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Témoigner la monstruosité de la Shoah. Le devoir de mémoire et de transmission de Vincent Engel et Françoise Lalande

André Bénit

Texte

Introduction

[page 37 de la version papier] Dans son essai Fiction : l’impossible nécessité, Vincent Engel XX signale que « le discours sur la littérature de la Shoah est dominé par une insistance sur l’incapacité de ce discours et plus particulièrement sa déclination artistique » XX. De fait, le judéocide fut une expérience d’une monstruosité telle qu’elle paraît se situer au-delà de tout ce qui est humainement imaginable, dicible et transmissible. Cependant, ces trois concepts, Engel les qualifie comme des mots qui ne trahissent que notre incapacité à imaginer, dire et transmettre, « des mots qui ne disent rien sur ce qu’on entend qualifier à travers eux » XX

Méditant sur le caractère toujours inédit et unique de l’expression de l’indicible, Engel montre comment le parcours du narrateur imaginé par Jean Mattern dans Les Bains de Kiraly XX (2008) atteste que, s’il est possible de surmonter la détresse en construisant un discours sur un événement apparemment inimaginable, indicible et intransmissible, le dépassement de cet inénarrable passe nécessairement par l’élaboration d’un récit personnel.

Dans cette étude, nous nous proposons de nous faire l’écho des témoignages de deux voix majeures des lettres belges actuelles, deux romanciers [page 38 de la version papier] appartenant à des générations différentes mais dont les familles, juives, éprouvèrent dans leur chair et leur âme les atrocités nazies : Vincent Engel (°1963) et Françoise Lalande-Keil (°1941).


Vincent Engel: Respecter le silence des survivants

– Vous pourriez le laisser en prison, l’envoyer en Allemagne, dans un camp...
– Vous ne connaissez pas les camps, monsieur de Vinelles ; sans quoi, je crois que vous me supplieriez de le fusiller sur-le-champ   plutôt que de l’y envoyer XX...

Cette réplique de Jurg Engelmeyer, un officier allemand qui a ordonné l’exécution d’un jeune garçon en représailles aux actes commis par son père résistant, ne montre-t-elle pas que la monstruosité du nazisme hante le parcours romanesque de notre auteur pratiquement depuis son début ?
Dans son article intitulé « Oubliez le Dieu d’Adam » XX, Engel relate qu’au cours de ses études de philologie romane à l’Université catholique de Louvain, son père lui offrit Paroles d’étranger d’Élie Wiesel, une lecture qui le bouleversa :
Par le silence de mon père, par son indifférence à la chose religieuse, je redécouvre le judaïsme. Dans les livres, d’abord, au CCLJ (Centre Communautaire Laïc Juif) ensuite. Et Dieu se voile d’un drap sombre : celui de la souffrance à la puissance infinie d’Auschwitz. Toutes les souffrances se mêlent : celle de ma mère [décédée d’un cancer quelques années plus tôt], celle de la famille de mon père disparue dans les camps. (Idem, p. 72)

Pourquoi parler d’Auschwitz ? Cette question, Engel s’astreindra à y répondre dès que cette réalité s’imposera à lui comme une « expérience marquante » bien que non vécue personnellement. La lecture et l’étude approfondie de l’œuvre de Wiesel imprimeront sur sa vision de la Shoah « un vocabulaire et des évidences : un monde était mort à Auschwitz, une société y avait fait faillite, et plus rien ne pouvait être comme avant » XX. D’où la nécessité, poursuit Engel, de « repenser le monde, refonder la morale, instaurer des conditions nouvelles pour la création artistique – pour autant qu’elle fût encore possible XX –, forger des mots neufs pour prononcer l’imprononçable [page 39 de la version papier] [...] » (idem, p. 18-19).

D’autres évidences surgiront progressivement dans l’esprit de celui pour qui Auschwitz deviendra vite « une obsession » : celles de constater que la masse des documents publiés « n’ont guère servi à éduquer les gens » (idem, p. 20-21) et que les descendants des survivants, qui ont pour tâche de reprendre le flambeau du témoignage, doivent « trouver d’autres moyens d’expression, car ils n’ont pas vécu l’épreuve » (idem, p. 19).
Si ses travaux scientifiques XX lui permirent d’« épuiser » la question « épuisante » de la responsabilité de Dieu devant le génocide juif ou, en tout cas, de tourner une page (ODA, p. 72), par après, c’est principalement à travers la fiction qu’Engel poursuivra cette interrogation sur la Shoah. Une interrogation qui trouve donc sa source directe dans la tragique histoire familiale et dans une identité juive ashkénaze fort ancienne. Comme il le détaille dans quelques interviews et articles XX, ses ancêtres paternels, polonais, étaient des juifs religieux appartenant à la bourgeoisie aisée. Bien que la situation dût se dégrader après la Première Guerre mondiale au cours de laquelle la famille se réfugia à Budapest où son père naquit en 1916, ils sont une famille juive inscrite dans le processus d’assimilation propre à cette période et à leur classe sociale ; les enfants fréquentent des écoles où ils côtoient la bourgeoisie polonaise catholique.

Une intégration donc plutôt réussie mais qui n’empêchera pas leur déportation au début des années quarante. De toute la famille paternelle survivront un seul oncle, communiste avant la guerre et rescapé des camps, qui s’en ira faire sa vie à Los Angeles et y deviendra religieux orthodoxe, ainsi que le père de Vincent Engel, parti poursuivre ses études en Belgique vers 1938 et qui, après avoir passé la guerre dans les forces belges de la R.A.F, décidera de s’y installer définitivement : « Plus tard, il me dirait : “N’oublie pas que, pendant la guerre, des Juifs se sont battus”. » (Idem, p. 70.) Quand, à quarante ans, il rencontre son épouse, celle-ci, bien qu’appartenant à une bourgeoisie catholique bruxelloise imbue de solides préjugés, propose de se convertir au judaïsme. Une proposition qui sera rejetée par l’intéressé pour des raisons sur lesquelles l’écrivain ne peut que conjecturer :
[page 40 de la version papier] Son athéisme s’était certainement renforcé à l’épreuve de la guerre et des camps. Ou bien, comme d’autres, refusait-il d’inscrire dans une telle tradition de martyre des enfants à venir. Ou bien, plus pragmatiquement, avait-il jugé que les meilleures écoles, à son avis, étaient catholiques. Hypothèse que conforte non seulement le refus de la conversion de sa femme, mais aussi le fait que ses enfants seraient baptisés, inscrits dans des écoles catholiques et feraient leur profession de foi. (Idem, p. 70-71)

Une profession de foi qui, chez l’adolescent Engel, ne va pas de soi ! La découverte de l’œuvre de Wiesel et la relecture de Camus lui permettront de régler progressivement le conflit qu’il entretient avec ce christianisme qui prône la soumission, ferme les yeux sur les injustices les plus flagrantes – « Questionner Dieu sur la souffrance, celle d’Auschwitz ou celle de ma mère, accroît l’obscénité de la souffrance, puisque Dieu n’intervient pas et ne répond pas » (idem, p. 74) – et transmet à tous un goût certain pour la culpabilité.

