Introduction. De l’âme des objets à la phalloplastie
Catherine Gravet
Texte
Dans les derniers vers du célèbre poème « Milly », Objets inanimés, avez-vous donc une âme / Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer? Lamartine, exilé, songe aux saules, aux vieilles tours, aux murs noircis, aux fontaines, aux chaumières d’un pauvre village, autant d’objets qui peuplent le souvenir nostalgique de la terre natale.
Mais les objets d’une collection, patiemment rassemblée par ce que les psychologues nomment parfois, peut-être avec trop de désinvolture, un « accumulateur » arrêté au stade anal de son évolution, peuvent-ils, eux, avoir une âme ? Gérard Wajcman voit « chez le collectionneur l’exercice d’une vertu, vantée à la Renaissance, la magnificence, cette disposition d’une personne qui dépense avec éclat, sans compter, pour elle et pour les autres. Hautement civile, cette vertu a aujourd’hui, dans notre monde, forcément un parfum de scandale, voire de subversion. » XX
Le collectionneur n’est pas un consommateur comme les autres. Parmi ses motivations, la fiction a peut-être sa place, paradoxale dans ce monde concret et matériel des objets. Comment percer le secret de certains objets sans le recours à l’imaginaire ? Les vendeurs s’y connaissent en affabulation pour vanter et vendre leurs pièces à l’acheteur-rêveur dont le désir de l’Autre le pousse à ramener chez lui une pièce « étrangère ». Et pourquoi ne pas placer, disposer, mettre en scène ces objets, dans un musée, une vitrine ou un salon, de façon qu’ils racontent une histoire ? XX
Car c’est bien de fiction narrative qu’il s’agit, et tout n’est-il pas littérature ? En 1989, l’imam Khomeiny prononçait une fatwa à l’encontre de Salman Rushdie qui avait commis le sacrilège d’écrire Les Versets sataniques. Pour un auteur comme Christian Salmon, les censeurs sonnaient le glas de la fiction. Censurer l’imaginaire, « transformer en délit la pratique artistique » XX, c’était en même temps prouver le pouvoir de la création symbolique, de la fiction qui « ébauche d’autres mondes, d’autres formes de vie, d’autres types de relation entre les hommes » XX.
Si la fiction menace le monde, c’est qu’elle fournit « de nouveaux angles pour pénétrer la réalité », « une autre hiérarchie des sens, d’autres modes de perception, une autre subjectivité » XX. Salmon évoque le cas du roman de Danilo Kiš, Un tombeau pour Boris Davidovitch (Gallimard, 1979) qui « taille […] de la vraie littérature » dans la masse des témoignages de survivants XX, qui, selon le site de la maison d’édition, « a pris pour matériau de sa fiction la réalité des liquidations, des procès, des camps et des tourmentes qui sévissent en Europe depuis le début du siècle. » Kiš n’avait-il pas le droit de citer des sources réelles en les faisant passer pour fictives ?
Rendre compte de la réalité en affabulant, mystifier pour révéler la vérité, c’est la nature même, voire la mission de la fiction. Marc Petit, dans Éloge de la fiction, le dit autrement : « L’art en figurant le mal le désactualise pour le rendre visible. Alors seulement le cœur peut s’indigner, l’esprit, comprendre, la main, s’armer pour agir contre lui. Grâce à la fiction. » Ou encore « l’horreur figurée écarte la présence de l’horrible » XX. Et de citer en exergue le Rabbi Nahman de Bratzlav : « À en croire les gens, les histoires sont faites pour endormir. Moi j’en raconte pour les réveiller ».
