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Érotisme et neuvième art : cheminement d’un genre et parcours d’auteurs

 Fanny Deschamps

Texte

En 2013, Apple contraint Izneo, plateforme française de vente de bandes dessinées en ligne, à supprimer 40 % de son catalogue destiné à sa version iPad. Le géant américain de l’informatique souhaite que soit retirés des albums le contenu qu’il considère comme « pornographique ». En l’occurrence, ce sont non seulement la nudité des personnages, mais aussi les rapports sexuels qui sont visés. Suite à ces pressions, de nombreux albums ont été retouchés, voire purement et simplement supprimés. C’est ainsi que Philippe Delaby, dessinateur de la série Murena, retraçant la vie sous la Rome antique, a dû recouvrir ses gladiateurs nus de pagnes pour éviter les foudres de la censure. D’autres séries de grande diffusion, telles que Largo Winch et XIII, ont également été concernées par cette décision. Les réactions ont fusé, compte tenu de l’absence d’une telle censure en ce qui concerne les scènes de violence.
Si l’affaire pose la question de la liberté d’expression, elle met surtout en avant la place particulière que la bande dessinée franco-belge accorde à l’érotisme depuis plusieurs décennies maintenant. Dès lors qu’elle ne s’adresse pas au jeune public, la bande dessinée telle que nous la connaissons aujourd’hui confère en effet un rôle important à la sensualité et à la nudité. Outre les nombreux ouvrages à caractère exclusivement érotique et qui constituent une niche à part entière, de laquelle se détachent les albums sulfureux de l’italien Milo Manara, l’érotisme est aujourd’hui normalisé au sein de la bande dessinée. Loin d’être toujours transgressive, cette dimension fait désormais partie intégrante des albums ciblant un public d’adultes.
Mais en a-t-il toujours été ainsi ? Sensualité et bande dessinée ont-elles toujours fait bon ménage ? En Belgique, l’érotisme a longtemps été strictement proscrit. Il s’agissait de ne pas effaroucher les jeunes têtes blondes auxquelles les albums étaient destinés en priorité. Aujourd’hui, la place que l’érotisme a acquise dans le monde de la bande dessinée témoigne d’une évolution, qui n’est pas seulement celle d’un médium ayant acquis ses lettres de noblesse, mais plus largement une évolution sociale. L’histoire de l’érotisme dans la bande dessinée en Belgique s’enracine dans certaine tradition de l’illustration. D’un art réservé aux enfants et soumis à de nombreux tabous, la bande dessinée en vient progressivement à s’adresser aux adultes et à faire une place à la sexualité. La carrière de nombreux auteurs belges suivra un parcours similaire, en passant de séries pour les enfants à des albums pour adultes, ou l’érotisme trouvera souvent une place de choix.

Eros illustré
La bande dessinée est l’héritière d’une culture de l’illustration qui s’est développée tout au long du XIXe siècle. Avec le développement de nouvelles techniques, telles que la lithographie, et l’augmentation de la place de l’imprimé dans les pratiques culturelles (presse, livres, vignettes), l’illustration participe de l’avènement d’une culture de masse, qui accorde une très large place à l’image. L’illustration au XIXe siècle inspirera par la suite nombre de dessinateurs de bande dessinée. Parmi eux, Paul Cuvelier s’est dit influencé, entre autre, par Gustave Doré. Il en va de même pour Yslaire qui a déclaré dans un entretien : « Mon style reste une icône graphique influencée par le dix-neuvième siècle » XX.
Dans la presse, qui prend son essor à cette époque, de nombreux illustrateurs exercent leur talent sur le mode de la caricature et de la satire. Mais cette culture de masse a aussi son envers, et ces producteurs d’images s’adressent également à des publics plus avertis. Durant la deuxième moitié du XIXe siècle, il est de bon ton, dans la grande bourgeoisie européenne, de disposer dans sa bibliothèque d’un Enfer. Dessins et gravures érotiques sont des objets que les collectionneurs conservent précieusement et dont ils ne partagent la jouissance qu’en de rares occasions. Les œuvres d’auteurs tels que Charles Baudelaire ou, plus tardivement, Pierre Louÿs sont fréquemment illustrées de gravures osées. La Belgique en particulier est le lieu d’une tradition du livre libertin et de l’illustration érotique dont Félicien Rops demeure la figure la plus emblématique.