Ce qu’Engel (re)découvre dans Camus, la fausseté de la question de Dieu tout comme le devoir pour tout un chacun de suivre un cheminement éthique exigeant, n’est-ce pas en définitive ce que son père lui a transmis ? Évoquant ailleurs la figure paternelle, Engel insiste d’une part sur la certitude de celui-ci « qu’il n’y a pas de droits de l’homme sans le respect de devoirs, et de liberté sans responsabilité » ; d’autre part, sur « [son] impossibilité de dire à ses proches qu’il les aimait ». Et, ajoute-t-il, « pour ce qui est du judaïsme, un silence réduit à l’essentiel. [...] Mais un silence capable de faire passer le judaïsme, le sien, auquel son cadet au moins adhérera pleinement après ses vingt ans » XX.

Car ce qui séduit Engel dans le judaïsme, c’est le fait qu’il représente « un rapport à l’existence particulier, une éthique qui met l’homme au centre de tout » XX, c’est « la certitude qu’on peut tout perdre du jour au lendemain, devoir tout quitter, sans perdre pour autant son âme et son identité. Mais je n’aime pas le repli identitaire, le fanatisme religieux. Pour moi, le judaïsme n’est pas une religion » XX.

Dans cette optique, il n’est guère étonnant qu’Engel se soit passionné pour la personnalité de David Susskind XX (1925-2011), alias Suss, et lui ait [page 41 de la version papier] consacré en 2006 une « biographie romancée » intitulée Le Don de Mala-Léa, dans laquelle il retrace avec passion la trajectoire du « grand rabbin guéri de Dieu » (DML, p. 6).
Certes, cet homme a l’étoffe d’un « personnage de roman » (ibidem). Mais ce roman est avant tout celui de toute une communauté et d’un peuple condamné à l’errance et à l’exil, et dont la famille Susskind n’est qu’un échantillon, certes hautement représentatif. Car, souligne Engel, « l’anecdote doit servir l’universel », et ce qui compte, ce n’est pas l’histoire d’une famille en particulier mais « la situation générale des Polonais à l’époque » (idem, p. 10).

Il ne s’agira pas ici de relater par le menu le cheminement spirituel et humain de David Susskind, mais simplement d’en indiquer quelques étapes essentielles pour notre propos, depuis sa naissance en 1925 dans ce « presque [...] paradis » (idem, p. 29) qu’est Anvers pour les immigrés juifs à une époque où la Belgique « tolérait les royaumes juifs en son sein, à la condition qu’ils ne se proclament pas tels et que ses ressortissants ne prétendent pas être des citoyens au même titre que les Belges » (idem, p. 37). L’illusion sera en effet de courte durée : il ne lui faudra pas longtemps, à ce jeune garçon dont le père sera poussé vers la mort par l’ombre grandissante d’Hitler, pour découvrir que « leur appartenance à l’humanité n’était pas acquise » (idem, p. 40). Le slogan « Joden buiten van ons land ! Les Juifs hors de notre pays ! » scandé par les nazis flamingants et les brimades infligées en toute impunité à leur communauté lui feront bientôt comprendre que « les pogromes étaient une spécialité qui s’exportait jusqu’à Anvers » (idem, p. 65).

C’est au contact de Moshé Ganz, un militant communiste dont il fait la connaissance au début de la guerre et qui lui fait découvrir une cohorte d’auteurs (Hugo, Rolland, Sinclair, London, Zola, Marx, Nehru, Gandhi, Staline...), que David tourne de plus en plus le dos à la religion et entre en 1941 dans les Volksjeugden – les jeunesses communistes –, lesquelles mettront progressivement en place les réseaux de la résistance.

Dans un chapitre où Engel lui cède fictivement la parole, David Susskind s’explique sur sa fascination d’alors pour l’idéologie communiste qui lui enseigna la valeur de la lutte et de l’action tout comme le refus de la résignation et de la soumission – des attitudes tellement courantes chez les prophètes et les grands rabbins. Quant à la figure de Staline,
[page 42 de la version papier] aujourd’hui, c’est facile de dire qu’on se trompait et que c’était un monstre aussi dangereux que Hitler. Moi, je ne crois pas qu’on peut dire ça de cette manière. Il ne faut jamais tout confondre. Ce n’est pas la même chose, c’est important de le savoir. Staline est un monstre, d’accord. Aujourd’hui, on le sait. Pas à l’époque. À l’époque, le salaud absolu, c’est Hitler. (Idem, p. 72)

Ce ne sera qu’en 1956, trois ans après le décès du « petit père des peuples » et à la suite de la diffusion d’un rapport secret sur les crimes, déportations, arrestations illégales et exécutions sommaires, commis sous son régime, que Suss reconnaîtra, non sans douleur, qu’il éprouva longtemps plus d’affection pour un monstre et un dictateur sanguinaire – « antisémite de surcroît » (idem, p. 160) – que pour son propre père. Réfugié en Suisse pendant la Deuxième Guerre, David entend pour la première fois, en octobre 1942, les noms de Buchenwald et Mauthausen. Bientôt, il apprend que sa mère, Mala-Léa Gutgold, restée à Anvers, n’a pu échapper aux rafles...

Puis, ce fut le train, le wagon à bestiaux, jusqu’à Auschwitz, exterminus. Deux tantes impotentes avaient survécu au transport. Mala aussi. Elle les aida à monter dans le camion où l’on chargeait les invalides. Elle grimpa avec elles pour continuer à les assister, plus loin, plus tard. Mais plus loin, il n’y aurait plus besoin d’aide ; plus tard n’était plus qu’une question de minutes. (Idem, p. 117)
Mais cela, David ne le saura qu’après la Libération et son retour en Belgique fin 1944, et, bien qu’au courant de la déportation de plusieurs membres de sa famille, il refuse d’associer le sort de sa mère aux informations qui lui parviennent, « des images inimaginables comme celles de chambres à gaz ou des crematoriums » (idem, p. 132). Tout espoir s’envole définitivement lorsqu’au printemps 1945, le grand public découvre les camps de la mort. « À peine humains, sacs d’os dans leur pyjama rayé que certains porteraient encore longtemps après leur retour », les rescapés apportent les premiers témoignages directs : « C’était incroyable ; même les survivants avaient de la peine à croire ce qu’ils racontaient. Et face à l’incrédulité de leurs interlocuteurs, la plupart préféraient se taire. » (Idem, p. 152-153.)

