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Les aspérités du métier. (in Dossier)

Sylvie Fortin

Texte

Docteure en éducation artistique et spécialiste en éducation somatique, Sylvie Fortin enseigne aujourd’hui au Département de danse de l’Université du Québec à Montréal.

Elle est également membre du Centre de recherche interdisciplinaire sur la biologie, la santé, la société et l’environnement (CINBIOSE) et de l’équipe interdisciplinaire de recherche sur le travail des femmes
« L’invisible qui fait mal ».

Auteure de nombreux articles scientifiques, elle aborde en 2008 dans le livre Danse et Santé : du corps intime au corps social (dont elle a assuré la direction) la question éthique des atteintes au corps du danseur.

Il nous a semblé incontournable de recueillir ses propos, qui, sans nier l’épanouissement qu’offre la danse, apporte un regard nuancé sur la réalité de la profession.

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Le point de vue de Sylvie Fortin

Selon l’auteure américaine Naomi Jackson, un type de raisonnement accompagne les problèmes éthiques de la création en danse : dans une perspective normative (qui essaie de distinguer le bien du mal), elle observe que les chorégraphes ne considèrent pas toujours leurs actions en fonction des conséquences qui en découlent. Les valeurs esthétiques sont suprêmes et la dimension morale est, selon elle, trop souvent évacuée. Un chef-d’œuvre sera automatiquement associé à un processus créateur moral et des individus agissant moralement. S’il arrive qu’un chorégraphe agisse de façon immorale, cela sera considéré comme une exception ou une nécessité au service de l’œuvre. Alors que plusieurs chorégraphes, en sous-texte de leurs œuvres, dénoncent des injustices humaines, nous pourrions escompter une considération de la santé et du bien-être des danseurs et danseuses dans le studio, mais ce n’est étonnamment pas toujours le cas.

Les chorégraphes sont animés de la vision de l’œuvre qu’ils sont en train de créer. Certains sont parfois plus près de l’œuvre que de la matérialité des corps des interprètes qui incarneront cette œuvre. Poussée à l’extrême, la sacralisation de l’art fournit un alibi pour justifier les choix esthétiques et les atteintes au corps qui, dans cette logique, sont imputables aux œuvres et non aux chorégraphes. Une conception de l’art où prédominent l’œuvre et le côté messianique du créateur n’est pas sans conséquences sur la santé des artistes. Fait intéressant, les chorégraphes qui semblent porter le plus atteinte à l’intégrité des interprètes sont ceux qui mettent en place des moyens de prévention ou de guérison des blessures. Ils payent, par exemple, l’entrainement aux danseurs et danseuses, ou couvrent les frais des traitements ostéopathiques lorsque la compagnie est en tournée. Tout en admirant la mise en place de telles stratégies ponctuelles, nous pouvons nous demander si, à long terme, le développement de la danse peut s’appuyer sur l’acceptation de la démesure.

- Une culture du silence

Cette démesure n’est pas l’apanage des chorégraphes, loin de là. Chorégraphes, interprètes, professeurs et répétiteurs ont eu un processus de socialisation fort similaire. Ils ont incorporé l’habitus du champ de la danse, dirait le sociologue Pierre Bourdieu, c’est-à-dire qu’ils ont intégré des façons de faire la danse, de la penser et même de la ressentir. Plusieurs chorégraphes sont soucieux de la santé des interprètes et prêts à entendre ce qu’ils ont à dire, mais souvent les interprètes taisent tout de même leurs blessures aux chorégraphes. Ce que j’ai appelé une culture du silence amène les interprètes à dissimuler inconforts, fatigue, douleurs, souffrance et blessures, ce qui contribue à perpétuer des aspects traditionnels de la culture de la danse.