Les romans, les textes de fiction, les mythes, qui « se souvien[nen]t plus qu’il[s] n’invente[nt] le réel » peuvent « façonn[er] les comportements individuels et collectifs » et le romancier, coupable de « faux et usage de faux », dont « le rapport aux documents n’est guère différent de celui de l’historien », peut bien entendu inventer des documents ; de toutes façons, « le roman est réalité », c’est ce qu’affirme Luc Lang XX (prix Goncourt des lycéens en 1998 pour Mille six cents ventres). Jakob Arjouni (écrivain né à Francfort en 1964) l’avoue, lui, il n’a « aucune pensée pour le lecteur, aucune vocation de missionnaire » et s’il écrit des romans, s’il « invente le réel », c’est pour « mieux comprendre la réalité » XX.
En principe, depuis Aristote, c’est la fictionnalité qui détermine la littérarité d’une œuvre. Le lecteur ne devrait pas s’y tromper, comme le rappelle Gérard Genette sans s’y arrêter XX, « une œuvre (verbale) de fiction est presque inévitablement reçue comme littéraire, indépendamment de tout jugement de valeur, peut-être parce que l’attitude de lecture qu’elle postule, la fameuse “suspension volontaire de l’incrédulitéˮ, est une attitude esthétique, au sens kantien, de “désintéressementˮ relatif à l’égard du monde réel » XX. Où se manifeste la créativité du romancier, si ce n’est au niveau de l’invention ? Dès lors, trop de réel modifierait le texte qui cesserait d’être une œuvre littéraire.
Non fiction vs fiction. Pourtant chaque emprunt à la réalité peut se transformer en fiction XX. Et la fiction n’est souvent qu’une réalité exagérée faisant appel à la coopération imaginative du lecteur qui renoncerait volontairement à l’usage de son « droit de contestation » XX. Tout l’art du romancier serait d’éparpiller des « indices de fictionnalité » XX pour créer « un patchwork, un amalgame plus ou moins homogénéisé d’éléments hétéroclites empruntés pour une part à la réalité » XX. Au final, le romancier fait semblant de raconter une histoire vraie et le lecteur décide de le croire ou non.
Salmon le récrira dans un article publié par Médiapart le 19 janvier 2015, «Charlie Hebdo dans le miroir de l’affaire Rushdie»: « Cervantès a le premier montré que la folie et le désordre entrent dans le monde lorsque s’efface la subtile nuance qui sépare le réel de la fiction. » Don Quichotte devient fou parce qu’il ne perçoit pas, ou plus, cette frontière. Mais si cette ambiguïté, volontaire, était justement, pour l’écrivain, la meilleure façon de produire un chef-d’œuvre ? Si cette hésitation du lecteur à identifier réel et fiction dans une œuvre était justement la clé du succès ?
Herta Müller, romancière allemande d’origine roumaine, est la douzième femme lauréate du prix Nobel de littérature en 2009. Selon le journaliste Pierre Deshusses, c’est « l’aptitude de l’auteur à donner “une image de la vie quotidienne dans une dictature pétrifiéeˮ, à peindre “le paysage des dépossédésˮ », c’est une « esthétique de la résistance » dénonçant l’oppression dans « une langue acérée, comprimée et ciselée, souvent difficile, qui emprunte à la fois à la poésie et au langage populaire » qui a emporté l’adhésion des membres du comité Nobel XX. Deshusses rapporte ces « aveux » de l’auteure : « J’ai dû apprendre à vivre en écrivant et non l’inverse. Je voulais vivre à la hauteur de mes rêves, c’est tout. » Son roman, La Bascule du souffle (traduit de l’allemand par Claire de Oliveira), paru chez Gallimard en 2010, illustre ce « flou » entre réel et fiction.