Apprenant la vérité sur la mort de leur mère, David et sa sœur Sarah réaliseront « les deux faces du destin juif après la tragédie : reconstruire “sur les cendres”, comme l’avait écrit sa petite sœur, ou sur le sable » (idem, p. 154). Tandis que Sarah part en Palestine pour y apporter « [s]es forces à cette autre utopie, sur une terre dont le passé et l’avenir ont peut-être pu faire l’économie de cette Histoire monstrueuse dont [ils] v[iennent] de vivre un point culminant » (idem, p. 154), David, fidèle au don maternel – « Zei un Mensch, David ! » – et habité par une rage de vivre « pour prouver aux nazis qu’ils n’avaient pas triomphé » (idem, p. 149-150), décide de rester en Belgique : il y « œuvrer[a] pour la révolution » et y « fonder[a] les bases d’une [page 43 de la version papier] communauté juive non religieuse, [...] qui défendrait une identité forte fondée sur l’histoire, l’éthique et un projet généreux, solidaire et tolérant » (idem, p. 156).

Ce défi pour lequel il se donnera jusqu’à son dernier souffle, « le grand rabbin laïc » (idem, p. 183) le réalisera notamment par la fondation en 1959/60 du Centre culturel et sportif juif (CCSJ), lequel deviendra en 1967 le Centre communautaire et laïc juif (CCLJ). À travers son magazine Regards (auquel Engel participera), Susskind mobilisera le judaïsme belge et français contre la récupération d’Auschwitz par l’Église catholique (ou quelque autre) et pour le démantèlement du Carmel. Selon lui, « la mémoire est la première patrie des Juifs. Dans cet espace sacré, Auschwitz occupe une place centrale » (idem, p. 270).

Au terme de ce récit, établissant un bref parallèle entre les trajectoires de Suss et de son père – deux hommes de la même génération –, Engel relate avec beaucoup d’émotion l’heure précédant le décès de son paternel. Parmi les musiques et les paroles que celui-ci tenait à associer à son départ se trouve l’air d’adieu de Didon, dans l’opéra Dido and Aenas d’Henry Purcell dont le livret fut écrit par Nahum Tate. « Remember me, but, O, forget my fate » : ces mots que la reine de Carthage adresse, juste avant de mourir, à sa confidente Belinda et qu’Engel a mis en exergue à Oubliez Adam Weinberger (2000) – le roman grâce auquel son père et lui-même scellèrent leur réconciliation XX – conviendraient également, selon l’écrivain, pour son roman sur David Susskind. Une phrase, ajoute-t-il, qui résume à elle seule ce que représente, à ses yeux, la fiction :

Se souvenir de l’essence des êtres, indépendamment de ce que le destin les a contraints à devenir. Tout ce qu’un être aurait pu être, s’il n’avait pas été ce qu’il a été. Le destin, sclérose de vie. Le roman, absolue liberté. Mais le destin gagne toujours, au dernier souffle. (DML, p. 278-279 XX.)

Dans Oubliez Adam Weinberger XX, un roman qu’il dédie à toute sa famille, les Engel et les Weinberger, « qui, à son insu, a contribué à la construction de cette fiction », Engel relate l’« Avant » et l’« Après » dans le parcours tragique de son personnage, un homme – quelque peu inspiré de son propre père – né en juin 1916 dans une famille juive de marchands de bois, habitant une bourgade polonaise quelconque, « peuplée pour un tiers de Juifs et pour deux tiers d’antisémites fades et sereins sachant pour la plupart taire [page 44 de la version papier] leurs sentiments envers mes coreligionnaires par charité chrétienne et sens des affaires » (idem, p. 17).

L’« Avant », c’est le récit autobiographique où Adam lui-même, par « la voie dangereuse et fabuleuse de l’écriture » (idem, p. 175), relate son enfance et sa jeunesse ainsi que la vie quotidienne de ses proches – « de bons Juifs qui ne cherchaient pas à se faire remarquer » (idem, p. 35) – durant l’entre-deux-guerres. Une famille plutôt modeste et, au départ, assez libérale en matière religieuse ; une existence somme toute paisible et qui aurait pu continuer d’être banale, mais, comme le note Adam adolescent, « Il n’était pas simple d’être juif, surtout en ce pays, en ce temps[...]-là. » (idem, p. 87.) Par bonheur, la vie désœuvrée d’Adam, confié à une école juive quelques mois avant sa bar mitsva, prendra un cours différent grâce à l’apparition, en 1929, de deux êtres lumineux : « Elisha le maudit » et « Esther la divine » (idem, p. 107). Banni par les siens en raison de son engagement communiste, cet oncle paternel pour qui soulager la souffrance humaine constitue la priorité absolue n’a rien de commun avec « le monstrueux géant » (idem, p. 70) forgé par la légende familiale et l’imagination d’un enfant de treize ans :
Je ne suis pas le monstre que tu crois, mais je ne peux pas te forcer à me croire. Je voulais te rencontrer parce que je pensais que tu étais le seul, dans ce qu’il me reste de famille, à pouvoir m’écouter sans m’avoir au préalable jugé et condamné. (idem, p. 85)

Ce dangereux apôtre de la tolérance et du respect humain mourra en Espagne, brigadiste médecin exécuté par les siens. Quant à Esther, la fille adoptive d’Elisha, elle lui apprendra dès 1930 que « des choses graves risquaient d’advenir, [...], que les gens – surtout les Juifs – ne le comprendraient sans doute que trop tard [...] mais [...] que les monstres pouvaient être vaincus, et que toute vie mérite d’être préservée » (idem, p. 123-124). Elle dont le souvenir hantera Adam toute sa vie durant décidera de partir en Palestine, mais disparaîtra sans laisser de traces, vraisemblablement dans un camp d’extermination nazi.

Comme prévu, du moins par certains, « l’Histoire allait passer le grand braquet » (idem, p. 159), tout spécialement à partir de l’accession d’Hitler à la chancellerie : pogromes, émeutes et édits antijuifs se multiplient aussi bien en Pologne que dans « la nation du monstre » (idem p. 191). Seule la mère d’Adam, qui a compris que « le malheur d’être juif [...] ne connaîtrait plus de relâchement » (idem, p. 177), s’en ira à temps : « et elle dans mes yeux ne nous vit pas partir là dont je ne dirai rien, là dont je tairai le nom, après les longs trains noirs et gris, après le ghetto, [...] et maintenant je me tais » (idem, p. 198-199). Et ce silence sur ce là-bas qui dépasse l’imaginable et le dicible, le survivant Adam le maintiendra longtemps.