- Les inégalités hommes-femmes

La culture du silence, que je viens de nommer, est vécue fort différemment chez les femmes et chez les hommes. La prise de parole est plus difficile pour les danseuses que pour les danseurs parce que dans le milieu de la danse, majoritairement féminin, les femmes se retrouvent dans une situation de grande compétitivité qui teinte tous les aspects de leur vie professionnelle. Elles ont souvent commencé à danser plus jeunes que les hommes et elles ont profondément incorporé ce processus de socialisation évoqué plus haut. Cacher sa blessure ou passer sa douleur sous silence fait partie de la carrière professionnelle car l’exprimer peut avoir des conséquences négatives. Les mauvaises réputations de danseuses « fragiles et peu fiables » se construisent vite avec des incidences sur l’obtention de contrats pour les artistes de la danse contemporaine souvent embauchés comme pigiste pour des projets spécifiques. Cette culture du silence plus marquée chez les femmes ne signifie pas que les hommes en sont exempts. Mais, du fait de leur moindre nombre, ils sont moins interchangeables que les femmes et par conséquent leur parole peut être plus libre.

Par ailleurs, il y a évidemment des blessures qui sont plus fréquentes selon le sexe et le style de danse. Il suffit de penser aux portés des hommes et au travail sur pointes des femmes en danse classique pour comprendre que les blessures sont liées à l’exposition à des mouvements spécifiques.
Sur le plan physiologique, il y a la triade de l’athlète féminine qui revient souvent comme distinction fondamentale entre les danseurs et les danseuses.
Celle-ci se définit par trois facteurs : la disponibilité de l’énergie, la fonction menstruelle et la santé des os.

Cependant, mes travaux, tout en considérant ces réalités physiques et esthétiques, se centrent davantage sur les aspects de la création, de l’interprétation et de l’enseignement qui sont porteurs de dynamiques relationnelles sur lesquelles nous pouvons intervenir. Par exemple, en danse contemporaine, les blessures des hommes surviennent parfois parce que, très demandés, ils se retrouvent à accepter des contrats avant que leur période de formation ne leur ait donné les acquis techniques nécessaires pour faire face aux exigences de la scène professionnelle.

Une meilleure communication entre chorégraphes, interprètes et enseignants est un exemple d’action qui pourrait affecter positivement le bien-être des interprètes. La culture du silence m’apparait un déterminant de la santé en danse au même titre que des planchers trop durs ou des salles de répétition trop froides.

- Quelle évolution ?

Je lisais récemment que l’Opéra de Paris a fait changer tous ses planchers pour prévenir les blessures au sein du corps de ballet. Autre nouveauté, l’Opéra s’est ouvert aux pratiques complémentaires. Pilates et gyrotonic sont maintenant offerts pour améliorer musculation et souplesse. Les interprètes sont encouragés à s’adonner à un entrainement croisé, c’est-à-dire à pratiquer une variété d’activités physiques telles que le vélo ou la natation. L’équipe de soin multidisciplinaire porte une attention renouvelée à la nutrition.

Ce genre de changement s’observe aussi dans d’autres grandes institutions qui calquent plus ou moins ce qui se fait dans des institutions de moindre envergure, lesquelles peuvent parfois implanter plus rapidement des changements novateurs.

Tout en reconnaissant la grande valeur de ces changements, je pense que la véritable évolution viendra lorsque les danseurs et les danseuses n’accepteront plus les abus physiques et psychologiques comme allant de soi.

Je perçois encore un discours dominant en danse (que je qualifiais d’idéologie artistique dominante dans le livre Danse et santé), c’est-à-dire un amalgame de pensées, d’attitudes, de comportements et de symboles fortement marqués par la préséance de l’œuvre, la prise de risques liée à l’innovation, la normalisation de la blessure, la culture du silence et, en tête de liste, la dévotion quasi inconditionnelle pour l’art.

Je parle ici du caractère vocationnel de la profession dont parle également Pierre-Emmanuel Sorignet, cette vocation qui légitime le fait que l’artiste se donne corps et âme.

C’est en train de changer car les danseurs et danseuses des dernières générations ont un rapport au corps empreint de pratiques somatiques, d’interdisciplinarité artistique, d’entrainement croisé et d’information sur la nutrition. Les artistes sont devenus plus critiques envers le discours dominant tout autant qu’envers les discours alternatifs, ce qui est fort souhaitable. Plusieurs ont suivi des formations universitaires où ils ont été exposés à des approches réflexives qui proposent de plonger dans l’expérience corporelle subjective intime et de s’en distancier tout à la fois pour la questionner comme lieu de savoir.