Bande dessinée et bonnes mœurs
La bande dessinée franco-belge s’est longtemps montrée des plus chastes. Réservée pendant des décennies aux seuls enfants, les albums proscrivaient systématiquement toute forme d’érotisme. Les deux principaux hebdomadaires francophones, Tintin et Spirou, occupaient à eux deux la presque intégralité du terrain. Pendant longtemps leurs pages ont écarté tout rapport à la sensualité ou à la nudité. Peu de femmes y ont été dessinées, à l’exception de personnages tels que Seccotine ou la Castafiore, sempiternels seconds rôles, voire purement et simplement potiches ou faire-valoir du héros. En outre, les personnages féminins trop dévêtus étaient retouchés avant publication. Pas d’histoires d’amour pour les héros des enfants, dont la vie sentimentale était à peu près inexistante, contrastant avec la richesse des aventures trépidantes dans lesquelles ils étaient plongés.
L’après-guerre, en particulier, est une période soucieuse en matière de contenu des publications. Ainsi la loi de juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse et sa commission de surveillance se sont-elles longtemps assuré que le contenu de la moindre case ne contrevienne pas aux bonnes mœurs. À l’origine du refus d'importation de plusieurs albums belges, cette loi française régira également la production de bande dessinée en Belgique. Alors que son lectorat est similaire de chaque côté de la frontière, la bande dessinée belge s’accommode de ces contraintes. Les directeurs des principales maisons d’édition veillent dès lors, en bons pères de famille, à ce que la teneur des albums qui sortaient de leurs presses ne puisse heurter la sensibilité de leur jeune lectorat.
En grandissant, les jeunes lecteurs s’intéressent à d’autres choses, et les aventures des héros qui ont nourri leur imaginaire de jeunesse ne leur suffisent plus. Ils sont durant les années 60 devenus des adultes. Élevés dans le giron du neuvième art, ils en attendent davantage, et les auteurs vont les satisfaire. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 60 que la bande dessinée franco-belge devient adulte et ose traiter de sujets jusqu’alors proscrits comme la drogue, la politique et la sexualité.
Cette période est, comme on sait, caractérisée par une libération des mœurs sans précédent. La contestation et la remise en question des tabous vont faire évoluer la production artistique en général. Les États-Unis ont en la matière de l’avance sur l’Europe qui va désormais connaître l’influence des strips et comics, ainsi que celle de la bande dessinée underground américaine. Ces modèles vont changer la donne. De l’autre côté de l’Atlantique, la bande dessinée n’a pas connu la même évolution que son équivalent franco-belge, surtout en matière de traitement des mœurs.