[page 45 de la version papier] L’« Après », cinq années plus tard, relaté par un narrateur externe, débute dans le Paris « de l’après-guerre, l’après-camps, l’après-mort, Paris de la Libération, de la liberté, Paris de la vie, de tous les paris, Paris ressuscité, Paris gagné » (idem, p. 203). Persuadé qu’avoir échappé à la mort lui donne des obligations envers la vie, Adam se consacrera à l’art de la médecine. Telle sera la réponse à tant de monstruosité de la part de celui qui porte « sa souffrance de façon confuse, sans trouver les mots qui eussent permis de l’exprimer, se répétant que ces mots étaient aussi morts là-bas et qu’il est interdit de toucher un cadavre, fût-ce celui d’un vocable » (idem, p. 207). Conscient que sa vocation pour la médecine comme sa passion des bateaux en bouteille porteurs de messages de détresse, toutes deux héritées de son oncle Elisha, reposent sur son empathie pour la souffrance humaine, Adam préfère poser « des gestes qui n’ont pas besoin de mots. Des gestes bruts : le seul hommage que je puisse rendre à ceux qui ont disparu, le seul langage dont je puisse me servir pour m’adresser à ceux qui ont survécu » (idem, p. 270). Aussi l’unique témoignage qu’il pourra livrer à sa femme, une journaliste américaine juive dont la famille se sent coupable d’être restée impassible et apathique devant la Shoah, sera de desceller en sa présence une dizaine de bouteilles emprisonnant ses trois-mâts dont chacun porte le nom d’un cher disparu : Esther IV, Johann V, Avram II, Sarah I, Rachel VII, Avner IV, Zipora VIII, Elisha III...

Dans l’épilogue, c’est à nouveau la voix d’Adam qui se fait entendre, celle d’un homme désormais vieux et solitaire qui s’adresse dans une lettre testamentaire à Nathan, un jeune homme de dix-huit ans et de père juif, le seul, avoue-t-il, à avoir réussi à forcer son mutisme. En effet, avant de mettre fin à ses jours pour n’avoir pu supporter le harcèlement de maître K. – un traqueur de criminels nazis en quête des rares témoins encore aptes à lui fournir des renseignements –, celui qui a passé les quinze dernières années de sa vie caché sous une fausse identité, celle du docteur Jean Anet, a décidé que le temps était venu de raviver les mémoires qui l’ont torturé tout ce temps qu’il les a tenues enfouies. Mais ce récit, s’il lui permet d’ordonner quelque peu les fragments d’une vie mutilée avant que Nathan n’« invente l’ordre qui lui semblera le mieux convenir, et tu seras à jamais exclu de ta propre existence » (idem, p. 307), ne contient nul mot sur la guerre et pas davantage sur les années postérieures... Au grand désespoir de l’avocat qui, en réponse aux questions du jeune homme – « à quoi sert une vérité qui n’aide pas à vivre ? Qui a le droit de dicter ses devoirs à un survivant ? » (idem, p. 299) –, devra admettre que ceux de sa génération qui luttent « pour la mémoire et la vérité » n’ont pas suffisamment respecté « le silence des survivants » et n’ont guère compris « qu’ils usaient d’un autre langage pour [page 46 de la version papier] nous communiquer cet indicible que nous traquons » (idem, p. 300).

Aussi, tandis que, de son côté, il poursuivra sa chimère, celle de combattre l’impunité des criminels de guerre nazis pour rendre justice à leurs victimes, il confie à la jeune génération un autre défi, tout aussi fondamental : perpétuer la mémoire de la Shoah en irriguant d’une sève nouvelle le mausolée de la vérité historique érigé par les historiens, celle « de l’imagination, de l’incarnation, fragile et essentielle à la fois, dans un récit qui seul peut assurer à la vérité une longue et enrichissante carrière » (idem, p. 300). Si la mission de Nathan commence là ou s’achève celle de maître K., il semble bien qu’Engel ait gagné son pari : comme le prédirent nombre de critiques lors de la parution du roman, cet Adam Weinberger est assurément un personnage destiné à hanter longuement la mémoire des lecteurs !

Françoise Lalande - Keil: « À la vie »

« Louise Keil cherche un lieu où gémir XX. » Cette phrase par laquelle Françoise Lalande entame son premier roman concentre deux traits présents d’un bout à l’autre de son itinéraire romanesque : l’exil et la douleur. En effet, c’est à travers la mise en scène de plusieurs doubles fictionnels XX que cette écrivaine née à l’heure allemande, qui confesse avoir en elle « quelqu’un qui pleure » et « ce qui importe, c’est de découvrir pourquoi » XX, recomposera le puzzle de son identité complexe et, partant, se libérera d’un pesant héritage.
« Femme désormais sans mémoire » (idem, p. 10) à la suite d’un accident de la circulation, Léna Keil tente depuis deux ans, sous la conduite de son psychanalyste, de se remémorer les images du choc dont elle n’a gardé aucun souvenir. Sa mémoire ravivant « des souvenirs maintenus à l’ombre » (idem, p. 51), elle parvient peu à peu à cerner ce qui est au centre de son amnésie : la peur instinctive des Allemands, une phobie qui tourmentera la mère de Françoise Lalande jusqu’à sa mort et poussera la petite fille (et ses doubles fictionnels) à jouer à « se cacher des Allemands » des années encore après leur départ. Seul le récit de l’accident et l’image de son propre corps valsant en l’air permettront à Léna de décrypter l’énigmatique vision qui la persécute. « Alors, d’une voix brisée par ce qu’elle vient de découvrir, elle raconte [...] le terrible secret des Keil » (idem p. 176) : la mort du jeune Ja [page 47 de la version papier] cob Keil, précipité dans le vide du haut de la synagogue de Berlin en mars 1891, et, dans cette atmosphère d’antisémitisme croissant, l’éclatement de la famille. Ainsi, tandis que certains membres resteront en Allemagne, d’autres s’exileront aux États-Unis ou dans les Ardennes belges, à Libramont où Françoise Lalande est née en 1941. Sans doute est-ce le silence que les Keil se sont imposé depuis près d’un siècle sur leur identité juive qui déclencha en Léna la parole libératrice. Elle dont le père « était passé à la moulinette de l’histoire » (idem, p. 86) conçoit parfaitement « qu’après Auschwitz on soit dur, méfiant, agressif » (idem p. 92), mais elle ne peut se résigner à ce que ses proches le soient eux aussi. Tirant les leçons de sa douloureuse saga familiale, guérie de « son désir de méchanceté » (idem, p. 198), elle se réconcilie avec son histoire et avec elle-même.

