© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Neel Doff, la postérité douloureuse

Thibault Scohier

Texte

[Note de l'éditeur : dans cet article, grammaticalement, le féminin fait office d’indéfini.]


Les Bruxelloises connaissent
toutes un peu Neel Doff (1858-1942). En tout cas celles qui sont déjà passé, au moins une fois, au bord des Étangs d’Ixelles et à côté de la place Flagey.
Entre les deux, sur un triangle d’herbe, souvent garni de divers accessoires abandonnés, trône une sculpture usée et verdie par le temps. Ce monument rend hommage à Charles De Coster et représente les deux héros de sa grande œuvre, La Légende d'Ulenspiegel.
Le personnage de Nele, penché sur son mélancolique amant, a les traits de Doff qui posa pour le sculpteur Charles Samuel. Ce visage anonyme, à part pour quelques connaisseuses qui viennent rendre hommage, de temps à autre, à De Coster ou à Doff, est l’une des seules traces laissées par l’écrivaine dans l’espace public en Belgique.

Ce peu de reconnaissance – la seule rue à son nom se trouve à Gand et c’est une impasse – est profondément immérité. L’œuvre de Doff a marqué durablement ses contemporaines et a participé indirectement à la naissance du courant de la littérature prolétarienne. Son premier théoricien et défenseur, Henry Poulaille, n’avait pas de mots assez hauts pour évoquer les écrits et le projet littéraire de Doff: raconter la misère comme on l’a vécue, faire de la description une pure immersion empathique.

Car c’est bien le nœud central de l’écriture doffienne: tailler dans sa biographie une œuvre que la lectrice peut porter, le temps d’une lecture. Et chez elle l’habit est lourd, lesté de plomb.



L’expérience de la nécessité et de la souffrance


Neel Doff naît au sein des couches les plus pauvres du prolétariat néerlandais. Elle a huit sœurs et frères et deux parents qui doivent lutter chaque jour pour joindre les deux bouts. Très vite, elle découvre l’inégalité fondamentale et odieuse des sociétés européennes: celles que l’on bat et que l’on humilie sont avant tout les plus faibles, les plus pauvres, bref, les enfants qui lui ressemblent.


Alors que sa famille s’agrandit, que ses parents fatiguent et vieillissent prématurément, la situation empire. La faim s’installe, avec tous ses mécanismes sordides… quand on déniche un morceau de pain, on le dévore, sans penser au lendemain. Le modèle si paternaliste de la bonne ouvrière, économe et épargnante, est une mauvaise blague pour ces gamines, maigres et sales, dont la vie n’est qu’une succession d’instants de survie.

Doff et les filles qui lui ressemblent doivent travailler, même si elles sont très jeunes. Elles font des commissions d’abord, apportent des gamelles aux travailleurs (souvent les pères) ou vendent des brols à la criée. Entre deux tâches ingrates, elles s’amusent mais le bonheur a quelque chose de suspect dans l’univers de la nécessité. Doff grandit, devient « trottin » (c’est-à-dire qu’elle fait des courses, livre des commandes...).

Mais il faut toujours plus d’argent pour couvrir les frais de la famille et sa mère la pousse dans la prostitution. Arrivée à Bruxelles après bien des détours, elle se rapproche des milieux artistiques, devient modèle, sort avec des étudiants et rencontre ainsi son premier mari. Elle accède à la bourgeoisie par mariage et ne commence à écrire que bien des années plus tard, la cinquantaine passée.

Au centre de son œuvre, une trilogie: Jours de famine et de détresse, Keetje et Keetje Trottin dont le personnage principal, Keetje, est clairement son alter ego.

La plume de Doff saura, malgré le temps écoulé et son nouveau train de vie, rendre parfaitement l’un des paradoxes les plus terribles de la misère: la domination parasite l’imaginaire et la morale du prolétariat pour s’auto-justifier.

Ainsi, on maintient les pauvres dans une ignorance profonde et bien utile pour s’assurer de leur servilité. Il faut manger, certes, mais la honte peut être un moteur encore plus puissant que la faim ; Doff est souvent plus blessée par le jugement des biens-mangeants que par son estomac creux.
Sa mère tente toujours de paraître plus à l’aise qu’elle ne l’est véritablement. Si elle va quérir des charités, elle le fait avec une discrétion calculée. Si c’est sa fille qui se ridiculise, il lui arrive de se montrer injustement sévère ; l’opprobre est une boue liquide, qui éclabousse toute la famille si l’un de ses membres y pose le pied. La religion est la seule foi permise, la seule planche de salut ; l’éducation sexuelle et contraceptive sont inexistantes.

