© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Les Artistes Transgenres de 1990 à nos jours: des corps et des identités en lutte avec la différence sexuelle

Luc Schicharin

Texte

Tandis que les mouvements politiques et les études universitaires trans se mettent en place aux États-Unis à partir du milieu des années 1990, une nouvelle approche esthétique du transgenre XX se développe dans les arts plastiques, rompant avec les représentations médiatiques et médicales de la transsexualité (centrées sur la chirurgie de réassignation sexuelle).

En effet, des artistes anglo-saxons comme Del LaGrace Volcano ou Loren Cameron enregistrent des performances transgenres (portraits ou autoportraits) grâce à leur appareil photographique, en tant qu’auteurs de leur propre corps, par l’exposition artistique des différentes techniques d’incarnation (pas seulement la chirurgie) qui permettent d’altérer le sexe qui leur a été assigné à la naissance.

Les années 2000 et 2010 voient quant à elles apparaître une nouvelle génération d’artistes transgenres anglo-saxons comme Loren Cameron, Kris Grey, Wynne Neilly, Yishay Garbasz, Cassils, Nina Arsenault, Simon Croft ou encore Tobaron Waxman qui s’engagent dans des pratiques performatives, souvent assistées par les technologies médiatiques (photographies, vidéos, enregistrements sonores) XX.

Ces plasticien-ne-s transgenres questionnent la naturalité du corps et la conception biologique du genre en démontrant les cadres socio-culturels qui produisent la forme/le design biomorphique du sexe, du genre et de l’identité. Ainsi, nous voudrions nous intéresser aux productions artistiques qui investissent le territoire du transgenre, renouvelant le langage esthétique de l’art corporel et le rapport à l’identification politique du sujet à travers l’ouvrage de son corps.


Notre hypothèse est que les artistes transgenres emploient le corps comme un laboratoire, poursuivant les recherches identitaires exploratoires du drag telles qu’elles sont analysées dans les théories du travestissement chez Judith Butler avec Trouble dans le genre (1990). Ce qui confère un nouveau statut au corps qui n’est plus une matière biologique donnée par la nature, mais plutôt le support matériel d’une identité dissidente échappant au biopouvoir de la différence sexuelle.

En premier lieu, nous nous intéresserons à ce que produisent les technologies transgenres, dans le dispositif artistique de la performance directe ou médiatisée : les hormones, les prothèses, les opérations chirurgicales et la musculation apparaissent comme de véritables processus de création corporelle. Nous verrons qu’à travers ces nouvelles « techniques du corps » XX, les artistes transgenres interrogent le sexe dans sa capacité à représenter le genre d’un sujet.

En second lieu, nous observerons que si la performance est investie en tant que mode d’expression politique par les sujets trans pour problématiser le sexe au regard des « technologies de genre » XX, il nous paraît également important de montrer que la culture artistique elle-même est pointée par les performeur.ses transgenres, comme une technologie de la subjectivité corporelle.

En effet, nous verrons que la réappropriation des représentations du corps dans l’histoire de l’art, de l’Antiquité jusqu’à l’art contemporain, permet aux artistes transgenres de questionner la production artistique des genres, des sexualités et des races à travers la recontextualisation politique de ces iconographies corporelles dans des performances critiques.

Enfin, nous voudrions proposer l’hypothèse que le langage esthétique utilisé par les artistes transgenres, pour renouveler l’art corporel et repenser la culture visuelle de l’histoire de l’art comme une possible technologie de subjectivité (genre, sexualité, race), s’articule comme une traduction corporelle de la théorie du travestissement (drag) proposée par Judith Butler dans Trouble dans le genre en 1990XX.

Nous nous appuierons sur les analyses artistiques de plusieurs œuvres pour soutenir cette proposition théorique, ainsi que sur les concepts de « vêtement incarné » (France Borel) et de « bio-drag » (Beatriz Preciado). Nous parlerons quant à nous de « corps laboratoire » pour qualifier les pratiques artistiques du transgenre qui consistent à problématiser la biophysique du corps pour dénaturaliser le genre et inventer des identités dissidentes qui se désintéressent de la différence sexuelle.