Par leur expérience de la syndicalisation, d’autres interprètes se sont sensibilisés aux conditions de travail et aux possibles iniquités de rémunération.

- Un contexte social propice

Depuis la publication du livre Danse et santé, d’importants phénomènes sociaux ont stimulé un éveil de la conscience collective et des revendications pour un meilleur « vivre ensemble ».

Au Québec, les danseurs et danseuses ont, entre autres, été concernés par le « Printemps Érable », une grève étudiante de sept mois qui est devenue un mouvement social généralisé de protestation contre la gouvernance néolibérale.

Les artistes participent de ce mouvement de fond et ceci se voit concrètement par l’exposition croissante d’une préoccupation envers la santé.

À titre d’exemple, je souligne le blog de l’interprète Catherine Viau, créé en 2010, intitulé « Le danseur ne pèse pas lourd dans la balance », dans lequel elle milite pour « la parole, les droits et les responsabilités des danseurs (...)

Ce blog prétend proposer un monde qui n’existe pas : et si le danseur devenait plus populaire que l’oeuvre elle-même? (...) Et si on se préoccupait foncièrement de son sort, de ce qui advient de lui, quitte à devoir collectivement se transformer, abandonner des acquis, modifier des habitudes, ouvrir sa conscience ? ».

Une autre danseuse, Véronic Morin, vient de créer un groupe de soutien en ligne pour « danseurs qui ne peuvent pas danser ». Son souhait : briser le silence et s’entraider, peu importe son rapport aux thérapies traditionnelles ou alternatives, sa condition physique ou psychologique. Son projet en herbe vise à atténuer la culpabilité qui accompagne souvent la blessure chez les interprètes.

- Responsabilité individuelle ou collective ?

La santé est encore perçue par les danseurs et les danseuses comme une responsabilité individuelle en ce sens qu’il faut faire les bons choix d’entrainement, bien s’échauffer avant de danser, bien se nourrir, bien se reposer, bien choisir son thérapeute, etc. 
Lorsque l’artiste n’obtempère pas à ces injonctions survient le sentiment d’échec.

Faire ainsi de la santé une stricte question individuelle masque les facteurs externes qui sont mis en veilleuse dans l’espace public, ce qui ralentit les démarches de groupe pour l’amélioration de la santé. Heureusement, il y a de plus en plus d’initiatives, comme celles mentionnées, et d’associations nationales ou internationales qui promeuvent la santé et le mieux-être des artistes en facilitant la collaboration entre les différentes professions interpellées par un changement du discours dominant en danse.

Il est crucial de répéter que l’amélioration de la qualité de vie des artistes repose sur l’adoption d’une véritable approche éco-santé dans laquelle est prise en compte la complexité des relations entre les individus et leur milieu, et délaissé un réductionnisme qui sépare les éléments du tout qu’ils constituent.

Pour illustrer une approche éco-santé à mes étudiants, j’utilise parfois l’expression suivante inspirée par la vie hivernale québécoise où il y a de fortes chutes de neige : « Il ne sert à rien de pelleter dans la cour du voisin.»

Car après avoir longuement fait le constat de leurs responsabilités individuelles, il arrive que les étudiants soient tentés de se tourner vers l’autre.
L’étudiant blessé est tenté de dire que c’est la faute du professeur, qui à son tour dira que c’est la faute du chorégraphe, qui dira que c’est la faute du médecin, qui dira que c’est la faute de l’organisme subventionnaire, qui dira que c’est la faute du public, qui dira que c’est la faute des journalistes, qui diront que c’est la faute des programmateurs de salles, qui diront que... et ainsi de suite.
Le scénario peut varier mais son aboutissement me semble toujours infructueux.

Pour une écologie saine des interprètes en danse, et plus largement du milieu de la danse, il est impératif que tous se responsabilisent et que se crée une dynamique collaborative au service des artistes (des êtres en chair et en os, et non des avatars du cyberespace) qui enrichissent profondément nos perspectives sur le monde.



Metadata

Auteurs
Sylvie Fortin
Sujet
Ecologie saine des interprètes en danse
Genre
Essai
Langue
Français