Ce sont bien les femmes qui doivent endurer les pires souffrances. Elles sont toujours épouses ou filles de.
Même quand elles travaillent «comme des hommes», elles évoluent dans une culture virile, ne peuvent prétendre ni à l’amitié, ni à la solidarité. La maternité devient souvent une source d’appauvrissement et de déclassement supplémentaire – Doff met plusieurs fois en parallèle les affres de sa famille nombreuse avec la vie d’autres familles ouvrières plus stables et ne comptant qu’un ou deux enfants.

Les femmes subissent aussi une double réification: prolétaires, elles vendent leurs bras et leurs jambes pour pouvoir manger ; objets de désir, elles affrontent des harcèlements quotidiens. Même leur sexualité est prisonnière des rapports de domination croisés. Qu’il soit autobiographique ou non, le viol décrit par Doff à la fin de Keetje Trottin tient lieu de réalité pour de nombreuses jeunes travailleuses de cette époque.

Et puis, bien sûr, il y a la prostitution. Ici encore, l’autrice fait preuve d’une tendresse et d’une justesse d’écriture rare: elle ne décrit jamais la prostitution comme une essence figée. Les prostituées sont humaines, leurs destins et leurs désirs complexes ; certains des personnages les plus sympathiques croisés dans son œuvre sont d’ailleurs des «femmes de mauvaise vie».

Mais Doff montre aussi l’incroyable déshumanisation qu’elle subit, en se changeant elle-même en marchandise. À la différence de sa sœur, elle ne romantise pas le sexe tarifé ; elle agit pour nourrir sa famille qui se délite: son père boit, sa mère la surveille sur le trottoir, un de ses frères se fait chapardeur…
Dès qu’elle le peut, elle arrête, érige sa dignité en un mur invincible pour se prémunir des attentes maternelles. Son travail de modèle commence à payer. Les artistes qu’elle fréquente attendent pourtant des filles qu’ils peignent quelques faveurs… mais au moins, dit-elle, ils lui parlent de l’art, de la beauté et des nuages.



Écrire, c’est décrire


Doff veut transmettre une réalité sensible.
La différence entre ses livres et ceux, par exemple, d’un Zola ou d’un Lemonnier, ne tient pas dans une question de profondeur du réalisme. Ces auteurs ont adossé leurs représentations de la vie populaire à des idéologies puissantes. Même s’ils se documentent, leurs romans transportent des idées. Souvent, leurs personnages doivent être comme ils sont, leur rôle narratif passe avant les contradictions inhérentes à toute individualité humaine.
D’ailleurs Doff les connaît, elle a lu les naturalistes et elle les critique ouvertement dans Keetje.
Sur Zola elle écrit: «J’avais la sensation de je ne sais quelle peinture superficielle, d’une réalité inventée ou observée en surface ; il me semblait qu’il s’était trop fié à son intuition, surtout quand il s’agissait du peuple. L’intuition ne vous livrera jamais l’âme de cet être malodorant qui déambule là, devant vous…»

Le vrai modèle de Doff est Dostoïevski.
Sa manière de décrire les tourments matériels et spirituels de ses personnages lui semble plus juste, plus proche des dilemmes insolubles auxquels elle a été confrontée.
C’est l’un des leitmotivs de l’autrice: plonger toujours sa plume dans l’encre du réel, du réel crasse, du réel sublime ; d’une expérience du réel toujours en tension entre l’instinct de vie et celui de l’anéantissement.

Voilà pourquoi les romans de Doff ont si bien vieilli: ce ne sont pas des contes moraux ou des tableaux naturalistes ayant pour mission de participer à une guerre entre chapelles littéraires ; ce sont des ouvrages artisanaux, des témoignages fictionnalisés dont la vérité tient à l’autrice et à l’autrice seule.

Doff ne cache pas son penchant individualiste. Ses écrits font même, peut-être inconsciemment, une véritable généalogie de cet individualisme forgé par les privations, les souffrances et les échappatoires.
En premier lieu, la lecture: ayant appris à lire très jeune, elle comblera sa faim au moins avec des mots. Triste paradoxe: puisque son corps ne lui appartient pas, elle libère son esprit et s’évade à travers le récit des autres. Sa famille lui en tient régulièrement rigueur: la voilà, l’égoïste, en train de se perdre dans l’oisiveté! Que de temps gâché!

Comme beaucoup d’écrivaines, Doff a très vite eu le sentiment de l’altérité. Sa différence, son identité propre servent autant de protection contre la misère que d’unique moyen d’espérer et de réaliser un changement de condition.
Néanmoins, cela ne l’empêche pas de ressentir l’exaltation d’une manifestation ouvrière ou d’être indignée par la répression féroce orchestrée par la bourgeoisie.
Cet individualisme se renforce avec son changement de classe sociale et devient la source d’un conflit intérieur parfois violent.
En effet, la pauvresse est devenue bourgeoise. Elle a des domestiques, se fond dans la foule des chalandes… Elle se rend bien compte que ses intérêts ont évolué, que très vite elle acquiert une mentalité différente.