 


L’ART TRANSGENRE, UNE RUPTURE DES CORPS AVEC LE SYSTÈME SEXE/GENRE


Depuis les années 1990, les artistes transgenres apparaissent sur la scène du body art afin de présenter l’expérience de la transition corporelle comme une nouvelle réflexion esthétique possible dans le champ de l’art.

La présente étude s’intéressera à ce phénomène relativement récent. Bien que notre article se présente comme une étude esthétique de la performance chez les artistes transgenres, il ne s’agit pas pour nous de la présenter comme une enquête de terrain exhaustive ; nous nous concentrons principalement sur des œuvres produites dans le contexte contemporain anglo-saxon et tentons d’examiner cette tendance artistique actuelle à partir de huit artistes transgenres (cités en introduction) qui sont très présent-e-s sur la scène artistique, dans les textes académiques et sur Internet.

Les artistes transgenres font appel à trois procédés artistiques pour capter la performance des corps transformés : ils peuvent présenter leur corps pendant ou au terme de leur processus de transition corporelle, ou alors enregistrer la progression de la transition corporelle dans le temps, ou encore exposer les outils techniques (hormones, bistouris, prothèses, haltères) ou des reliques (poils, organes, seringues usagées) qui attestent de la transformation du corps.

Dans les œuvres de notre corpus, la performance du corps en cours de transition (pendant la chirurgie ou l’hormonothérapie) n’est jamais présentée directement, en présence du public : ce dernier n’est jamais convié en salle d’opération, ou invité à voir des injections d’hormones au sein d’un musée par exemple. Les œuvres que nous avons à notre disposition se servent des médias en différé, et notamment de la photographie, pour capter la transformation corporelle qui se joue dans la performance transgenre.

Dans une série de trois autoportraits photographiques en noir et blanc (1996) XX, Loren Cameron expose son corps au terme de sa transition female-to-male XX, il est entièrement nu, face à l’objectif de l’appareil photographique qu’il déclenche lui-même à distance. L’artiste présente tous les caractères sexuels d’un corps masculin idéal, sauf qu’il a un vagin, ce détail anatomique vient témoigner de son identité transgenre. Dans chacune des photographies, l’artiste accomplit des actions qu’il met en scène à travers des poses qu’il emprunte à la chorégraphie du body-building et au processus d’une réassignation de genre female-to-male.

Dans la première, il simule une injection de testostérone. Dans la deuxième, il joue avec la lame d’un bistouri à l’endroit où l’on distingue les cicatrices de sa mastectomie. Et dans la troisième, il exécute des flexions du bras à l’aide d’un haltère. En somme, il présente les étapes traditionnelles de la transformation d’un corps female-to-male : l’hormonothérapie, les chirurgies et la musculation afin de construire le nouveau genre masculin de son corps.

Le sexe féminin, pourtant parfaitement visible, résiste à l’identification féminine du corps de l’artiste car, comme le suggère Josch Hoenes, « pour l’identification masculine, la présence du pénis est beaucoup moins significative qu’une poitrine codée masculine et la prise de poses spécifiques. » XX

Dans cette œuvre, la relation ontologique du sexe et du genre est donc remise en cause du fait de la mutation possible du corps au contact des technologies transgenres, comme les hormones synthétiques. Dans une installation multimédia intitulée Sitting with (2010), l’artiste female-to-male Kris Grey présente une chaise et une table sur laquelle sont disposés une télévision qui diffuse un portrait du visage de l’artiste en gros plan, un récipient en porcelaine dans laquelle le public trouve une seringue dans son emballage stérile et un flocon de testostérone, puis un autre plateau de porcelaine dans lequel il y a des seringues usagées.