À 96 ans, la grand-mère Liza Keil incarne la mémoire de la tribu Keil : une mémoire historiquement sélective car « faite de souffrance, surtout ne jamais dire cela à ses enfants » XX, mais aussi rebelle à l’oubli : puisque c’est son corps qui plus que jamais porte cette mémoire familiale, c’est moyennant de fortes réactions épidermiques que se manifestent les « souvenir[s] vénéneux » (idem, p. 61) soigneusement enfouis depuis des décennies.

Ainsi, un beau jour, « le corps de Liza hurl[e] une frayeur secrète » (idem, p. 59) : s’abandonnant à des rêveries plus ou moins heureuses, la matriarche a eu le malheur de laisser remonter en elle un lointain souvenir qui, « comme un monstre furieux » (idem, p. 61), lui a scarifié le visage : celui d’une porte s’ouvrant, à la fin de la guerre, sur un homme qui entre, « image qui aurait dû être heureuse et qui ne le fut pas » (idem), car cet homme, son gendre Johnny, retour des camps, était monstrueux, offrant un visage purulent et répugnant aux bienheureux qui avaient échappé aux rafles. Il en sera de même lorsque, cinquante ans après les faits, au souvenir de sa cousine Jeanne, condamnée à mort par la Gestapo et embarquée à Malines dans un convoi de prisonniers à destination de l’Est, ou de son cousin René, déporté par les Allemands et roué de coups, elle se sent brusquement recrue de fatigue ou que son corps se marbre mystérieusement d’hématomes. Chez les Keil, le sujet banni par-dessus tout est donc celui de la guerre, « jamais évoquée », d’une part parce qu’elle réveille en eux des souvenirs fort amers, d’autre part, « parce qu’elle les avait rendus méchants, [...], peu de pitié ou de compréhension envers ceux qui s’étaient laissés attraper, selon leur formule pour dire l’indépassable horreur du massacre de leur peuple » (idem, p. 81). Et Lila, la petite-fille de Liza, de se demander : « Pourquoi donc suis-je née Keil ? Où se trouve en moi la parcelle que je partage avec eux ? » (idem, p. 73),  [page 48 de la version papier] bien décidée qu’elle est à accueillir le XXIe siècle dans le bonheur et à murmurer, « comme emportée par la joie : Le Haïm ! Tsu lehn ! À la vie ! » (idem, p. 150).

De fait, bien qu’elle ait assimilé la leçon familiale : la vie n’est que menaces et désespérances, Lila choisira avec le temps de laisser libre cours à son « formidable appétit de vivre » XX. Entre-temps il lui faut grandir au sein d'« une famille handicapée de l'amour » (idem, p. 133) dont l’histoire abonde en secrets et ressentiments. En raison du « démoniaque caractère Keil » (idem, p. 132), sa mère Lou n’a-t-elle pas dû renoncer, à la fin des années trente, à l’homme auquel elle ne cessera de penser, Ilan, « ce juif de France ! », avait dit sa mère à elle, en accord avec son mari « qui ne voulait plus de juif dans la famille » ? XX En mai 1940, se souvenant des atrocités commises par les Allemands en 14-18, la population belge fuit les envahisseurs, « ignorant encore quel serait l’effroi de l’humanité, cinq années plus tard, devant les portes ouvertes d’Auschwitz » (NVESH, 2012, p. 134).

Repassant dans sa tête les images du film qu’Alexandre Voronzov, le caméraman de l’armée soviétique présent lors de la libération du camp, y avait tourné le 27 janvier 1945, tout spécialement celles où les cent-quatre-vingts enfants montrent à la caméra le matricule tatoué sur leurs bras, ou encore celle d’une petite fille souriant à l’objectif, Léna s’était demandé comment ces enfants avaient pu échapper à la haine qui avait brûlé le cœur de leurs aînés (DI, 1987, p. 76). À la fin de la guerre, « les corps crépusculaires rev[enus] d’Auschwitz » durent affronter une nouvelle épreuve : ils se heurtèrent à l’incompréhension, voire à l’hostilité des leurs, à l’impossible transmission de leur calvaire et très vite, certains renoncèrent à raconter ce qu’ils avaient enduré, face à ceux qui avaient traversé la guerre en souffrant de la faim, il leur était impossible d’évoquer celle, ravageuse, qui les avait tourmentés, eux, à Auschwitz, autrement mortifère, autrement humiliante, oui, impossible d’en parler à ceux qui les accueillirent par On a souffert de la faim, tu ne peux pas savoir ! » (NVESH, 2012, p. 140.)

Certes, il y eut des événements heureux : tous les membres de la famille rentrèrent des camps, « mais sans que leur comportement quotidien ne le trahisse, en réalité, ils n’en étaient jamais revenus » (idem, p. 142). Dans l’entretemps, Lila est née, « mystères des origines » (idem, p. 138), car elle aura beau interroger sa mère sur le jour de sa naissance, elle recevra toujours [page 49 de la version papier]  la même réponse : Il faisait aussi beau qu’aujourd’hui. Aussi, devant l’inexistence ou la tristesse de la vie réelle – une famille qui occulte sa judaïcité ; des parents qui ne cessent de se disputer... –, se réfugiera-t-elle dans la fiction où il lui sera loisible de fantasmer et de développer « son aptitude naturelle au bonheur » (idem, p. 140) ; tout cela dans l’attente de mener une vie de nomade qui lui permettra de se vouer à la littérature et à la lutte romaine, des pratiques qui, pour elle, relèvent « du même domaine, celui du combat avec soi-même, celui de la descente dans les profondeurs humaines » (idem, p. 149).

Arrivée au milieu de la cinquantaine, après avoir percé le secret de sa naissance grâce à une lettre adressée à sa mère en 1958 par Ilan dans laquelle il confie que Lou et sa fille furent « ses seules amours » (idem, p. 232), Lila, alias Gladiatora, décide, au sommet de sa gloire, de mettre un terme à sa carrière de lutteuse, puisque désormais « plus aucune fureur ne la calcine » (idem, p. 239). Comme elle l’expérimenta au cours de son enfance lors de ses fictions nocturnes, elle sait que le bonheur passe personnellement par l’art ; aussi, au lieu de les livrer elle-même, les combats légendaires – Tancrède et Clorinde, Achille et Penthésilée, saint Georges et le dragon –, elle les relatera pour en révéler la poésie fondatrice : comme le dit l’Ecclésiaste, « il y a un temps pour tout, il y a un temps pour combattre le monde, il y a un temps pour reconstruire la tour de Babel, alors, Lila s’offre sans peur au bonheur de vivre » (idem, p. 245).

