l’autre rive, la tour de bureaux de la Shell, seul joyau architectural d’Amsterdam Nord, montait la garde. Dûment rénovée et réaffectée, elle est aujourd’hui l’unique vestige des années 1960 au milieu d’un décor du 21e siècle.

En sortant de la gare, je cligne des yeux car entre deux averses, le soleil inonde la petite place d’où partent les tramways et fait scintiller les vaguelettes du plan d’eau où les vedettes d’excursion attendent le touriste. Instinctivement, je cherche un point de repère, les formes familières des coupoles de l’église Saint-Nicolas et de leur sœur presque jumelle, à l’angle du vieil hôtel Victoria.
Ouf, elles sont toujours là! Tout comme ce petit édifice anachronique en bois clair coiffé de toits compliqués, le salon de thé appelé Noord-Zuid-Hollandsch Koffiehuys: celui-là l’a échappé belle! Je l’ai vu démolir en 1972, puis reconstruire en 1980, mais pas exactement au même endroit.
À vrai dire, c’est la place de la gare toute entière que j’ai vue plus souvent en travaux qu’à l’état normal. Dans les années 1960, c’était pour la construction des premières lignes de métro, chargées de desservir le grand ensemble du Bijlmermeer, au sud-est de la ville. Et depuis le début de ce siècle, pour celle de la ligne nord-sud, véritable «serpent de mer» à tous les sens du mot, qui a tenu les Amstellodamois en haleine pendant plus de vingt ans. D’ordinaire, je snobe ce moyen de transport trop moderne et je prends l’un des bons vieux trams. Mais ces dernières années, je m’y perds: certaines lignes ont disparu, d’autres ont changé de parcours, et une nouvelle venue, la 26, affiche une destination inconnue: IJburg! De mon temps, ni le mot, ni la chose n’existaient. Il n’y avait là-bas que de l’eau et des roseaux.


À la reconquête de l’eau


Remontons quelques décennies en arrière. Amsterdam a beau être bâtie sur l’eau et avoir servi, pendant plusieurs siècles, d’entrepôt à toute l’Europe, elle s’est peu à peu, à l’époque moderne, détournée de ses grands plans d’eau pour se développer à l’intérieur des terres, sur les polders environnants: au sud pour les quartiers chics, à l’est et à l’ouest pour les plus populaires. Dans les années 1960, quand il fallut trouver de nouveaux espaces, on traça sur les tables à dessin une ville nouvelle au sud-est de l’ancienne, le Bijlmermeer, qui devait accueillir jusqu’à cent mille habitants. 

En à peine quarante ans, j’aurai vu naître, dépérir et se transformer cette utopie urbanistique, lointaine héritière des idées de Le Corbusier.

Nul n’a mieux décrit la brève splendeur et la longue décadence du Bijlmer, comme l’appelaient ses habitants, que Murat Isik dans son roman autobiographique Wees onzichtbaar (Sois invisible), couronné en 2018 par le prix Libris XX. Venu de Turquie et arrivé aux Pays-Bas avec sa famille à l’âge de cinq ans, l’auteur montre comment la cité radieuse s’est rapidement dégradée en ghetto pour immigrés – Turcs, Marocains, Pakistanais, Ghanéens, Surinamiens… – et en réceptacle pour «Hollandais de souche» déclassés. En l’espace de deux décennies, le Bijlmer était devenu le symbole du multiculturalisme de la société néerlandaise, mais aussi de son échec. Le coup de grâce vint le soir du 4 octobre 1992, lorsqu’un avion-cargo israélien s’écrasa à l’angle de deux barres d’immeubles. Dans les années qui suivirent la catastrophe, le grand ensemble fut partiellement démantelé, son habitat diversifié, et ses vestiges se trouvèrent peu à peu phagocytés par la croissance naturelle de l’agglomération. 

Les activités portuaires s’étant peu à peu déplacées vers l’ouest après la guerre, l’ancien port d’Amsterdam, qui avait connu son heure de gloire à l’époque coloniale comme l’indiquaient les noms de ses quais – Java, Bornéo, Suriname… – fut abandonné. Vers 1980, ses entrepôts désertés formaient une sorte de ville fantôme, où des artistes et des marginaux trouvaient refuge. C’est dans les années 1990, une époque dont on imagine mal aujourd’hui le dynamisme économique et l’optimisme, que la ville d’Amsterdam s’est lancée selon un plan concerté à la reconquête des rives de l’IJ et a réinvesti son ancien port pour le plus grand bien de ses habitants.