L’œuvre fonctionne comme un effet-miroir : le public contemple le visage androgyne de l’artiste comme s’il s’agissait du sien, et la seringue est laissée à disposition du public comme une invitation à s’injecter des hormones pour imiter l’artiste, c’est-à-dire procéder à un changement de genre similaire à la transition female-to-male de l’artiste.

Quelle que soit la réponse de l’auditoire face à ce shoot d’hormones implicitement proposé par l’artiste, l’identité et son rapport au sexe seront forcément interrogés car, soit on refuse l’offre par peur que la testostérone bouleverse notre identité de genre, et dans ce cas, il est clair que le sexe ne suffit plus à servir de référent identitaire. Soit nous acceptons, conscient-e-s du fait que l’identité de genre est une fiction somatique et que le sexe n’est qu’une entrée identitaire parmi d’autres.

La capacité des hormones synthétiques à transformer le corps, en dépit de son sexe de naissance, est à l’œuvre dans de nombreux travaux artistiques qui enregistrent la progression de la transition identitaire. De nombreux autoportraits en devenir au sein de la collection personnelle d’artistes transgenres semblent en attester. Dans l’installation Female-to-“Male”, Wynne Neilly présente un alignement de quarante-six photographies de son corps en buste après sa dose hebdomadaire de 100 mg de testostérone en intraveineuse.

Nous y trouvons également un grand portrait photographique du bas de son visage en gros plan où l’on voit ses poils apparaître. Il y a aussi une bande sonore où l’on entend la voix de l’artiste muer sous l’action des hormones, puis diverses archives de sa transition identitaire de la féminité vers la « masculinité » (reçus de pharmacie, petit mot de sa mère, relevé bancaire qui révèle le coût de la mastectomie, flocon de testostérone vide, seringues usagées, etc.).

Même procédé dans la série photographique intitulée Becoming (2008-2010) où Yishay Garbasz enregistre chaque semaine, pendant deux ans, les transformations de son corps du masculin vers le féminin sous l’action des hormones « féminines » et des chirurgies de réassignation sexuelle. Ou encore la série photographique en noir et blanc intitulée Cuts : A Traditional Sculpture (2011) où Cassils réinterprète une performance d’Eleanor Antin (Carving : A Traditionnal Sculpture, 1972) où cette dernière questionnait la maigreur comme idéal féminin, photographiant quotidiennement l’évolution de son corps pendant une diète de 37 jours.

La performance transgenre effectuée par Cassils est cependant très différente, puisqu’elle consiste à se sculpter un corps hyper-masculin grâce à la musculation intensive, une alimentation hypercalorique et la prise de stéroïdes. Cassils réalise alors quatre photographies par jour sous quatre angles (devant, derrière, côté gauche, côté droit) pour enregistrer sa transformation physique. Il s’agit pour Cassils de transposer sur son corps même le travail acharné des sculpteurs grecs qui taillaient laborieusement le marbre pour donner une forme idéale à leurs statues.

Ces séries d’autoportraits photographiques, qui exposent la transformation corporelle des artistes transgenres, définissent la (re)construction artistique de l’anatomie, obtenue par une « répétition stylisée d’actes » XX (hormonothérapie, chirurgie, musculation, autoportrait), comme de nouvelles technologies de la subjectivité. Ces œuvres présentent l’art et les technologies transgenres comme une critique performative de l’identification obligatoire à son sexe de naissance (du point de vue de la norme sociale et médicale).

 


RECONSIDÉRER LES RÔLES ANATOMIQUES ET POLITIQUES DES SEXES ET DES NÉO-SEXES AVEC L’ART TRANSGENRE


Comment expliquer que la visibilité du sexe ne semble pas toujours fonctionner comme référent du genre dans les photographies de performances transgenres, comme c’est le cas chez l’artiste female-to-male Loren Cameron ? Selon Josch Hoenes, « les images des corps sont […] constituées par des conventions de représentation variées qui se différencient parfois fortement du médical et du biologique », ce qui ne rend pas la distinction sexuelle nécessaire à l’identification genrée des corps.