Mais cette douceur de vivre et de rêver à laquelle elle compte se laisser aller sera bientôt bousculée par la tragédie du 11 septembre 2001, l’événement traumatisant de ce début de XXIe siècle, qui, sans être comparable à Auschwitz, indique que la folie meurtrière est de retour et qui, précise Lalande, réanima en elle la peur de la guerre que sa mère lui avait léguée : « Volonté meurtrière des peuples : comment faire l’économie de cela quand on est, comme moi, l’écrivain de la douleur des faibles ? » XX

À la question Que faire maintenant ?, c’est Israël qui apporte une réponse, sous forme d’invitation pour une réunion des Keil du monde entier à Tel Aviv en décembre 2002 : Israël. Réunion de la famille Keil. Pendant trois jours, Lila vivra côte à côte avec deux autres Keil, tout droit sortis de l’imagination de Françoise Lalande, dont les itinéraires respectifs sont relatés dans les première et troisième parties du roman : Berlin. Histoire de Léa Keil et Seattle. Histoire de Julius Keil.

La première, née en octobre 1943, a passé ses deux premières années dans une cave à Berlin sous la protection d’un couple de vieux Allemands  [page 50 de la version papier] touchés par la détresse de la petite fille et de sa mère. Léa, dont l’histoire personnelle constitue une page de « la terrible histoire des juifs de Berlin » (NVESH, p. 51), est devenue une talentueuse musicienne de renommée mondiale qui a choisi de « jouer uniquement pour des hommes et des femmes au destin singulier » (idem, p. 92). Ses compositions, telle celle intitulée Voyages de l’orphelin, allient la « sobriété pour dire l’innommable » à la légèreté pour proclamer « la vie malgré tout ! » (idem, p. 86). Elle qui, sans rancune et sans haine, « se vivait comme orpheline, femme de Berlin sans attache familiale » (idem, p. 122), se rendra en Israël afin de s’y découvrir une famille et d’y jouer son dernier opus : L’Amour du monde. Le deuxième est né en 1966 à Seattle, dans cette ville où son arrière-grand-père s’était réfugié à la fin du XIXe siècle et où Françoise Lalande a retrouvé, sur une plaque indiquant les noms des donateurs à la fabrication d’un pont, celui d’un certain Albert Keil – une chose à ne pas laisser passer pour une romancière ! XX Quelque peu culpabilisé d’être étranger à la douleur des Keil d’Europe, Julius rejoint Tel-Aviv avec l’espoir « que la réunion apporterait des réponses aux sombres questions qui taraudaient les Keil depuis la nuit des temps » (NVESH, p. 346).

Bien que vivant l’après-Auschwitz de manière singulière, ces membres de la communauté ashkénaze se découvriront de formidables affinités : ne sont-ils pas tous les trois des « handicapés de l’amour » (Paque, art. cité, p. 13) ayant grandi avec, au cœur, une immense douleur héritée de leurs ancêtres et parents ? C’est donc en quête de leurs propres racines et de leur histoire – qu’ils découvriront non seulement à travers le témoignage des plus âgés dont les corps portent encore les marques de ce qui les hante tous, mais aussi à travers l’image vitale de l’immense arbre généalogique dont quelques branches furent brisées pendant les années terribles – que nos trois nomades se retrouvent en Terre promise pour y partager quelques moments de grande intensité.

Telle la visite du mémorial Yad Vashem à Jérusalem, sous la conduite bienveillante de leur guide qu’ils écoutent raconter l’histoire de la forêt des Justes, de ces arbres portant des noms d’hommes et de femmes qui, refusant la nuit et la barbarie, sauvèrent, au péril de leur vie, des juifs alors qu’eux-mêmes ne l’étaient pas ; puis, de salle en salle, le long parcours de la souffrance des Juifs européens, « une histoire que Dieu et les hommes avaient laissée s’accomplir » (NVESH, p. 382). Au sortir de ce voyage, tandis que Lila réaffirme sa conviction que « la brutalité d’aujourd’hui venait de ce mal  [page 51 de la version papier]  ancien, absolu, indépassable, peste moderne, toutes les souffrances des peuples provenaient d’Auschwitz » (idem, p. 384), tandis que Julius mesure sa chance d’être né à Seattle après la guerre et « d’appartenir à la communauté sans angoisse existentielle » (idem, p. 385), Léa songe au concert-événement au cours duquel, le même soir et dans ces mêmes jardins, elle dirigera cent violoncellistes qui interpréteront son Amour du monde : un chant par lequel elle clamera son infinie douleur et celle des millions de juifs assassinés, mais aussi la joie de ce peuple qui a vaincu et survécu à la barbarie.

Lors du dîner d’adieux, un toast est porté « À la vie ! » (idem, p. 404), une manière, selon Lalande, de transmettre la force vitale de la communauté juive, quelles que soient les monstrueuses épreuves qui lui furent infligées, ainsi qu’un souvenir familial : « Quand Liza et les siens buvaient du champagne, [...] ils disaient, au moment où les coupes s’entrechoquaient À la vie !, ayant en eux la force de ceux qui connaissent le prix de la vie » (SI, p. 40). Bien que née dans une famille foncièrement pessimiste, l’écrivaine insiste sur sa volonté de transmettre à ses lecteurs « cette force de passer à travers tout » (Weinstock, 2012). Et même s’il atteste encore la présence d’une certaine douleur, le titre de son dernier roman Nous veillerons ensemble sur le sommeil des hommes annonce que celle-ci s’est progressivement estompée au profit d’une sérénité retrouvée : « Ni pardon ni oubli, mais on arrive à s’ouvrir au monde, malgré tout ce qui a été vécu par les parents et qui fait qu’on a tendance à se fermer, à se hérisser contre le monde. Et donc, c’est tout un apprentissage à l’amour de l’humanité » (idem).


Conclusions

« Les monstruosités commises par les nazis ont démontré au monde l’essence profondément ignoble et inhumaine du fascisme », souligne Engel dans un article intitulé « Le Fascisme par l’absurde » XX et dans lequel il analyse la fascination que peut exercer l’extrême-droite sur une certaine frange de la population.

Sur ce point, le consensus est complet : tant par les deux écrivains objets de cette étude que par les personnages réels ou fictifs mis en scène dans leurs romans (David et Sarah Susskind, Esther Weinberger, les Keil...), Hitler et les nazis – à ne pas confondre avec les Allemands – sont perçus comme des monstres et les mesures prises par ceux-ci à l’encontre notamment de la communauté juive sont toutes qualifiées d’horreurs ou d’atrocités.

À la même époque, une autre idéologie, la communiste, est en train d’ac- [page 52 de la version papier] coucher d’un autre monstre, Staline, dont la barbarie ne sera rendue publique qu’après sa mort. Mettant en garde contre un possible amalgame, David Susskind précise qu’« Il y a au départ une générosité dans le communisme qui n’a jamais existé dans le fascisme. C’est important de s’en souvenir, d’avoir ça à l’esprit pour comprendre tout ce qui s’est passé à l’époque » (DML, p. 73). Aveuglement du militant ? Expulsé du cercle familial en raison de son engagement communiste, Elisha Weinberger, qui s’en ira en Espagne par devoir et fidélité, ne tardera pas, lui, à se rendre compte du « bordel » régnant dans le camp républicain et des exécutions politiques qui y sont perpétrées : lui aussi finira par être victime de « la méfiance, la suspicion... », ainsi que de sa lucidité (OAW, p. 221) XX.