Au fil de la décennie, j’ai suivi avec enthousiasme la transformation de cette zone inhospitalière en l’un des quartiers d’habitation les plus agréables de la capitale néerlandaise: d’abord l’ingénieuse transformation de kilomètres d’entrepôts en logements, puis la construction d’immeubles spectaculaires et surtout, sur les «îles» de Java et de Bornéo, des alignements de maisons individuelles qui recréent à merveille, en les actualisant, l’esprit et l’esthétique des canaux historiques de la ville. Avec la reconstruction du centre de Berlin consécutive à la chute du mur, la rénovation de l’ancien port d’Amsterdam est à mes yeux le plus bel exemple de rénovation urbaine au tournant du millénaire. L’aventure continue aujourd’hui avec le quartier d’IJburg, encore en développement, dont l’élément le plus innovant sont des maisons flottantes, capables de se moduler sur le niveau de l’eau - sage précaution, peut-être, dans la perspective des bouleversements climatiques qui s’annoncent XX. La capitale néerlandaise est étonnante, écrit la journaliste française Caroline Moisson, auteur d’un guide sur Amsterdam, «parce qu’elle donne toujours l’impression d’avoir un temps d’avance, d’être toujours à l’avant-garde des tendances de demain XX


Les beaux jours de la «République Amsterdam»


Amsterdam a toujours fasciné les Français. Dans un vieux numéro de Septentrion, (septembre 1975!), je trouve sous la plume de Sadi de Gorter, le légendaire directeur de l’Institut Néerlandais de Paris, un amusant compte-rendu d’un concours portant sur l’image d’Amsterdam auprès du public français. Le diplomate-homme de lettres y résume en ces termes l’essentiel des réponses: «Une ville de tolérance, de liberté, de contestation, un refuge des persécutés, un rempart contre l’intolérance, une capitale de la jeunesse (…), une ville d’espoir (…), une cosmopolis tendre, forte et secrète (…), une ville au grand cœur, à l’écoute du monde, un lieu modèle et rebelle». 

La capitale néerlandaise n’a peut-être jamais été plus populaire qu’en cette décennie libertaire des années 1970: les visiteurs étrangers y trouvaient l’incarnation même de l’esprit du temps. Dans le même numéro, un jeune Français qui venait de passer un peu plus d’un an sur les bords de l’Amstel, en témoignait en ces termes: «Qui n’a pas vu, l’été, les pelouses du Vondelpark d’Amsterdam pacifiquement envahies par une jeunesse cosmopolite et bigarrée, d’où s’élèvent des fumées odorantes, des chansons et des airs de guitare, ne sait pas ce que représente [cette ville] aux yeux de milliers d’adolescents.» XX.

Cette vision idyllique n’était-elle qu’un mythe? Amsterdam était effectivement, depuis de milieu des années 1960, un creuset d’expérimentation politique, doublé d’un foyer d’agitation et parfois de rébellion. Tout y semblait possible, à défaut d’être toujours permis. Harry Mulisch (1927-2010) a magistralement décrit l’esprit de la ville à cette époque, et lui a même élevé une sorte de monument, dans la première partie de La Découverte du ciel XX. Il y oppose deux entités politiques fondées sur des principes divergents, le Royaume des Pays-Bas et la «République Amsterdam». Et il est vrai que celle-ci semblait gouvernée par des lois sociales particulières: la richesse ne s’affichait pas, une population modeste vivait encore çà et là en plein centre, les étudiants trouvaient un gîte dans les greniers de vieilles demeures au bord des grands canaux, et la pratique de squatter des bâtiments inoccupés était presque un droit reconnu.

En 1992, quand a paru le texte original de La Découverte du ciel, la «République Amsterdam» n’était déjà plus qu’un souvenir. Quand la turbulente capitale est-elle «rentrée dans le rang» de la société néerlandaise?
Un événement symbolique marque un tournant au début des années 1980: une série d’expulsions de squatters, souvent accompagnées d’affrontements violents qui mettaient en émoi toute la ville. Un autre romancier, A.F.Th. van der Heijden, en a fait la chronique dans les premiers tomes de sa saga De tandeloze tijd (Le Temps édenté) XX.
Dès lors a commencé ce processus qui a fait d’Amsterdam, comme la plupart des grandes métropoles européennes, une ville au patrimoine mieux entretenu, aux lieux publics plus accueillants, aux équipements plus modernes et plus confortables, mais où louer ou acheter un appartement est devenu un luxe interdit au grand nombre.

Elle a affirmé son rôle de capitale culturelle par la rénovation et l’extension spectaculaires de ses grands musées, qui font de la bien nommée Museumplein une sorte d’exposition permanente d’architecture contemporaine. Bien sûr, la ville qui se proclame dans ses armes «héroïque, résolue, miséricordieuse» (heldhaftig, vastberaden, barmhartig) ne renie en rien les épisodes exaltants ou tragiques de son passé. Mais cette fidélité affichée n’est guère plus qu’une révérence officielle et rétrospective.