Par exemple, « les images de Cameron se réfèrent à la représentation du nu [masculin] classique dans l’art », il en va de même pour les performances de Cassils où l’artiste confronte la construction hyper-masculinisée de son torse à la norme esthétique des statues d’athlètes dans la sculpture antique XX.

Selon Hoenes, les représentations du corps masculin dans l’art classique sont souvent dépourvues de pénis à cause de la censure (tradition picturale chrétienne) ou de l’usure du temps (statue antique), ce qui explique que, pour le regard éduqué du public, l’absence du pénis n’empêche pas la masculinité des artistes female-to-male.

Toujours selon Hoenes, les photographies de Cameron:
 
contiennent également des références aux images popularisées du corps, comme par exemple les images connues de Sylvester Stalone [sic] issues de films ou de journaux. Par la référence iconographique à la figure du bodybuilder, les images de Cameron ont recours à l’un des modes de représentation de la masculinité nue blanche les plus courants à l’intérieur de la culture populaire occidentale XX.

Toutefois, comme le signale encore Hoenes, les représentations idéalisées et normatives du genre, issues de l’histoire de l’art et de la culture populaire, ne sont pas des modèles d’identification pour toutes les personnes transgenres XX. Si la statuaire gréco-romaine et les canons esthétiques des corps issus de la culture populaire sont des « technologies du genre », au sens où l’a formulé Teresa de Lauretis XX, la critique de ces normes artistiques, qui sont des signes de distinction raciste, hétérosexiste, voire homonationaliste, peut également être utilisée comme un processus de subjectivation.

Dans la photographie intitulée TransCock 1 (1996) XX, Del LaGrace Volcano cadre le sexe du théoricien queer Zachary Nataf (female-to-male) en gros plan à côté d’une règle qui mesure l’allongement progressif de cette « trans bite » sous l’effet de la testostérone.
Cette œuvre fait référence aux photographies gynécologiques des personnes dites « hermaphrodites » (Nadar), mais aussi, dans une approche plus contemporaine, au fétichisme racial de l’homme noir dont les organes génitaux apparaissent disproportionnés dans les photographies de Robert Mapplethorpe.

L’œuvre de Del LaGrace Volcano s’affiche ainsi comme une double parodie : elle imite/critique l’identification médicale du sexe dit « ambigu » par l’anthropométrie, mais aussi la fascination homo-impérialiste de Robert Mapplethorpe pour la taille du pénis des hommes noirs qui réitère un stéréotype raciste ancestral selon lequel « le sexe est confirmé comme la nature de l’homme noir » XX.

Pour Jay Prosser :

Avec ce regard sur la taille, la photographie fait une référence érudite à la tradition culturelle de la phallicisation des corps masculins noirs, retournant cette histoire de la fétichisation raciale contre elle-même (puisque le corps masculin de Nataf est évidemment différent, cette représentation interrompt cette histoire) afin de défier la fétichisation du corps transsexuel XX.

La position politique de Nataf, située à l’intersection des identités « noir » et « transgenre », lui permet d’utiliser les mutations génitales dues à la testostérone pour jouer avec les stéréotypes de race et de genre autour de l’identité masculine noire, et de les faire s’annuler mutuellement :

d’une part, le fait de montrer sa « trans bite » de deux centimètres renverse le cliché de l’homme noir au gros pénis. Le cadrage en gros plan de la photographie, ses dimensions à l’impression (35,6 x 27,9 cm), produisent un effet de zoom optique qui ironise le fétichisme raciste autour de la taille du sexe masculin noir, grossissant exagérément ce que la médecine nomme un « micro-pénis ».

D’autre part, le fait de présenter cet organe génital comme une « trans bite » permet de rompre avec le fétichisme médiatique autour de la chirurgie de réassignation sexuelle (depuis Christine Jorgensen dans les années 1950) : la transformation génitale de Nataf ne procède pas par phalloplastie et n’a vraisemblablement pas pour objectif de copier le pénis d’un homme biologique.