Keetje est un roman presque tout entier centré sur cette question du changement de classe et de ses conséquences sur la manière de penser et d’agir. Le tour de force de la Doff riche qui décrit si bien la vie de la Doff pauvre, sans jamais chercher à lui imposer une vision du monde qui n’était pas la sienne alors, en est d’autant plus bluffant.
À l'exception d'une remarque patriotique glissée dans Keetje, la vieille Doff n’intervient quasiment jamais dans ce qu’elle appelait sa «symphonie de la faim». Elle essaye de restituer, par la description, une réalité qu’elle a connue au passé.


Notons d’ailleurs que son style, souvent traité avec une certaine condescendance, même par les commentatrices les plus sympathisantes, est bien une expérience littéraire originale. Chez Doff, la description est toujours affaire de sens.
Dans Jours de famine et de détresse, pas un chapitre sans la mention d’un plat, de son goût, de son odeur, de ses couleurs… La faim domine tout et elle passe par le corps et ses récepteurs.
Une des plus belles scènes de l’œuvre doffienne intervient quand elle visite un oncle horticulteur. La voilà un temps loin des ruelles malodorantes, devant des couleurs et des odeurs fantastiques, perdue dans des champs de fleurs… L’asservissement du corps pauvre, chez Doff, passe aussi par un esclavage des sens et une habituation à la médiocrité. Elle découvre dans la littérature et auprès des artistes qui la peignent un autre rapport au monde, à la beauté ; une autre utilisation des sens.


Son projet littéraire descriptiviste ne pourrait être moins à la mode qu’aujourd’hui où, pour diverses raisons, la description simple du vécu est largement sous-cotée. On lui préfère l’intériorité ou alors le règne de la narration ; l’aérien voyage du mot-esprit, ou alors cette vénération de l’intrigue directionnelle.
Pourtant, l’œuvre de Doff est précieuse pour mettre en lumière nos lacunes: où est le roman du quotidien de la misère aujourd’hui? Où est le récit de la livreuse à vélo qui se tue les jambes pour porter des repas d’un coin d’une ville à l’autre? Où est celui de la prisonnière, de la migrante, de l’aliénée, et de toutes les Doff d’aujourd’hui?
Je ne doute pas que celles-ci existent et écrivent mais je doute qu’on leur accorde la place éditoriale et médiatique qu’elles méritent ; je doute qu’elles aient dans le débat littéraire public une place réelle.



La postérité douloureuse


Cette place, Doff l’a eue mais pas en Belgique francophone. Les Lettres belges l’ont d’ailleurs assez mal traitée.

Quand elle commence à écrire, elle parle de son premier manuscrit à George Eekhoud ; sans même le lire, il se récrie dégoûté. Doff brûle ce premier texte qui ne sera jamais connu. Quelques temps plus tard, c’est au tour de Verhaeren de lire un manuscrit, celui de Jours de famine et de détresse. Il commente: «C’est mort.» XX.
En 1932 elle rate même une récompense importante, le prix Beernaert, sous prétexte… de fautes d’orthographe!
En réalité, ses livres sont plein de néologismes et de néerlandismes, de tournures populaires qui effrayent les gardiens du temple du Verbe. On a parfois tendance à oublier qu’en terme de grammaire, les Belges francophones ont pu être plus pointilleux (jusqu’à l’aveuglement) que les Français eux-mêmes! Il y a bien quelques exceptions, notamment du côté des écrivains prolétariens belges, comme Albert Ayguesparse, mais ils sont aussi, depuis, tombés dans l’oubli…

En France, sa réception est toute différente.
Elle s’y fait éditer, devient un sujet de controverse entre l’école du roman populiste et celle du roman prolétarien, tisse des relations avec Poulaille, Charles Vildrac ou encore… Léon Werth.

En 1911, Jours de famine et de détresse obtient trois voix au Goncourt (celles de Mirbeau, de Lucien Descaves et de Gustave Geffroy).

On parle d’elle dans la presse littéraire, en particulier la presse de gauche. Elle fait la couverture de l’Humanité en 1913.
Henry Poulaille contribue particulièrement à sa renommée en lui faisant tenir un rôle central dans son Nouvel Âge, bible de la littérature prolétarienne. Elle a en tout cas assez de succès pour continuer à publier jusqu’à la fin des années 1930.
Sa mort survient en pleine Seconde Guerre mondiale, en 1942, dans un silence qui ne fera que s’élargir.