Longtemps, en vertu d’une règle non écrite, les bourgmestres d’Amsterdam étaient choisis parmi des hommes politiques ou des hauts fonctionnaires non seulement sociaux-démocrates, dans le droit-fil de l’histoire politique de la capitale, mais aussi d’origine juive, en une sorte d’hommage posthume à une communauté qui a profondément marqué la ville dans sa culture, son histoire sociale (car les ouvriers du diamant furent parmi les premiers à se syndiquer) et même sa langue (car le dialecte d’Amsterdam a conservé quantité de mots yiddish). Mais l’avant dernier édile, Eberhard van der Laan, était un libéral et l’actuelle occupante de la fonction, Femke Halsema, fut longtemps à la tête du parti des Verts néerlandais. Une page est tournée, la vieille métropole s’est fondue dans les grands mouvements d’idées contemporains.

En fait, que signifie l’identité culturelle d’une ville aujourd’hui? Aucune grande cité n’échappe aux évolutions des sociétés nationales et internationales qui les entourent. De façon dramatique, Amsterdam s’est réveillée au cœur des conflits du 21e siècle au matin du 2 novembre 2004, lorsque Theo van Gogh, figure médiatique et champion volontiers provocateur de la libre-pensée, fut assassiné par un jeune Marocain radicalisé.


Malgré ses métamorphoses, Amsterdam a conservé son aura aux yeux du monde et attire plus de touristes que jamais. Ceux-ci sont éternellement jeunes: ceux qui arpentent aujourd’hui le Damrak ou le Spui sont les petits-enfants des hippies d’il y a cinquante ans. Ils ont d’autres idées en tête et vivent dans un autre monde, n’ayant gardé de l’ancien qu’un bagage, un sac à dos.
Mais une fois de plus, Amsterdam, la ville-monde, s’est instantanément adaptée à l’afflux de ces nouveaux backpackers venus du monde entier. Le vieux voyageur que je suis est tout ébaubi de constater que l’hôtel où il avait ses habitudes a relooké ses chambres en fausses cabanes de trappeurs et transformé sa salle des petits-déjeuners en une sorte de disco où l’on déguste des jus de fruits bio sur fond de musique techno tout en chattant sur what’s app. Et à la réception, les jeunes personnes qui m’accueillent ne me parlent plus qu’en anglais.


© Philippe Noble, revue Septentrion 4-2019
Traducteur littéraire,
Ex diplomate.

Notes
1. Paru aux éditions Ambo-Anthos d’Amsterdam en 2017.
2. Toutes ces remarques doivent beaucoup à l’excellent ouvrage de Marcel Bajard, Amsterdam. Une autre façon de voir la ville à travers son urbanisme, Actes Sud, Arles, 2017.
3. Caroline Moisson, Amsterdam. L’essentiel, éditions Nomades, Paris, 2016.
4. Septentrion, IV, n° 2, 1975, pp. 43-49 et 5-16.
5. Harry Mulisch, La Découverte du ciel (De ontdekking van de hemel), trad. du néerlandais par Isabelle Rosselin et Philippe Noble, Gallimard, Paris, 1999, Du monde entier (v. Septentrion 1-1999, p. 6-8).
6. Notamment dans De slag om de Blauwbrug (La Bataille du pont bleu, 1983) et Advocaat van de hanen (Avocat des coqs, 1990), Querido’s uitgeverij, Amsterdam (v. Septentrion, 1-1992, p. 13-15).

 

Notes

  1. Paru aux éditions Ambo-Anthos d’Amsterdam en 2017.
  2. Toutes ces remarques doivent beaucoup à l’excellent ouvrage de Marcel Bajard, Amsterdam. Une autre façon de voir la ville à travers son urbanisme, Actes Sud, Arles, 2017.
  3. Caroline Moisson, Amsterdam. L’essentiel, éditions Nomades, Paris, 2016.
  4. Septentrion, 2-1975, p. 43-49 et 5-16.
  5. Harry Mulisch, La Découverte du ciel (De ontdekking van de hemel), trad. du néerlandais par Isabelle Rosselin et Philippe Noble, Gallimard, Paris, 1999, Du monde entier (v. Septentrion 1-1999, p. 6-8).
  6. Notamment dans De slag om de Blauwbrug (La Bataille du pont bleu, 1983) et Advocaat van de hanen (Avocat des coqs, 1990), Querido’s uitgeverij, Amsterdam (v. Septentrion, 1-1992, p. 13-15).

Metadata

Auteurs
Philippe Noble
Sujet
Evolution socio culturelle et politique d'Amsterdam 1970-2019.
Genre
Essai d'histoire culturelle. Témoignage.
Langue
Français
Relation
Revue Septentrion 4-2019
Droits
© Philippe Noble, revue Septentrion 4-2019