L’esthétisation photographique de la « trans bite », en tant que différence transgenre, participe donc à la remise en cause de la croyance psychanalytique qu’un homme transgenre est une femme qui réalise son « envie d’avoir un pénis » XX, elle permet plutôt la production artistique d’un nouveau sexe masculin.

Si Loren Cameron et Cassils se servent de la représentation du nu masculin dans l’art grec, mais aussi de l’iconographie pornographique gay, comme d’une technologie de subjectivation afin de produire un corps transgenre hyper-masculinisé, Zachay Nataf et Del LaGrace Volcano proposent une performance transgenre qui critique des représentations artistiques de la masculinité noire, intersexe et/ou transgenre dans l’histoire de l’art et de la culture occidentale.

L’affirmation artistique de l’organe dit « transgénital » et l’appellation politique de l’œuvre « Trans bite » se revendiquent comme une identification corporelle dissidente qui conteste les normes corporelles des masculinités hégémoniques et minoritaires, préétablies par les représentations artistiques, culturelles et sociales.

 


LE SEXE CONSIDÉRÉ COMME VÊTEMENT INCARNÉ DANS L’ART TRANSGENRE


Ce recours à la critique par le corps et ses modifications dans la performance transgenre nous amène à nous demander si des œuvres, comme celle de Del LaGrace Volcano, ne s’inscrivent pas dans le prolongement de l’esthétique drag, étudiée par Judith Butler. Selon la philosophe américaine, la performance travestie du drag donne lieu à une imitation parodique du genre qui révèle que, loin d’être naturelle, l’identité sexuée est une construction performative basée sur la norme culturelle de la binarité hétérosexuelle homme/femme XX. Alors, que font les artistes transgenres aux réflexions philosophiques de Butler et à l’esthétique critique du drag ?

Nina Arsenault choisit d’utiliser sa transition de l’homme vers la femme pour démontrer que la féminité est une construction corporelle hyper-performative. Dans la performance d’Arsenault, l’extravagance de la drag-queen n’est plus uniquement une sophistication du costume et du maquillage, elle procède d’une véritable transformation biophysique du corps, de par la répétition d’actes chirurgicaux (au niveau du visage notamment) qui rappelle la série des opérations chirurgicales-performances d’ORLAN.

L’esthétique des photographies d’Arsenault, où elle apparaît la peau ensanglantée et tuméfiée par les coups de bistouri et les points de suture, évoque les portraits d’ORLAN qui furent réalisés les jours qui succédèrent à sa septième opération chirurgicale-performance (Omniprésence, 1993).
En interview XX, Arsenault se réfère directement à l’artiste française, rappelant ses réflexions conceptuelles autour du texte d’Eugénie Lemoine-Luccioni durant la performance Omniprésence :

La peau est décevante… dans la vie, on n’a que sa peau… il y a maldonne dans tous les rapports humains parce que l’on est jamais ce que l’on a… J’ai une peau d’ange mais je suis un chacal ; une peau de crocodile, mais je suis un toutou ; une peau noire mais je suis un Blanc ; une peau de femme mais je suis un homme. Je n’ai jamais la peau de ce que je suis. Il n’y a pas d’exception à la règle parce que je ne suis jamais ce que j’ai. XX


Avec ses opérations chirurgicales-performances, ORLAN a amené l’idée que les modifications corporelles sont une stratégie politique d’interpellation des normes esthétiques du genre (en l’occurrence féminin), la peau est ainsi manipulée telle une robe de chair qui se tisse au fil de la biopolitique du sujet XX. C’est ce qu’elle nomme l’art charnel XX. Arsenault semble pleinement influencé par l’approche charnelle d’ORLAN lorsqu’elle effectue sa transition de l’homme vers la femme, tout en l’exposant comme une pratique artistique de son corps.