Retraçant la vie d’un prisonnier roumain homosexuel dans un camp de concentration russe, il use d’une langue poétique qui déréalise le propos. Le lecteur peut s’imaginer que les vapeurs toxiques de la cokerie, la faim, la solitude, la torture ou le malheur en général s’attaquent peu à peu au cerveau du jeune homme et le rendent fou au point que, revenu parmi les siens, il reste possédé par « l’ange de la faim » qui l’a entraîné à « l’art du sourire subtil qui bat en retraite »… Le héros et narrateur affirme, dans les dernières lignes de son récit : « J’ai déjà dansé avec la théière. Le sucrier. La boîte à biscuits. Le téléphone. Le réveil. Le cendrier. Les clés. Mon plus petit cavalier a été un bouton, tombé d’un manteau. Non, faux. Un jour, sous ma table en formica blanc, j’ai vu un raisin sec poussiéreux, et j’ai dansé avec, puis je l’ai mangé. Et en moi il y a eu comme un lointain. » (p. 302-304)
Aussitôt après ce point final, la romancière reprend la parole à son narrateur dans une postface où elle se réfugie dans le réel et remet la « fiction » dans son contexte historique : « En janvier 1945, le général soviétique Vinogradov obtint du gouvernement roumain, au nom de Staline, que tous les Allemands vivant en Roumanie viennent œuvrer pour la “reconstructionˮ de l’Union soviétique détruite par la guerre. Tous les hommes de dix-sept à quarante-cinq ans furent déportés dans des camps de travaux forcés. » (p. 305) Parmi eux, Oskar Pastior, qui a raconté ses souvenirs intimes à Müller mais qui est mort, en 2006, avant d’avoir eu le temps d’écrire avec elle le livre qu’ils projetaient. C’est pourquoi, écrit-elle, elle a « abandonné le “nousˮ de la narration » pour un « je » à moitié fictif mais complètement militant.
Joseph Roth XX dénonce « la plus terrible de toutes les confusions ». « On a commencé à considérer le réel comme vrai, le documentaire comme véridique, l’authentique comme satisfaisant. » Il souligne le paradoxe suivant : « à une époque où la science médicale moderne déclare […] non fiable le simple témoignage devant un tribunal, le témoignage littéraire semble plus satisfaisant que l’élaboration artistique. On doute de la fiabilité du témoin assermenté. Mais on accorde au témoignage écrit la plus haute valeur qui soit en littérature : la véracité. » Un témoin peut écrire, un écrivain fait semblant d’en être un. S’agit-il pour autant de céder à l’« avidité » du lecteur pour le témoignage, dans une logique consumériste ?
À moins que « témoigner en littérature » ne soit désormais constitué en véritable genre littéraire comme l’affirment Frédérik Detue et Charlotte Lacoste dans le numéro de la revue Europe qu’ils ont dirigé XX. Bien entendu, l’acte judiciaire y prévaut et « prépar[e] le terrain pour que le tribunal de l’histoire puisse rendre son jugement » – « La vérité, toute la vérité, rien que la vérité » – mais le genre, qui se distingue, malgré sa sobriété, d’un « rapport de faits objectivés » demeure néanmoins, le plus souvent, « à la lisière de la littérature » XX.
Le témoignage, selon Jean-François Chevrier et Philippe Roussin, serait devenu « le ressort d’une prose anti-littéraire de l’expérience » XX. Comme était en quelque sorte « anti-littéraire » le manifeste du nouveau roman XX qui rejetait les conventions du roman traditionnel, notamment l’intrigue et le personnage, intrinsèques à toute fiction, mais aussi tout effet de réel comme le point de vue omniscient (jugé irréaliste). Le nouveau romancier ne fait plus semblant. Est-ce encore de la fiction ?
Le prix Nobel récompense une œuvre qui « a fait la preuve d'un puissant idéal » XX. La fiction narrative pourrait-elle être absente d’une œuvre romanesque primée ? Si tous les représentants du nouveau roman semblent refuser d’intégrer plusieurs des éléments permettant de définir la fictionnalité d’un récit, il faut souligner que, parmi ces représentants, seul Claude Simon, certes contesté comme « nouveau romancier », a vu son œuvre couronnée par le Nobel. Pourquoi ? Peut-être à cause des dimensions narratives et fictionnelles qui y subsistent. L’auteur de La Route des Flandres (Minuit, 1960) a beau puiser l’inspiration dans son autobiographie, il reconstruit le monde par l’imaginaire et le langage et renouvelle, comme l’a montré Sabrina Parent XX, le rapport entre littérature et histoire, entre construction du sens et éthique, dans sa manière de dire le quotidien et la guerre.