Son œuvre sera tout de même republiée régulièrement, notamment à Bruxelles dans la collection Espace Nord – on trouve souvent, en poche Labor, les romans de la trilogie de la faim.

De temps à autre, à l’occasion de la sortie cinéma de Keetje Tippel (1975) adaptation libre de sa trilogie par Paul Verhoeven ; ou d’un colloque sur la littérature prolétarienne belge, sa figure à la fois tutélaire et inclassable réapparaît.

Du côté français, les éditions Plein Chant, connues pour être un des derniers bastions du roman prolétarien, continue de rééditer plusieurs textes postérieurs à la trilogie.
Enfin, les éditions l’Échappée ont reproduit en 2017, dans leur belle collection «Lampe-tempête», une version de Jours de famine et de détresse illustrée par des gravures de 1927 qu’on doit à Gaston Nick. (L’ironie voudra que cette année-là, Espace Nord réédite également le même ouvrage, dans un format certes moins onéreux et avec une lecture d’Elisabeth Castadot.)

Malgré tout cela: les deux biographies de Doff sont aujourd’hui épuisées et difficilement trouvables. Sa correspondance n’a pas été jugée assez importante pour mériter une publication (sauf des extraits dans les Cahiers Henry Poulaille mais ceux-ci sont, eux aussi, très difficiles à dénicher). Et ses œuvres complètes semblent tenir du doux rêve…

L’insuccès de Doff sur le long terme s’explique certainement à cause de son sujet, de cette mise en avant de la pauvreté la plus crue, qui ne plaît pas aux lectrices bourgeoises en quête d’évasion et de détente.
Mais il y a plus: le fait que Doff soit une femme, qu’elle écrive sur le tard, qu’elle ne soit Belge que par adoption (et en plus venant du Nord barbare!), qu’elle se soit prostituée, qu’elle évoque des sujets parfois tabous ou interdits (comme la prostitution ou le viol), et enfin qu’elle appartienne à une galaxie d’autrices critiques, transforme ses écrits en une lecture dangereuse pour les honnêtes gens.

La trilogie de la faim et en particulier Jours de famine et de détresse sont pourtant des textes parfaits pour entrer en littérature. Ils décrivent une réalité tangible, à laquelle certaines pourraient même s’identifier. Et surtout, ils montrent une facette de l’histoire de la Belgique qui ne devrait pas être tue: celle de la misère asphyxiante, des enfants jetés dans le travail, des femmes qui se prostituent pour survivre, des modèles anonymes qu’on retrouve ça et là, dans les rues et les musées, sous le nom d’un sculpteur ou d’un graveur célèbre…
Keetje est aussi un document sur le Bruxelles de la fin du XIXe siècle, sur ses quartiers disparus, avalés par l’intérêt des promotrices. Neel Doff mérite d'enseigner et d’inspirer nos générations ; source de force littéraire ou d’une vision pédagogique, elle vit toujours.

Pour aller plus loin, on peut lire Neel Doff, biographie d’Évelyne Wilwerth (si on la trouve!).
Les différentes préfaces et postfaces, ou les lectures disponibles dans les rééditions de ses livres sont souvent passionnantes. En particulier les essais de la professeure de littérature Madeleine Frédéric (dans les éditions Labor) ou la préface de la libraire Maya Orianne (dans l’édition de Jours de famine et de détresse de l’Échappée).
On peut également consulter l’interview donnée par Neel Doff à Frédéric Lefèvre en 1929 pour le journal les Nouvelles littéraires (disponible sur Karoo). Enfin, faire un tour sur le site des éditions Plein Chant n’est jamais superflu!


© Thibault Scohier, Revue en ligne Karoo me, 2020

[Dans cet article le féminin fait office d’indéfini.]

Note

1. Ces deux anecdotes sont de Doff, voir l’interview qu’elle donne à Frédéric Lefèvre, «Une heure avec Neel Doff» dans le numéro des Nouvelles littéraires du 21 décembre 1929. Lire article du 21.12.1929 republié dans Karoo



Notes

  1. Ces deux anecdotes sont de Doff, voir l’interview qu’elle donne à Frédéric Lefèvre, «Une heure avec Neel Doff» dans le numéro des Nouvelles littéraires du 21 décembre 1929

Metadata

Auteurs
Thibault Scohier
Sujet
Neel Doff. Ecrivaine née en 1858 aux Pays-Bas. Vie et oeuvre à Bruxelles.
Genre
Essai littéraire
Langue
Français
Relation
Revue en ligne Karoo me, 2020
Droits
© Thibault Scohier, Revue en ligne Karoo me, 2020