France Borel utilise la métaphore du « vêtement incarné » pour évoquer ces « métamorphoses du corps » XX : les implants, les hormones, les chirurgies plastiques, les amputations, la musculation sont des modifications corporelles qui s’utilisent comme si la chair était l’ultime habit de l’être. Et donc, à l’instar du drag qui utilise son costume et son maquillage pour interroger les représentations culturelles du genre, Arsenault utilise son corps et la chirurgie esthétique pour « engager avec le genre un dialogue politique et esthétique sur la forme féminine en tant qu’idéologie et matière sculpturale, incarnant sur scène et dans la vie réelle fées, reines, déesses et autres icônes féminines » XX.

Paul B. Preciado parle d’une stratégie politique « biodrag » du corps transgenre :

le corps [du biodrag] réalise le processus d’imitation, et en finit ainsi avec les oppositions de la métaphysique traditionnelle qui semblent générer tant de problèmes dans la théorie performative (façade et intérieur, performance et anatomie, corps et âme, identité et génétique). [Le biodrag] est un artefact culturel à consistance organique, une fiction dont les contours sont somatiques. XX.

Dans Testojunkie, Preciado dira aussi qu’avec le concept de biodrag, il « pousse l’hypothèse performative [de Butler] dans le corps, jusqu’aux fluides, la [fait] passer dans les cellules. » XX Avec le biodrag, « ce qui est représenté et imité techniquement […] n’est déjà plus un code vestimentaire ou un style corporel, mais un processus biologique », nous dit Preciado, pourtant il semble que les artistes transgenres comme Arsenault performent les transformations du corps à la manière d’un code vestimentaire inscrit dans la chair.

Dans plusieurs installations issues de la performance transgenre, les modifications corporelles (hormones, chirurgies de réassignations sexuelles) sont représentées par le biais d’une référence esthétique au vêtement. Les artistes transgenres posent la question du corps comme vêtement biologique à travers la construction charnelle du genre. Simon Croft réalise par exemple un assemblage intitulé Hair Shirt (2006), avec des poils drus qu’il a prélevés sur son torse et qu’il a fixé sur la toile blanche d’un cadre tambour rond. Les poils sont incrustés dans les mailles de la toile comme s’ils poussaient directement du canevas, ils sont regroupés au centre du cadre ovale, créant une petite touffe dont la forme évoque celle d’un tee-shirt.

Ce geste artistique qui consiste à exposer des poils, obtenus sous l’action de la testostérone synthétique, à la manière d’un vêtement que l’on tricote sur un tambour, déplace le concept de vêtement du textile vers la matérialité biologique du corps. Tout comme certains vêtements peuvent être socialement attribués à un genre (costard pour les hommes, robe pour les femmes), des phénomènes biologiques du corps sont aussi assimilés au genre (pilosité du torse pour les hommes, développement des seins pour les femmes).

Si les drags déjouent justement les codes identitaires du vêtement, les artistes transgenres déconstruisent l’identification corporelle en redéfinissant le corps comme l’incarnation d’une série de codes esthétiques culturellement sexués que l’on peut techniquement manipuler.

Nous retrouvons une réflexion similaire dans Livush (2013-2018) où l’artiste female-to-male Tobaron Waxman pense la notion cabalistique de hitlabshut (« enclothement », « enveloppement ») et crée le concept « d’œuvres d’art à revêtir » (wearable artworks), il s’agit en fait de vêtements de prière (Talith) réalisés à partir de seringues, de flacon et de carton d’emballage de testostérone collectionnés après sept années de traitement hormonal. Le design et la fabrication de ces tenues ont été exécutés par Atom Cianfarani.

Cette « œuvre d’art à revêtir » présente ainsi la prise de testostérone comme un « vêtement incarné » : les déchets du traitement hormonal de l’artiste sont recyclés pour créer une tenue de prière (plutôt masculine) que le public peut potentiellement enfiler, tandis que la testostérone qui y était contenue a transformé le corps même de l’artiste du féminin vers le masculin. Ainsi, « l’œuvre d’art à revêtir » devient la métonymie de la performance transgenre de l’artiste qui s’est injecté la testostérone, cette substance quasi-mystique qui a « miraculeusement » transformé son corps, ce qui suggère que la masculinisation hormonale agit à la manière d’un « vêtement incarné », complexifiant l’identité par la modification corporelle.