PETITE RÉFLEXION SUR LES USAGES MULTIDISCIPLINAIRES DE LA FICTION
On ne peut donc qu’être d’accord avec la réflexion que soumettent Anne Staquet et Antoine Brandelet, nos partenaires pour l’appel à contributions dont ce volume est l’aboutissement, et qui se sont focalisés sur son volet philosophique. Pour eux comme pour nous, l’évocation de la fiction renvoie d’abord à la littérature. Pourtant, ajoutent-ils, la fiction est une notion qui peut se révéler féconde dans de nombreux domaines, et notamment dans des contextes auxquels elle semble totalement étrangère. De nombreuses disciplines peuvent en effet avoir à faire avec ce concept : la littérature, l’histoire ou la psychanalyse bien sûr, mais les sciences et les mathématiques ou la médecine ne sont pas non plus en reste.
Ils nous invitent dès lors à saisir la fécondité de cette notion ainsi qu’à explorer les disciplines qui en font usage ou pour lesquelles on peut mettre en évidence des éléments fictionnels. Il ne s’agira pas tant de définir la fiction selon une multiplicité de disciplines que de montrer la diversité des usages de la fiction ainsi que leur pertinence, leur fécondité, et les nouvelles perspectives soulevées par ce concept. C’est ainsi qu’Anne Staquet et Antoine Brandelet mettent en perspective le volet philosophique du dossier « Fiction »:
Si la notion de fiction peut paraître futile, elle fait pourtant référence à des concepts majeurs comme ceux de vérité ou d’efficacité. Elle peut faire référence à ce qui est totalement ou partiellement faux. Et en ce sens, il peut être difficile de lui octroyer une place dans les sciences, lesquelles visent la recherche de la vérité, même s’il s’agit d’une vérité provisoire, qui doit pouvoir être remise en question par de nouvelles découvertes ou de nouvelles expériences. Pourtant, les sciences, comme les mathématiques, n’échappent pas aux fictions.
En effet, la fiction, en tant qu’histoire inventée et qui nous semble pourtant cohérente, intelligible et féconde, est aussi présente en sciences, où il est souvent nécessaire d’y avoir recours, non seulement pour pouvoir se représenter de manière imagée un processus, mais aussi et surtout, pour permettre aux théories d’expliquer le monde en faisant le lien entre les données brutes ou un formalisme (qu’il soit mathématique ou non) et nos représentations de ces mécanismes. Cela vient entre autres du fait qu’une théorie n’est pas directement explicative, qu’elle nécessite d’être interprétée : il faut pouvoir donner un sens aux objets abstraits qui la constituent, ce qui fait partie intégrante du travail scientifique. Serait-ce à dire qu’il faut faire un détour par le faux pour atteindre la vérité ? Une science pourrait-elle, sans s’illusionner, ne pas recourir aux fictions, comme elle pourrait renoncer aux «expériences de pensée» ?
Les deux premiers articles de ce bloc philosophique abordent ainsi la science et les mathématiques. Dans le premier acte, Antoine Brandelet fait dialoguer les sciences et la littérature. Ces disciplines que tout oppose à première vue ont pourtant de nombreuses affinités dans leur usage et leur recours à la fiction. Ce dialogue interroge ainsi le rapport qu’entretient la fiction avec la réalité.
Dans le second acte, Jean-Pierre Cléro fait, lui, dialoguer fictionalisme et mathématiques, afin d’analyser dans quelle mesure le premier s’intègre au cœur du second et s’il le transforme en profondeur ou de manière plus superficielle. C’est quasiment une histoire initiatique qui nous est ainsi présentée.
Une troisième histoire nous est racontée par Céline Nguyen et Marianne Chouteau, elle s’attache aux liens entre la technique et les séries télévisuelles. On y voit, dans une perspective didactique, comment certaines séries offrent un angle de réflexion de nature éthique pour interroger les techniques et notre rapport à elles.