Tijunana bibles, pin-up et strips érotiques
C’est en effet dans les strips et comics venus des États-Unis que les auteurs européens découvrent pour la première fois des planches empreintes d’érotisme. En Amérique du Nord, cette veine se développe dès les années 20, d’abord clandestinement. Les Tijuana Bibles ou eight-pagers, de courtes bandes dessinées pornographiques, se vendent sous le manteau. Ces pastiches bon marché parodient des célébrités ou des classiques de la bande dessinée américaine. Mickey Mouse et Donald Duck y vivent des aventures bien différentes de celles auxquelles les petits Américains ont été habitués.
Les pin-up sont à la base d’un certain type de représentation des femmes dans la bande dessinée. Héroïnes hypersexuées, elles connurent un succès culminant pendant la seconde guerre mondiale. Elles remontaient le moral des soldats qui accrochaient ces illustrations au mur (l’expression pin-up signifie « épinglé »). Ces images de femmes-fantasmes, à la silhouette caractéristique, servent ensuite de modèle à de nombreux personnages féminins dans la bande dessinée franco-belge. Rien de surprenant à ce que Natacha, hôtesse de l’air et héroïne de Walthéry, partage ses formes avec celles des figures peintes sur les avions de l’armée de l’air américaine pour porter chance aux GI’s. Si dans Spirou ses aventures restent sages, Walthéry l’a dessinée bien plus dénudée à de multiples occasions.
Jusqu’au milieu des années 60, l’érotisme en bande dessinée reste l’apanage du monde anglo-saxon. Bien loin de la pudibonderie qui caractérise les cases publiées dans Spirou et Tintin, des héroïnes souvent légèrement vêtues adoptent des poses suggestives. L’érotisme n’y est pas anecdotique
Consacré à l’érotisme dans la bande dessinée, L’Enfer des bulles, écrit par Jacques Sadoul, est publié en 1968 chez Jean-Jacques Pauvert, éditeur sulfureux qui s’est fait connaître vingt ans plus tôt en publiant clandestinement le Marquis de Sade. Une telle date de parution constitue à n’en pas douter un indicateur de ce que quelque chose est sur le point de changer dans le monde de la bande dessinée européenne. Puisque la bande dessinée franco-belge a délaissé jusqu’à cette époque tout ce qui contreviendrait à la morale, Jacques Sadoul trouve matière pour son livre aux États-Unis. L’univers des comics alimente son Enfer dans lequel il dresse une typologie des personnages féminins les plus souvent représentés. Aventurières, femmes de la jungle ou filles de l’espace, elles ouvriront la voie à toute une galerie de personnages, plus tard en Europe.

De la transgression à la normalisation
En Europe, la fin des années 60 marque donc un tournant. Jean-Claude Forest crée avec Barbarella la première héroïne de science-fiction française aux mœurs libérées. Elle est l’héritière directe des « filles de l’espace », ses équivalentes américaines. Sa spontanéité et son goût pour la liberté, notamment celle de jouir de son corps, séduisent les lecteurs et ouvrent au neuvième art des portes par lesquelles d’autres auteurs s’introduisent.
En France, les journaux Fluide Glacial et L’Écho des savanes furent directement influencés par la bande dessinée underground américaine et, comme elle, se permettent de ne rien s’interdire. Des auteurs comme Harvey Kurtzman ou Wallace Wood ne se privaient pas de représenter des très jolies femmes dénudées. Les journaux satiriques français inspirés par cette mouvance avaient un objectif essentiellement subversif et c’est sur le mode humoristique que Gotlib, Bretécher ou Wolinski introduisent la sexualité dans le paysage du neuvième art francophone. Leur humour grivois a peu à peu conquis un public plus large.
En Belgique, des années plus tard, le même esprit subversif anime Jan Bucquoy dans La vie sexuelle de Tintin, parodie pornographique dans laquelle on pourrait voir l’équivalent belge des Tijuana Bibles. Dans un album aujourd’hui interdit en Belgique et en France et difficilement trouvable sur le marché parallèle, le cinéaste et auteur de bandes dessinées s’est attaqué au plus célèbre des héros de la ligne claire, que l’on découvre dans des situations détonantes.
Progressivement, vers la fin des années 70 et dans le courant des années 80, avec l’avènement des albums pour adultes, l’érotisme en bande dessinée change de statut. La sexualité n’est plus l’argument principal du récit. Des scènes plus ou moins osées ponctuent les albums, au même titre que n’importe quel élément narratif. Tant et si bien qu’aujourd’hui, l’érotisme soft est devenu monnaie courante en bande dessinée. Il fait partie des ingrédients indispensables de certaines séries à succès. La nudité et la sexualité présentes dans les séries du plus prolifique des scénaristes belges, Jean Dufaux, ne choquent plus grand monde. Des auteurs de renom comme le Gaumais Jean-Claude Servais ou le Verviétois René Hausman maîtrisent leur utilisation depuis longtemps. Cette pratique est désormais entrée dans les mœurs et parfois encouragée par les éditeurs, ou encore par une plateforme de crowfunding telle que Sandawe (www.sandawe.com). Le scénariste belge Philippe Nihoul y truffe ses projets de femmes dénudées, dans le but probable d’augmenter ses chances de voir ses albums financés par les internautes. La représentation du sexe n’a plus rien de transgressif.