 


CONCLUSION


Notre exposé a montré que les usages artistiques de l’autoportrait photographique et de la performance avaient également une valeur politique dans la mesure où l’art est ce qui permet aux artistes transgenres de la période contemporaine de montrer que les technologies transgenres (hormonothérapie, chirurgie, musculation, autoportrait) sont de nouvelles technologies de la subjectivité.

Si la nomination bi-catégorielle du sujet (homme-femme, masculin-féminin), à partir d’un sexe médicalement reconnu à la naissance, active un processus de subjectivation administratif et social, les artistes transgenres pose aujourd’hui la question d’une autonomie identitaire du sujet, revendiquant la centralité du corps dans sa complexité et son entièreté (et non uniquement une fixation identitaire sur les organes génitaux). L’art transgenre propose ainsi une critique de l’identification obligatoire du sujet à son sexe de naissance et invente une subjectivité affranchie de l’autorité du génital.

Nous avons ainsi vu que pour les artistes transgenres, le sexe ne joue pas un rôle capital dans la construction corporelle du genre (Loren Cameron et Cassils). Le genre découle d’un processus plus complexe que la seule identification aux organes génitaux, il résulte d’une création identitaire qui a beaucoup en commun avec la création artistique : il s’agit pour le moins de la création d’une subjectivité insoumise à la différence sexuelle.

Nous avons donné en exemple les autoportraits en devenir chez les artistes transgenres, ainsi que les technologies de subjectivation hyper-masculinisée qui sont revendiquées dans l’art transgenre comme une critique des représentations consensuelles de la masculinité dans l’histoire de l’art et dans la culture populaire. 

L’affirmation artistique d’un néo-sexe masculin (par exemple la « trans-bite » chez Zachary nataf et Del LaGrace Volcano) se revendique comme une anatomie et une identification à contre-courant qui contestent l’hégémonie et la domination artistiques, culturelles et sociales des normes corporelles de la masculinité hégémonique, préétablies par les représentations consensuelles.

En extension, il s’agit aussi de protester contre l’obligation de devenir une femme lorsque l’on est né avec un vagin.

Enfin, nous avons observé que dans plusieurs travaux artistiques transgenres, les modifications corporelles sont représentées par le biais d’une référence esthétique au vêtement, comme un clin d’œil à la culture drag. En effet, le sexe semble considéré comme vêtement incarné dans l’art transgenre. La chair est métaphoriquement assimilée à une robe dont le sujet peut se vêtir ou se dévêtir. La matérialité biologique du corps (les os, les muscles, les poils, les flux organiques) est exploitée comme une aire d’expérimentation chez les artistes transgenres qui utilisent le corps comme un laboratoire somatique où se développe une identité capable de se libérer du diktat de la différence sexuelle.

 

© Luc Schicharin, revue Les Cahiers internationaux du Symbolisme, n°152-153-154, novembre 2019