La quatrième fiction, présentée par William Petty, peut sembler plus classique, puisqu’elle interroge la fiction en lien avec l’esthétique baroque, tant dans la peinture que dans la littérature. Toutefois, cette histoire, à l’instar du baroque, est parfois pleine de surprises. On y trouve, par exemple, un regard sur l’évolution des conceptions du terme « fiction » et quelques réflexions très intéressantes sur l’idée des mondes possibles et de la fiction comme miroir.
Quant au dernier acte, mis en scène par Bruno Humbeeck, il repart de la question abordée dans le précédent de la différence entre imagination et fiction et il illustre la posture dramatique que la fiction occupe dans le processus de résilience à partir de l’œuvre de Lovecraft XX.
USAGES ET MÉSUSAGES DE LA FICTION
Par ailleurs, nous avons inclus dans le présent volume des articles qui se focalisent sur des questions littéraires particulières. Victoria Ferrety décrit deux fictions contemporaines (Chéri-chéri de Philippe Dijan et Point cardinal de Léonor de Récondo) liées à la thématique du transgenre, à classer dans la paralittérature, tandis que Martine Renouprez montre comment l’écrivain libertaire Jean-Louis Lippert, alias Anatole Atlas, et le «convulsionisme» dénoncent les fictions contemporaines et les institutions qui les soutiennent.
Il est tentant de s’accorder pour affirmer que la bande dessinée est (ou n’est pas) fiction dans la mesure où la littérature et les arts plastiques le sont (ou ne le sont pas). Le propos de Jean-Maurice Rosier est plutôt de nature à dissocier BD et littérature : il montre à quel point la bande dessinée est un genre hybride, à cheval entre art graphique et littérature, entre création symbolique et production marchande, ce qui contraint ces expériences de fictions à louvoyer entre différentes positions, en quête de légitimation, sans parvenir à fédérer les discours critiques à son sujet.
L’article de Bénédicte Van Gysel, « Fiction et typologie des textes à traduire », aborde la fiction d’une tout autre manière, complexe, en philologue, en traductologue, en didacticienne… C’est le taux d’équivocité des textes et, partant, de « fiction » – au sens de « façonnement » ou de « reconstruction » – qui lui fournit un possible classement pour des textes disparates à traduire.
Selon Damien Darcis, la « querelle de l’art contemporain » a fait naître un nouveau régime de l’art qui met directement en jeu deux notions qui fondent les catégories des Beaux-Arts – la fiction et la mimesis –, et qui les complique, voire les rend inopérantes.
Toujours dans le monde de l’art mais en artiste et en critique, Éliane Chiron voit en Méduse un opérateur de fiction. Les Treasures from the Wreck of the Unbelievable de Damien Hirst exposés à grands frais (de l’artiste) à Venise, en 2017, sont un exemple particulièrement frappant de fiction monumentale dont les enjeux ont aussi une dimension intime.
Deux de nos contributeurs, Simona Modreanu et Marcel Voisin, n’hésitent pas à adopter une posture de moraliste, question de nous faire partager leurs indignations. Simona Modreanu s’insurge plus généralement contre le politiquement correct en littérature, nouvelle terreur des fictions contemporaines pour leurs auteurs, principalement anglo-américains, victimes d’une sorte de révisionnisme, qui se voient interdire certaines thématiques ou contenus jugés préjudiciables par des comités de bienséance à la nouvelle mode.
Dans « Un tropisme fictionnel », Marcel Voisin aborde les aspects négatifs de la fiction, religions, superstitions, fantastiques, mythologies, métaphysiques, idéologies, politiques, amours, égocentrisme, etc., autant de prétextes à fabulations au sein d’une société gouvernée par le leurre ou l’illusion plutôt que par la rationalité.