Des séries tout public aux albums pour adulte
De nombreux auteurs suivront dans leur carrière un cheminement semblable à cette évolution de l’histoire de la bande dessinée. On verra ainsi des dessinateurs et scénaristes passer d’une production d’albums destinés à la jeunesse à une œuvre pour adulte, souvent plus personnelle et marquée par une rupture graphique.
Le contexte de censure imposé par les principaux hebdomadaires a frustré des illustrateurs dont les aspirations artistiques ne coïncidaient pas toujours avec ce qui leur était demandé. Rappelons que le dessin de nus est souvent à la base de leur formation académique. Peut-être est-ce ce besoin de dessiner et raconter « autre chose » qui poussera nombre d’auteurs de séries pour enfants à mener parallèlement d’autres projets. Ainsi, Paul Cuvelier, auteur phare du journal Tintin, Will, dessinateur historique de Tif et Tondu et d’Isabelle, Bernard Hislaire ou Frank Pé ont commencé leur carrière dans ces journaux pour enfants avant de se lancer dans des récits qui font une place à l’érotisme.
Un cheminement analogue caractérise l’œuvre de Dany, qui avait enchanté les jeunes lecteurs du journal Tintin avec la série onirique Olivier Rameau. Après être passé par la bande dessinée classique pour adulte, notamment avec Histoire sans héros, il lance en 1990, avec Ça vous intéresse ?, une série d’albums de blagues coquines, souvent potaches, empruntées « à ses potes ».

Epoxy
Le cas de Paul Cuvelier est particulièrement représentatif de ce type de cheminement. Dessinateur de bande dessinée et peintre, il est un des piliers du journal Tintin dans lequel il raconte les aventures du jeune Corentin depuis 1946. C’est dans la même série qu’en 1974 les jeunes lecteurs ont pu pour la première fois apercevoir un corps nu dans leur journal favori. Toutefois, lassé par son personnage, il souhaite se renouveler en s’adressant à un public plus adulte.
Lorsqu’il découvre Barbarella de Jean-Claude Forest au milieu des années 60, l’idée lui vient d’une bande dessinée érotique dans laquelle il pourrait affranchir son dessin des contraintes qu’il a jusque-là été tenu de suivre. C’est avec le tout jeune Jean Van Hamme, alors cadre dans une multinationale, qu’il réalise cet album. Si celui-ci paraît sage par rapport à une production plus récente, il constitue à l’époque une œuvre sulfureuse.
Victime d’un accident de bateau, la jeune Epoxy échoue sur la plage de l’île des Amazones. Dans ce monde étrange, elle fera la connaissance, souvent intime, des créatures mythologiques et des dieux grecs antiques. Jean Van Hamme utilise la mythologie, qu’il connait et apprécie depuis longtemps, comme cadre pour écrire son premier scénario. L’univers de la mythologie a toujours été un prétexte parfait pour dessiner ou peindre la nudité. L’histoire de l’art en a donné bien d’autres exemples.
Paul Cuvelier mettra deux ans pour illustrer Epoxy, interrompant son travail régulièrement pour se consacrer à la peinture. Commencé en 1966, l’album sera publié à Paris dans le tumulte de mai 1968 par Losfeld, l’éditeur de Barbarella et des premières bandes dessinées francophones « pour adulte ». Sa parution passe alors inaperçue. Après plusieurs rééditions, Epoxy est devenu une bande dessinée culte. Quant à Jean Van Hamme, cette expérience marquera le commencement de la carrière à succès qu’on lui connaît.