Par ailleurs, dans ses romans, Françoise Lalande indiquent combien les souvenirs de la Deuxième Guerre mondiale agissent comme du venin dans la famille Keil : ce sont, écrit-elle, des monstres furieux qui ont transformé ses proches en monstres physiques ou moraux. Ainsi, au souvenir très lointain de l’image humiliante de son gendre devenu monstrueux lors de son séjour dans un camp de concentration où il fut contraint jusqu’à la nausée d’avaler du porc :

Mange! Mange ! ayant vomi toute la bile, les lèvres souillées de sang, Johnny avait fini par manger ce qu’on l’obligeait de manger, et très vite, en guise de protestation, son corps s’était couvert d’eczéma, très vite les croûtes avaient craqué sous la poussée du pus, Johnny avait ressenti l’horreur de soi, ce que désiraient ses bourreaux (SI, p. 62),

le visage de Liza Keil ne s’est-il pas, lui aussi, couvert inopinément de pustules ? De plus, à peine a-t-il retrouvé les Keil à la fin de cette guerre qui a les rendus tellement méchants et égoïstes que le pauvre Johnny doit affronter leurs cruelles questions : la première étant « Mais qu’avais-tu donc besoin de te promener sur la route ? » pour bien lui faire comprendre que lui seul était coupable, par son inconscience et sa bêtise, de son arrestation et de sa déportation (idem, p. 85) ! La seconde lui viendrait de sa propre fille, née en 1939 et qui, ne connaissant pas cet homme qui envahissait soudainement le cocon familial, le regarderait avec hostilité, et lui demanderait : « Quand est-ce que tu repars ? » (ibidem).

« Le monstrueux est ce qui arrive à l’homme et le menace dans son essence ou son existence », précise Engel (Fiction, p. 110). C’est dire qu’il est vital de le traquer pour l’empêcher de se perpétuer. Bien sûr, le devoir de mémoire et de transmission
– « Ne pas transmettre sa part d’une expérience collective, c’est laisser à d’autres le droit “d’imposer” leur récit, leurs ima- [page 53 de la version papier] ges, leurs mots » (idem, p. 124) – soulève de multiples interrogations, parmi lesquelles celle de cerner ce dont il convient de se souvenir absolument et quels événements méritent d’être transmis.

Question délicate, même s’il est des faits historiques pour lesquels cette question ne semble pas se poser : « la Shoah, les attentats du 11 septembre... » (idem, p. 123), les deux événements qui balisent de façon magistrale le dernier roman de Françoise Lalande.

C’est alors que surgissent d’autres questions : quelle forme convient-il de donner à cette transmission et qui sont ceux qui auront l’énorme responsabilité de l’assurer auprès de la jeune génération ? En tant qu’objet esthétique, la fiction qui « touche à la structure affective de la mémoire » – et on sait combien « l’affectivité est un facteur d’intensification et d’enracinement du souvenir » –, n’est-elle pas appelée à jouer « un rôle crucial de médiateur entre les mémoires vives des individus et la mémoire des collectivités » ? XX

Bien entendu, nos deux romanciers ne peuvent que souscrire à ces mots.

Pour Engel, « Discours structuré, volontaire, construisant la mémoire à partir de l’Histoire et des histoires, [la fiction] combine la raison et le sentiment, pour toucher l’esprit et y demeurer » (Fiction, p. 174).

Quant à Lalande, qui confie à Jeannine Paque qu’au départ de sa vie et de son projet d’écriture, il y a l’obsession d’Auschwitz (Paque, art. cité, p. 11), elle s’en remet pleinement aux pouvoirs de la fiction pour raconter le réel, « en reconstituer l’histoire, en rejeter ce qu’il a de funeste pour lancer le projet d’une étrange rédemption. Ce qu’elle appelle sa “réponse” au questionnement déchirant d’un monde en perdition » XX. Dans Une Belge méchante XX – qu’elle présente comme son « testament d’écrivain(e) » (idem, p. 14) –, Lalande n’exprimait-elle pas clairement ses intentions ?

- Je veux que chacun de mes livres soit une bombe pour mon lecteur, non pas la bombe qui lui éclaterait au visage et l’aveuglerait, mais celle qui, explosant à l’inté-rieur, provoquerait émotions, lucidité, stimulations, mes livres sont des énergies libérées, aussi je désire que l’énergie qui brûle mon corps passe dans le corps du lecteur, pour lui roussir la couenne de l’intérieur, mes phrases, qu’elles soient porteuses de rires ou de douleurs, qu’elles soient légères ou furieuses, sont décidées à courir au plus vite vers leur propre fin, mon travail s’accomplissant par ce mouvement même. (BM, p. 5)

 [page 54 de la version papier] Pari également gagné, serait-on tenté de conclure, pour cette écrivaine dont les romans bouleversants ne peuvent que remuer les consciences et réactiver les mémoires.