Cinq articles sont issus de la journée d’études « Arts et Genre.S », qui s’est déroulée à l’Université de Mons le 24 novembre 2018. Mais deux des intervenants, parmi lesquels Éliane Chiron (cf. supra), ont choisi de resituer leur propos dans le cadre de la fiction. C’est aussi le cas de Marc-Jean Filaire Ramos dont l’intérêt s’est porté sur le film Passengers (2016) où le lieu de la fiction, le vaisseau spatial, joue un rôle organisateur essentiel, et où se redéfinit la notion de héros, au féminin comme au masculin. Sans être très éloigné du thème de la fiction, Olivier Goetz a retracé les différents emplois et usages du travestissement au théâtre et du trouble dans le genre qu’ils suscitent.
Marie Buscatto fournit une étude documentée sur les difficiles féminisations du travail artistique, sur les logiques sociales qui aboutissent à des discriminations. Elle multiplie les exemples dans différents domaines de l’art.
Depuis le milieu des années 1990, les artistes transgenres questionnent la naturalité du corps, ainsi que les différentes techniques d’incarnation et considèrent la possibilité d’une altération de soi (de son sexe et de son genre) afin de remettre en cause la différence sexuelle (homme-femme). C’est ce que Luc Schicharin montre à travers les œuvres d’une dizaine d’artistes subversifs.
Pour citer une dernière fois Anne Staquet et Antoine Brandelet, d’autres histoires auraient bien sûr pu être racontées. Comment le droit peut-il se révéler de nature fictionnelle et, ce faisant, modeler la réalité ? Pour aborder la question médicale sous l’angle de la fiction, l’effet placebo, auquel les médecins accordent de plus de plus d’importance et dont ils tiennent compte pour favoriser la guérison, ne montrerait-il pas qu’une fiction peut produire des effets mesurables sur la réalité ? Quant au rôle de la fiction en didactique comme en rhétorique, il reste largement à explorer.
Peut-être l’establishment scientifique impose-t-il une objectivation systématique qui empêche de recourir à la fiction pour construire des preuves et des raisonnements logiques. Pourtant l’épistémologie peut s’aider de la fiction. Si l’on oppose fiction et vérité, on se heurte aux définitions et si toute méthode scientifique se base sur le doute, alors seules les «vérités», toutes les vérités, doivent être remises en question quand la fiction, elle, est intrinsèquement fausse et acceptée comme telle.
Depuis un demi-siècle les sciences humaines s’intéressent au rôle épistémologique et cognitif de la fiction. Mais qu’en est-il des sciences exactes? Les textes en sciences humaines sont-ils de la fiction? Les hypothèses de recherche ne sont-elles pas fictives? C’est avec engouement que la philosophie politique recourt à la fiction pour envisager une société idéale ou une liberté toujours utopique. Ne considère-t-on pas généralement les hommes comme s’ils étaient égaux? Etc. La fiction n’est-elle pas indispensable en sciences politiques, religieuses ou philosophiques?
Pierre Gillis le rappelait dans son article « L’Insoutenable Légèreté de l’idéologie » XX, ouvrant ainsi une piste de recherche concernant l’avenir même de l’humanité:
Les recherches archéologiques attestent de pratiques commerciales vieilles de plus de 30 000 ans et impliquant des partenaires distants de plusieurs centaines de kilomètres, en Europe et dans le Pacifique Sud ; les cités et les empires fondés par Sapiens ont regroupé des milliers, voire des millions d’individus, qui ne se connaissaient évidemment pas personnellement. Par quel tour de passe-passe ? Par le biais de leur art de se raconter des histoires, par la fiction, suggère Harari – pensons à l’art pariétal et aux grottes ornées : « de grands nombres d’inconnus peuvent coopérer avec succès en croyant à des mythes communs » XX.
L’essence de l’homme, ce serait donc de se raconter des histoires XX.