Le grand pouvoir du Chninkel
Vingt ans après Epoxy, Jean Van Hamme, scénariste confirmé, publie notamment dans le journal Tintin la série Thorgal, qui connaît déjà un considérable succès et dont Grzegorz Rosinski est le dessinateur. Rosinski souhaite cependant faire « quelque chose de différent de Thorgal » et travailler le noir et blanc dans un récit isolé. Van Hamme se lance alors dans l’écriture de ce qu’il estimera être l’un des meilleurs scénarios qu’il ait écrits, et qui offre à l’érotisme une place plus importante que dans le reste de son œuvre.
Le grand pouvoir du Chninkel est dans un premier temps publié par épisodes dans la revue (À Suivre) en 1986, avant de paraître sous forme d’album en 1988. Il s’inscrit dans la tradition de l’Heroic Fantasy. Van Hamme a ainsi déclaré s’être inspiré de l’œuvre de Tolkien. Le scénario emprunte aussi beaucoup au Nouveau Testament, puisqu’il s’agit en grande partie d’une réinterprétation de l’Évangile. D’autres sources d’inspiration, comme le film 2001, l’Odyssée de l’espace, viennent enrichir ce récit. J’on est un Chninkel, peuple d’esclaves soumis la tyrannie des immortels. Désigné par le Créateur des mondes pour rétablir la paix sur la planète Darr, il fera la connaissance de G’wel, une jeune Chninkel sous le charme de laquelle il tombe.
Le grand pouvoir du Chninkel diffère des autres collaborations du scénariste belge et du dessinateur polonais par son public. La place allouée à l’érotisme n’y est évidemment pas étrangère, excluant les jeunes lecteurs de Thorgal. Une fois encore, il constitue un de ces albums qui permettent à deux auteurs de s’affranchir des limites qu’ils sont tenus de respecter dans leur production plus courante, pour laisser libre cours à l’illustration de nus et, à travers plusieurs scènes de sexe, à un érotisme teinté d’humour. Épopée messianique et fantastique, ce récit long de 134 pages a reçu le prix du public à Angoulême. Il est devenu un incontournable du neuvième art.

Trilogie avec dames
En 1989, Will est l’un des dessinateurs belges les plus représentatifs du journal de Spirou. Il y est entré dans les années 40 et s’y est principalement illustré avec la série Tif et Tondu, qui a connu plusieurs scénaristes. Il crée dans le même journal le personnage Isabelle en 1970. À la fin des années 80, il se lasse de ces personnages dont il lui semble avoir fait le tour et songe à un album plus adulte. Will a une autre passion, celle de la peinture, l’aquarelle en particulier, et ce nouveau projet lui permettrait de conjuguer ses deux univers de prédilection. Il collabore à cette époque avec Desberg, qui scénarise alors Tif et Tondu. Avant de devenir le scénariste du Scorpion et d’I.R.S., il s’associe avec Will pour un premier album marquant un tournant dans leurs carrières. Il sera suivi de deux autres, réunis par la suite dans un même volume intitulé Trilogie avec dames.
Le Jardin des désirs paraît en 1989, dans la toute jeune collection Aire Libre, lancée un an auparavant par Philippe Vandooren et Jean Van Hamme. Pour son scénario, Desberg s’inspire de l’univers grinçant des nouvelles de Roald Dahl qui donnera ce ton particulier à l’album. Fable à l’érotisme tout en retenue, quête de l’idéal féminin, Le Jardin des désirs est sublimé par un graphisme très réussi. L’album marquera une rupture dans le dessin de Will qui s’essaie à de nouvelles techniques puisqu’il laisse tomber la ligne claire pour travailler en couleur directe. Le libertinage et l’humour font bon ménage dans ce premier album léger, suivi d’un deuxième, plus sombre, l’année suivante.
La Vingt-septième lettre, paru en 1990, deviendra un album emblématique de la collection Aire Libre. Le ton se fait plus grave, puisque l’histoire narre le parcours d’un gamin des rues dans le Berlin des années 30 et 40. Recueilli dans une maison close, il y est élevé par des prostituées qui deviendront ses mères de substitutions, alors que le nazisme gagne du terrain. L’érotisme n’est pas au cœur du récit mais crée plutôt une atmosphère faite d’une sensualité douce présente tout au long de l’album et qui tient lieu de décor à ce parcours initiatique. Le troisième album, L’appel de l’enfer, renoue avec l’humour. Le style léger de ce recueil de contes érotiques rappelle celui du Jardin des désirs.
En 2007, les trois albums sont réunis dans une intégrale, sous le titre quelque peu trompeur Trilogie avec dames, dans la mesure où il ne s’agit pas d’une trilogie au sens stricte. Le parfum de libertinage et la sensualité avec laquelle Will dessine les femmes lient ces trois récits indépendants, où l’érotisme sert le propos, sans que les auteurs n’en abusent.