André Bénit

Notes

  1. Professeur de littérature contemporaine à l’Université catholique de Louvain, chargé d’un cours sur l’histoire de la révolte et des révolutions à l’Institut des Hautes Études des Communications sociales, Vincent Engel est essayiste, romancier et dramaturge.
  2. Vincent Engel, Fiction : l’impossible nécessité. Sur les récifs des sirènes naissent les récits des silènes. Ohain, Asmodée Edern Éditions, 2006, p. 108 (désormais Fiction).
  3. Vincent Engel, « “Donner, reprendre” : les mots qui tuent les mots. Les Bains de Kiraly de Jean Mattern », dans Interférences littéraires, nouvelle série, n° 4 (Indicible et littérarité, L. Sable dir.), mai 2010, p. 153-162 (p. 153).
  4. Ce roman relate l’histoire de Gabriel qui, enfant, fut traumatisé par la mort accidentelle de sa sœur Marianne, un drame converti en un nouveau tabou familial (outre le passé juif des parents hongrois) et dont il lui est impossible de parler.
  5. Vincent Engel, « L’Imposture », dans La guerre est quotidienne. Nouvelles. Gerpinnes, Quorum, 1998, p. 11-67 (p. 50).
  6. Vincent Engel, « Oubliez le Dieu d’Adam », dans Revue Ah ! Revue de l’Université Libre de Bruxelles, 3 avril 2006 (Sans Dieu, M. Deguy et J. Sojcher coord.), Bruxelles, 2006, pp. 69-76 (désormais : ODA).
  7. Vincent Engel, Pourquoi parler d’Auschwitz ? Bruxelles, Les Éperonniers, « Sciences pour l’homme », 1992, p. 18.
  8. Une réflexion qui rappelle bien entendu la fameuse phrase de Theodor Adorno concernant l’impossibilité de l’art après Auschwitz : une idée sur laquelle Engel revient longuement, notamment dans Fiction, pp. 104-105.
  9. Un mémoire de licence (« Le Serment de Kolvillàg » d’Élie Wiesel : une écriture entre le silence et la parole, 1986), un premier essai (Fou de Dieu ou Dieu des fous. L’œuvre tragique d’Élie Wiesel. Bruxelles, De Boeck / Éditions universitaires, 1989), un doctorat et d’autres essais (Pourquoi parler d’Auschwitz ?, op. cit. ; La Littérature des camps : la quête d’une parole juste, entre silence et bavardage (coord.). Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, Les lettres romanes, numéro hors-série, 1995 ; Au nom du père, de Dieu et d’Aus¬chwitz. Regards littéraires sur des questions contemporaines au travers de l’œuvre d’Élie Wiesel. Bern, Peter Lang, 1997).
  10. Principalement dans Engel, ODA ; voir également le dossier de presse sur le site de Vincent Engel : http://www.edern.be/infos/files/dp_general_cplt.pdf.
  11. Vincent Engel, Le Don de Mala-Léa. David Susskind : l’itinéraire d’un Mensch. Bruxelles, Le Grand Miroir, « Biographie », 2006, p. 277 (désormais DML). Toutes les citations en italique le sont également dans le texte original.
  12. Cédric Petit, « Vincent Engel, d’envie avant tout », dans LaLibre.be, 29 mai 2001 : http:// www.lalibre.be/culture/livres/vincent-engel-d-envie-avant-tout-51b8729ee4b0de6db9a5d 398. 13. Dan Burcea, « La fiction est aussi ce qui nous permet d’échapper à l’unicité du réel » (Interview de Vincent Engel), dans Salon littéraire, 20 septembre 2013 : http://salon-litteraire.com/ fr/interviews/content/1847972-la-fiction-est-aussi-ce-qui-nous-permet-d-echapper-a-l-unicite-du-reel-interview-avec-vincent-engel.
  13. Dan Burcea, « La fiction est aussi ce qui nous permet d’échapper à l’unicité du réel » (Interview de Vincent Engel), dans Salon littéraire, 20 septembre 2013 : http://salon-litteraire.com/ fr/interviews/content/1847972-la-fiction-est-aussi-ce-qui-nous-permet-d-echapper-a-l-unicite-du-reel-interview-avec-vincent-engel
  14. Promoteur d’« un judaïsme de liberté, de respect, solidement charpenté par une éthique humaniste généreuse et exigeante » (DML, p. 244), Susskind fonda à Bruxelles le Centre communautaire et laïc juif. Communiste, puis sioniste sui generis, cet homme de combats, dont le destin se confond avec l’histoire humaniste des luttes du judaïsme depuis 1945, œuvra sans relâche pour la fondation de l’État d’Israël, la libération des juifs soviétiques, le démantèlement du carmel d’Auschwitz et la préservation du camp nazi comme lieu de mémoire de la Shoah, la récupération des biens spoliés, la coexistence pacifique des peuples israéliens et palestiniens en deux États indépendants, l’expression de l’identité juive laïque…
  15. Concernant la relation entre Vincent Engel, alias Baptiste Morgan, et son père, alias Auguste Morgan, voir la troisième et dernière partie de son roman Les Absentes intitulée « Baptiste Morgan 1985- » (Paris, Lattès, 2006, pp. 361-645).
  16. Une réflexion qu’Engel développe notamment dans son essai Fiction (2006).
  17. Vincent Engel, Oubliez Adam Weinberger, Paris, Fayard, 2000 (« Le Livre de Poche », nº 30129) (désormais OAW).
  18. Françoise Lalande, Le Gardien d’abalones. Bruxelles, Labor, « Espace Nord », nº 97, 1994 [Bruxelles, Jacques Antoine, 1983], p. 15.
  19. Nous ferons référence, dans cette étude, à Louise Keil (Le Gardien d’abalones, 1983), Léna Keil (Daniel ou Israël, 1987) et Lila Keil (Sentiments inavouables, 2006 ; Nous veillerons ensemble sur le sommeil des hommes, 2012).
  20. Françoise Lalande, Daniel ou Israël. Paris, Acropole, 1987, p. 11 (désormais DI).
  21. Françoise Lalande, Sentiments inavouables. Bruxelles, Labor, « Grand Espace Nord », 2006, p. 130 (désormais SI).
  22. Françoise Lalande, Nous veillerons ensemble sur le sommeil des hommes. Avin, Luce Wiquin, 2012, p. 129 (désormais NVESH).
  23. Françoise Lalande, Cœur de feutre. Bruxelles, Jacques Antoine, « Écrits du Nord », 1984, pp. 119-120.
  24. Jeannine Paque, « Françoise Lalande et le devoir de résistance » (interview de Françoise Lalande), dans Le Carnet & les Instants, nº 171, 2012, pp. 11-14 (pp. 11-12).
  25. Micheline Weinstock, « Interview avec Françoise Lalande autour de son dernier roman Nous veillerons ensemble sur le sommeil des hommes », Radio Judaïca, 10 avril 2012 : http://www. brouillondeculture.com/page/2/.
  26. Vincent Engel, « Le Fascisme par l’absurde », dans Le Soir, 20 mai 2008 : http://vengel. wordpress.com/category/chroniques/vincent-engel/
  27. À ce propos, voir André Bénit, « Il y a septante-cinq ans, la guerre d’Espagne battait son plein… Des romanciers belges se souviennent », dans Textyles, nº 42, 2012, pp. 131-143.
  28. François-Xavier Lavenne et Olivier Odaert, « Les Écrivains au cœur du discours de la guerre », dans Interférences littéraires, n° 3, novembre 2009, pp. 9-24 (p. 17).
  29. Jeannine Paque, « Que peut la littérature ? », dans Le Carnet & les Instants, nº 171, 2012, p. 15.
  30. Françoise Lalande, Une Belge méchante, Bruxelles, Le Grand Miroir, « Essaifiction », 2007 (désormais BM).

Metadata

Auteurs
André Bénit
Sujet
La Shoah par deux écrivains belges francophones actuels : Françoise Lalande et Vincent Engel
Genre
Essai histoire littéraire
Langue
Français
Droits
© André Bénit
Identificateur
Cahier Internationaux du Symbolisme / Université de Mons