© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Production culturelle de masse. L’art gratuit, mais à quel prix?

Florence Defraire

Texte

Galeries d’art virtuelles, concerts live, bibliothèques filmographiques infinies, opéras et ballets diffusés en intégralité… Le web nous offre un accès gratuit à la culture. Le phénomène, amplifié par la crise du Coronavirus, a des conséquences positives: publicité et visibilité pour les artistes, accès pour tous à l’art… Mais ses dangers ne sont pas à négliger, révélateurs d’un phénomène de consommation bien plus global.


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En 2020, les réseaux sociaux font partie intégrante de nos vies. Téléphones greffés à la place des mains, nous vivons à travers nos écrans. Nous ne décidons plus d’aller vers la culture, elle se dessine entre nos mains.
Nous sommes inondés de contenu culturel à un tel point que nous ne réalisons même plus que nous y avons accès, de plus gratuitement.
La définition de contenu a également fait un bond. Pour la génération de mes parents, est appelé «contenu» un contenu qualitatif qui a nécessité un certain temps de production.
Pour ma génération Y, le contenu c’est tout ce qu’il y a sur les réseaux: photos, vidéos, musiques, textes… qualitatif ou non, nous baignons dedans.


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Les réseaux, en particulier Instagram, sont de véritables galeries commerciales mondiales où les créateurs de contenu sont rois, mais également les utilisateurs. Ces derniers pouvant aussi être considérés comme des créateurs de contenu lorsqu’ils postent, tweetent et partagent. Il n’existe plus de «gatekeepers» interdisant la diffusion. Le terme gatekeeper, gardien en français, utilisé dans le domaine de la communication, désigne les intermédiaires (tels que les journalistes) décidant de médiatiser certaines informations au détriment d’autres à la sphère publique. Chaque internaute est désormais son propre gatekeeper, son propre éditeur.


Instagram nous offre l’opportunité de visiter un musée situé à l’autre bout du monde depuis son canapé. L’art passe les frontières à coup de likes, de partages et de geotags. Les réseaux sociaux donnent un accès global à un art qui était précédemment réservé à des catégories de personnes restreintes dû à des limites géographiques et/ou à des privilèges sociaux. Il y a une véritable démocratisation de l’art grâce au phénomène de digitalisation.

Ces galeries virtuelles représentent également une publicité gratuite pour les artistes, une opportunité de se faire connaître et/ou d’augmenter sa visibilité. Et surtout, ils rendent l’Histoire de l’Art plus vivante que jamais ; les réseaux ne nous montrent pas uniquement l’oeuvre mais nous présentent également l’artiste dans sa vie quotidienne, dans son processus de création et dans son individualité créatrice. Il peut interagir directement avec sa communauté, ses fans et de possible «collecteurs».

Instagram a offert aux musées et aux galeries l’opportunité d’un public virtuel, sans frontières. Ils peuvent créer des expériences artistiques qualitatives pour n‘importe qui ayant une connexion internet. L’art est alors plus inclusif que jamais.

Cependant, la réalité est loin d’être «instagrammable».
Les jeunes talents, exposés sur ces réseaux sociaux, se transforment en «identité numérique». Ils doivent se vendre et produire du contenu pour rassasier leurs followers. Le talent se mesure alors à un vulgaire nombre de publications et de likes. La pression est grande. Il faut produire, il faut poster. La peur de la page blanche se transforme en une peur du feed vide. Sans négliger les commentaires haineux déferlant sur les réseaux sociaux auxquels ils doivent faire face.

Les réseaux facilitent aussi le plagiat et l’appropriation de contenu. L’oeuvre d’un artiste peut complètement lui filer entre les doigts. Les réseaux en eux-mêmes dépossèdent déjà les artistes de leurs créations.
En effet, droits d’auteur et de reproduction sur le web sont souvent des concepts flous dans les termes d’utilisation et variables d’un pays à l’autre selon la législation.
De plus, ces artistes publient gratuitement leur art signifiant involontairement que leur art n’aurait aucune valeur. Comment sont-ils rémunérés? Ne serait-il pas plus judicieux de les soutenir en payant notre accès à l’art plutôt qu’en likant ou en photographiant celui-ci?