Le ciel au-dessus de Bruxelles
C’est en 1978 que le jeune bruxellois Bernard Hislaire fait ses débuts dans le magazine Spirou avec la publication de la série Bidouille et Violette, l’histoire d’amour charmante et sensible de deux adolescents. En 1984, l’illustrateur bruxellois crée l’émoi chez les jeunes lecteurs du journal dans une scène qui transgresse les tabous d’application dans cette publication pour la jeunesse. Violette y nage nue dans le troisième album de la série. Par son onirisme et son romantisme, Bidouille et Violette est jugé trop avant-gardiste par Charles Dupuis. Bernard Hislaire explorera d’autres horizons et la série s’arrête, regrettée par nombre de lecteurs qui continuent à la juger inoubliable.
Bernard Hislaire devient Yslaire lors de la parution du premier tome de sa série la plus emblématique, Sambre. Ce changement de nom correspond à une rupture à la fois graphique et générique dans son travail. Son dessin s’y fait plus audacieux et novateur, travaillant le clair-obscur tout en noir, gris et rouge. Son style a été abondamment copié depuis. L’histoire est celle d’un amour impossible et destructeur à la veille de la Révolution française. L’amour, le sexe et la mort y sont intimement liés, empreints d’un romantisme tragique.
Ce lien entre Eros et Thanatos marquera l’œuvre d’Yslaire, puisqu’on le retrouve de façon plus explicite encore dans Le ciel au-dessus de Bruxelles. Parus en 2006, les deux albums qui composent ce diptyque ont été pensés en 2003, lors du début de la guerre en Irak et des manifestations sans précédent qui ont eu lieu partout dans le monde pour réclamer la paix. Yslaire relate la rencontre amoureuse entre Jules, un Juif Khazar, et Fadya, schaerbeekoise kamikaze sur le point de se faire exploser dans la foule lors d’une de ces contestations populaires. L’auteur a pris au mot le slogan « Make Love Not War ». La guerre en Irak commence. Jules et Fadya font inlassablement l’amour, des heures durant, dans une chambre de l’hôtel Hilton, alors que dehors le monde se déchire.
Même si les scènes de sexe en bande dessinée n’ont désormais plus rien d’anecdotique et ne sont plus taboues, celles du Ciel au-dessus de Bruxelles sont absolument transgressives, Yslaire se démarquant de l’érotisme présent dans la bande dessinée classique. Il va plus loin dans la représentation des corps et de l’acte sexuel, n’omettant aucun détail. Les images sont crues, certes, mais « la guerre n’est-elle pas plus obscène ? » interroge l’auteur dans la note qui clôt le deuxième tome. La jeune femme est nue à l’exception de son hidjab et de la ceinture d’explosifs attachée autour de sa taille et qu’elle ne peut pas enlever. C’est bien la confrontation entre le sexe et le contexte politique plutôt que la représentation de la volupté elle-même qui est transgressive dans ce récit déroutant.