Harari et Gillis proposent notamment de prendre en compte l’imaginaire et Gillis précise :
Il ne conçoit pas un ordre imaginaire sans vrais croyants, qui, selon le cas, célèbrent une divinité, la patrie, ou l’argent. La coercition ne peut pas tout. Mais le vrai secret, c’est le caractère imaginaire de l’ordre ; il est donc important de l’ancrer dans une réalité supérieure – transcendante le cas échéant, ou pseudo-scientifique, pour reprendre les avis des condottiere intellectuels XX.
La fiction, on l’a compris, est un thème multidisciplinaire passionnant qu’on ne peut traiter de manière exhaustive.
© Catherine Gravet, Cahiers internationaux du Symbolisme, n° 152-153-154, novembre 2019
Notes
- Gérard Wajcman, « Psychopathologie des collectionneurs ? Six remarques générales sur la psychanalyse et la collection », dans Psychoanalytische Perspectieven, vol. 24, n° 1, 2006, pp. 41-53. En ligne.
- En couverture, la sculpture de Tamara Diatchenko intitulée « Médias », dit autre chose, du fait de la disposition, que si elle était seule. C’est du moins l’intention du photographe de « raconter » ainsi une histoire.
- Christian Salmon, Tombeau de la fiction. Paris, Denoël, 1999, p. 15.
- Idem, p. 17.
- Idem, p. 21.
- Idem, p. 27.
- Marc Petit, Éloge de la fiction. Paris, Fayard, 1999, p. 97.
- Luc Lang, « La fiction n’existe pas », dans Les Assises internationales du roman. Roman et réalité. Lyon, Villa Gillet et Paris, Christian Bourgois, 2007, p. 99-108.
- Jakob Arjouni, « Inventer le réel », traduit de l’allemand par Stefan Kaemper, dans Les Assises internationales du roman, op. cit., p. 411.
- Gérard Genette, Fiction et diction. Paris, Seuil, « Poétiques », 1991, p. 8.
- Ibidem.
- Idem, p. 37.
- Idem, p. 50-51.
- Idem, pp. 58, 76 et 89.
- Idem, p. 60.
- Pierre Deshusses, « Herta Müller, Prix Nobel de littérature, l’écriture contre l’oubli », dans Le Monde, 9 octobre 2009, en ligne sur le site du Monde.
- Joseph Roth, « Pour en finir avec la “Nouvelle Objectivitéˮ » (traduit de l’allemand par Daniel Baric), dans Communications, n° 71, 2001, (Jean-François Chevrier et Philippe Roussin édit., Le Parti pris du document. Littérature, photographie, cinéma et architecture au XXe siècle), p. 51-61.
- Frédérik Detue et Charlotte Lacoste, « Ce que le témoignage fait à la littérature » et « Les vicissitudes d’une genre littéraire », dans Europe, 94e année, nos 1041-1042, janvier-février 2016, p. 3-15 et 16-27.
- Idem, p. 12-15.
- Jean-François Chevrier et Philippe Roussin, « Présentation », dans Communications, n° 71 cité, 2001, p. 5-11.
- Alain Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman. Paris, Minuit, 1963.
- « [T]he most outstanding work of an idealistic tendency », John Sutherland, « Ink and Spit », dans The Guardian, 13 octobre 2007 (en ligne sur le site du Guardian https://www. theguardian.com/books/2007/oct/13/featuresreviews.guardianreview31).
- Sabrina Parent, Poétiques de l’événement. Claude Simon, Jean Rouaud, Eugène Savitzkaya, Jean Follain, Jacques Réda. Paris, Classiques Garnier, « Études de littérature des XXe et XXIe siècles », n° 20, 2012.
- Anne Staquet et Antoine Brandelet, mise en perspective du volet philosophique du dossier « fiction ».
- Article paru dans Les Cahiers internationaux de symbolisme, n° 146-147-148, 2017, p. 131-155.
- Yuval Noah Harari, Sapiens : une brève histoire de l’humanité. Traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat. Paris, Albin Michel, 2015, p. 39.
- Pierre Gillis, « L’Insoutenable Légèreté de l’idéologie », art. cité, p. 143.
- Ibidem.