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L’art est également grappillé par la publicité. Les placements de produits sont monnaie courante chez les artistes 2.0. J’entends par artistes 2.0, les influenceurs. Ils sont à mon sens des créateurs de contenu (photographie, vidéo, graphisme, texte…) nés suite à l’implosion des réseaux sociaux. Avec eux, place à la publicité native ; au lieu d’interrompre l’utilisateur dans sa si précieuse consommation de contenu, on lui propose une publicité qui ressemble à son contenu habituel. La publicité n’est alors pas clairement identifiée (bien que certains posts soient notifiés comme « sponsorisés ») et son efficacité atteint alors son paroxysme.


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Certains employés du secteur culturel sont amenés à fermer boutique ou à se réinventer pour survivre à l’ère du contenu. Les musées se digitalisent… Mais est-ce vraiment le monde que nous voulons pour demain? Ce phénomène culturel est révélateur d’un mode de consommation bien plus général: «toujours plus, toujours plus vite». Ce modèle, nous l’appliquons à tous les domaines de nos vies comme dans notre vie professionnelle: «toujours connectés», le smartphone nous permet de continuer le travail même à la maison! Et nous en sommes désormais au terrible stade de la fast culture…

En effet, les réseaux sociaux ont également changé notre manière de consommer le contenu culturel: toujours plus, toujours plus vite, sans le moindre effort… et pour reproduire du contenu.

En effet, on ne va plus au musée pour flâner entre les tableaux. On utilise les outils des réseaux pour mettre en exergue certains détails, on participe à la construction de sens. On se met en scène dans les lieux. On poste, on geotag, on montre au monde que nous y sommes allés.
Les musées surfent d’ailleurs sur la tendance en proposant des expositions «photogéniques», c’est-à-dire que les gens vont pouvoir créer du contenu instagrammable en se rendant à l’événement.

En ouvrant notre téléphone, nous voulons être divertis en seulement quelques minutes. Le nouveau réseau social Tiktok a très bien compris ce phénomène et répond à la demande: du contenu en continu. D’où sa folle expansion pendant le confinement.
Le peuple est alors occupé et diverti lors des moindres secondes de son temps libre.
En 2020, le silence fait peur…De plus, ce réseau social offre la possibilité de reproduire du contenu en imitant des chorégraphies. Créer un contenu visionnable et multipliable à l’infini, serait-il la nouvelle clé du succès?

Nombreuses questions peuvent alors se poser:
«Ces outils technologiques telles que la photographie ou la vidéo prolongent-ils notre relation avec l’art? Ou est-ce que nous n’arrivons plus à profiter de l’instant présent qu’à travers nos écrans? Est-ce que les générations Y et Z ne seraient plus capables d’apprécier du contenu sans avoir l’intention de le reproduire pour à son tour poster du contenu? Ne serait-il pas temps de ralentir?»


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Les réseaux sociaux, dans leur forme actuelle, ne seront pas éternels, aucun ne l’est. Les musées et spectacles ont quant à eux prouvé qu’ils pouvaient traverser les siècles sans perdre leur splendeur. Par conséquent, il pourrait être intéressant de ne plus consommer goulûment le contenu des réseaux sociaux mais de picorer le meilleur de ceux-ci et de tendre vers un équilibre «réseaux sociaux – réalité sociale» plus sain.



© Florence Defraire, Revue en ligne Karoo me, 2020




Metadata

Auteurs
Florence Defraire
Sujet
Web, réseaux sociaux. Galeries d’art virtuelles. Instagram.
Genre
Essai esthétique
Langue
Français
Relation
Revue en ligne Karoo me, 2020
Droits
© Florence Defraire, Revue en ligne Karoo me, 2020