Zoo
Créé par Frank Pé, le personnage de Broussaille, écolo et rêveur, voit ses aventures paraître à partir de 1978 dans le journal Spirou. Dès Les baleines publiques, son premier album, l’univers animalier fait son entrée dans l’œuvre de Frank. Passionné par les zoos, Frank désire dessiner un album sur ces lieux qui le fascinent. Sa rencontre avec Philippe Bonifay sera décisive. En 1991, Frank emmène le scénariste français au zoo d’Anvers pour s’imprégner de son atmosphère. Sur place, Bonifay imagine l’histoire qu’ils développeront ensemble.
Le premier tome de Zoo, chef-d’œuvre de son auteur, est publié en 1994 dans la collection Aire Libre, et en constituera l’un des fleurons. Il a fallu pas moins de trois années à Frank pour illustrer ce premier album, six pour le deuxième et sept pour le troisième. En dépit de ce rythme de parution peu commun, la série n’a pas perdu ses lecteurs, mais en a gagné.
Si l’érotisme n’est est pas l’élément central du récit, sa présence y est néanmoins mémorable et le personnage de Manon, jeune femme sauvage à la sensualité insouciante, marque les esprits. Comme Mowgli, elle est une enfant animale, et son contact avec les bêtes est bien plus aisé que ses rapports avec les humains. La sexualité est animale, naturaliste. On est loin du romantisme cher à Yslaire, chez qui l’érotisme est lié à la mort. Tout au contraire, il est chez Frank en corrélation avec la vie, dans ce qu’elle de plus organique. À cet égard, son œuvre paraît plus proche de celle de René Hausman que de celle d’Yslaire, avec lequel il est pourtant souvent comparé.
Marqué par l’œuvre de Rodin, Frank Pé dessine, peint et sculpte. Le personnage de Buggy est directement inspiré par le sculpteur animalier Rembrant Buggatti. Son unique modèle humain, Manon, est devenue sa muse et sa maîtresse. Les corps de Manon et de Buggy sont dessinés comme ceux des animaux du zoo, parmi ceux-ci, d’ailleurs. En utilisant la couleur directe, Frank travaille la lumière et les ombres, donnant de la matière aux corps, les sculptant presque. La sensualité brute qui se dégage de ces scènes leur confère une atmosphère unique.

Fraise, chocolat & cie
En 2006, l’éditeur bruxellois les Impressions Nouvelles publie un roman graphique érotique qui se démarque en tous points des stéréotypes du genre. Il s’agit du récit autobiographique qu’Aurelia Aurita, jeune dessinatrice française, fait de sa liaison amoureuse avec son amant, auteur de bande dessinée également puisqu’il s’agit de Frédéric Boilet. Avec Fraise et Chocolat, l’éditeur a vu sa prise de risque récompensée par un grand succès commercial. Le livre sera suivi d’un deuxième tome en 2007.
Cet album constitue un tournant dans l’histoire de l’érotisme dans la bande dessinée. D’une part par la forme, puisqu’il s’agit d’un roman graphique, dont le petit format et le nombre de pages n’est pas habituel lorsqu’il est question de bande dessinée érotique. Le trait est naïf, léger, spontané, à l’opposé du dessin réaliste auquel sont habitués les amateurs du genre. Il donne une candeur au récit et offre une approche plus douce, permettant un accès plus facile aux scènes les plus osées.
D’autre part, lorsqu’une femme s’approprie un sujet jusque-là réservé à des auteurs de sexe masculin, c’est tout sauf un détail. « C’est intéressant d’avoir le point de vue d’une femme et de sortir des canevas pornographiques, avec toutes ces femmes calibrées », précise Frédéric Boilet xx . Le regard de l’illustratrice change en effet la donne et lui permet de s’affranchir des poncifs de la bande dessinée érotique. Le sexe y est un élément parmi d’autre dans cette relation amoureuse et, bien qu’il s’agisse d’un élément prépondérant, il ne constitue pas l’unique objet du récit.
C’est cette différence aussi bien formelle que de point de vue (celui d’une femme dans un univers dont les auteurs ont longtemps été des hommes, de façon presque exclusive) qui a permis d’ouvrir l’accès de cet album à un large public, le sortant du ghetto de la « B.D. cochonne ». Elle l’ouvre aussi à un lectorat féminin, alors que la bande dessinée érotique est en général réservée à un public masculin, voire calibrée pour celui-ci.
Certaines caractéristiques de Fraise et Chocolat sont présentes dans les albums Calinée sous X paru en 2007 chez Carabas et Arthur et Janet publié en 2009 chez Drugstore. Illustrés par une femme belge, Karo, du même âge qu’Aurelia Aurita, scénarisés par Jean-Luc Cornette, ces albums présentent un même type de trait naïf, presque enfantin. Le ton, léger, libertin, permet d’aborder des scènes osées de façon plus aisée, sans la violence d’une image érotique réaliste.
Le parcours de ces illustratrices est tout différent du cheminement par lequel sont passés les auteurs cités précédemment. Il semblerait que l’érotisme puisse désormais être abordé sans détour, et même au tout début d’une carrière. Le neuvième art a évolué et les publications pour enfants semblent ne plus être un passage obligé. L’érotisme en bande dessinée se réinvente, trouve de nouvelles manières de se faire raconter, de se faire représenter. Ce faisant, il atteint de nouveaux publics.