Notes

  1. L’appellation « transgenre » est employée chez nous pour qualifier les corps qui rejettent, mélangent ou franchissent la limite (s’il en est une) entre les genres féminins et masculins traditionnels, du fait d’un développement corporel atypique, ou d’une transformation corporelle consentie. Néanmoins, cette nuance de genre ne retire en aucun cas la légitimité aux sujets transgenres de s’identifier comme « hommes » et « femmes », pour ceux et celles qui le souhaitent, puisque les corps transgenres font continuellement évoluer la définition de ces deux identités sexuées.
  2. Janig Bégoc, Nathalie Boublouch & Elvan Zabunyan (dir.), La performance, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011. L’introduction pose d’emblée la problématique de la médiatisation de la performance (p. 13-24).
  3. Marcel Mauss, « Les techniques de corps », in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 2006, p. 363-383.
  4. Teresa De Lauretis, Théorie queer et cultures populaires : de Foucault à Cronenberg, trad. de Marie-Hélène Bourcier, Paris, La dispute, 2007, p. 37-94.
  5. Judith Butler, Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, trad. de Cynthia Kraus, Paris, La découverte, 2005, p. 260-267.
  6. Loren Cameron, Body Alchemy : Transsexual Portraits, Berkeley, Cleis Press, 1996.
  7. Femme devenue homme.
  8. Josch Hoenes, « Images et formations de corps d’hommes trans : politique visuelle dans les photographies de Loren Cameron », in Cahiers du genre, n°45 (Les fleurs du mâle : masculinités sans hommes ?), Paris, L’Harmattan, 2008, p. 43-57.
  9. Judith Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 265.
  10. Avec les œuvres : Tiresias (performance, 2010), Cuts : A Traditional Sculpture (performance, 2011) et Becoming an image (performance, 2013), Alchemy (2017).
  11. Josch Hoenes, op. cit., p. 50 (l’auteur se réfère à Richard Dyer, White. London et New York, Routledge, 1997, p. 147).
  12. Id., p. 45.
  13. Teresa De Lauretis, Théorie queer et cultures populaires, op. cit.
  14. Del Lagrace Volcano, Sublime Mutations, Tübingen, Konkurbuch Verlag, 2000, p. 151.
  15. Kobena Mercer, Welcome to the Jungle: New Positions in Black Cultural Studies, New York, Routledge, 1994, p. 185. (Notre traduction).
  16. Jay Prosser, Second skins : the body narratives of transsexuality, New-York, Columbia University Press, 1998, p. 232-233. (Notre traduction).
  17. Marie-Hélène Bourcier, Sexpolitiques : Queer Zones 2, Paris, La Fabrique, 2005, p. 240.
  18. Judith Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 261.
  19. Tobaron Waxman, « Interview avec Nina Arsenault », in prettyqueer.com, 12/12/2012. Disponible à : http://prettyqueer.com/2012/12/12/how-plastic-i-was-nina-arsenault-interviewed/ (04/05/2015).
  20. Eugénie Lemoine-Luccioni, La robe, Paris, Le Seuil, 1983, p. 95.
  21. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome 1 : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 182-184.
  22. Le lien entre l’art charnel et le transgenre est permis par ORLAN elle-même. Cf. : ORLAN, « Ceci est mon corps… Ceci est mon logiciel », in ORLAN, De l’art charnel au baiser de l’artiste, Paris, Jean-Michel Place & fils, 1997, p. 37.
  23. France Borel, Le vêtement incarné : les métamorphoses du corps, Paris, Calmann-Lévy, 1992.
  24. Anne-Marie Dubois, « Nina Arsenault : corps iconoclaste », in projetvivarium.org, 17 septembre 2013. Disponible à : http://projetvivarium.org/news/2013/9/17/nina-arsenault-corps-iconoclaste/ (04/05/2015).
  25. Paul B. Preciado, « Biopolitique du genre », in Hélène Rouch, Elsa Dorlin & Dominique Gougeyrollas (dir), Le corps entre sexe et genre, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 61-84.
  26. Beatriz Preciado, Testojunkie : sexe, drogue et biopolitique, Paris, Grasset, 2008, p. 98.

Metadata

Auteurs
Luc Schicharin
Sujet
Plasticiennes plasticiens transgenres. Usages artistiques autoportrait photographique et performance. Transgenre. Transsexualité. Réassignation sexuelle. Esthétique. Exposition artistique des techniques d’incarnation
Genre
Essai esthétique
Langue
Français
Relation
Revue Les Cahiers internationaux du Symbolisme, n° 152-153-154, novembre 2019.
Droits
© Luc Schicharin, revue Les Cahiers internationaux du Symbolisme, n°152-153-154, novembre 2019