Vers un affranchissement des carcans
L’érotisme illustré témoigne d’une longue tradition en Belgique. De son côté, la bande dessinée demeure pendant des décennies réservée aux enfants. Les interdits imposés par la morale pèsent sur les auteurs. L’évolution des mœurs à la fin des années 60 aidant, l’érotisme fait son apparition dans ce qu’on n’appelle pas encore le neuvième art, sous l’influence de la bande dessinée américaine. D’abord subversifs, les albums traitant de la sexualité passeront de la transgression à la norme. Longtemps, le passage obligé des auteurs par la case Tintin ou Spirou, les a poussés à se brider avant de se tourner vers une création pour adulte.
Ces quinze dernières années, la bande dessinée a vu son paysage se modifier. Romans graphiques, autobiographies, éditeurs indépendants se sont multipliés et de nouvelles influences sont apparues, comme celle du manga. Riches de ces acquis, les auteurs y gagnent autant de nouvelles possibilités de s’exprimer autrement. Des dessinateurs tels que Frédéric Boilet avec L’Épinard de Yukiko, publié chez Ego comme X, Baudoin avec Salade niçoise à l’Association ou Dominique Goblet avec Plus si entente au Fremok, témoignent de cette nouvelle diversité tant graphique que de traitement du sujet. L’érotisme en bande dessinée s’est démultiplié. Il s’est assuré une place dans le paysage de la bande dessinée en Belgique et constitue une dimension qui fait désormais partie intégrante de son histoire, comme de son présent. Réservé autrefois à un public masculin averti, il s’est approprié le droit d’être lu par tous et toutes, à mesure qu’il a été traité de manières variées par des auteurs qui se sont affranchis du carcan qui le limitait à un public spécifique.

Pour aller plus loin :

- Jacques Sadoul, L’Enfer des bulles. L’érotisme dans la bande dessinée, Paris, Pauvert, 1968

- « Sexe & BD », Beaux Arts, numéro hors-série, juillet 2014.

 

Notes

  1. « Exclusif : Entretien avec Yslaire », par Nicolas Anspach, ActuaBD, 25 septembre 2003. [En ligne], URL : http://www.actuabd.com/Exclusif-Entretien-avec-Yslaire
  2. Olivier Le Bussy, « Journal très intime », dans La Libre Belgique, 30 novembre 2007. [En ligne], URL : http://www.lalibre.be/culture/livres/journal-tres-intime-51b896c4e4b0de6db9b0fe77

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