© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Récit du 13 novembre 2015

Damien Jalet

Texte

Quand on danse ou chorégraphie, tout est question de timing, d’importance du détail, de l’inclinaison d’un mouvement, de présence absolue, d’action et de réaction, de focus, d’occupation de l’espace, d’empathie, d’altérité.

Vendredi 13 novembre, quelques secondes ont marqué un avant et un après dans ma vie et bouleversé mon rapport au monde.

Voici comment, j’en suis convaincu, avoir passé plus de 20 ans à m’entrainer à être alerte et présent, à laisser mon intuition physique agir avant la raison, m’a plus que vraisemblablement sauvé la vie.

Ce vendredi 13 novembre, donc, j’entrais dans la rue de Charonne vers 21 h 35 venant juste de laisser derrière moi la rue Lenoir. J’avais des écouteurs et « The Knife » dans les oreilles. Une chanson commençait.

Je vois un restaurant « Sushi Maki » devant moi sur le trottoir opposé à ma gauche, le cuisinier est dans l’embrasure de la porte au téléphone. À la droite de ce restaurant, il y a une terrasse, et quelques personnes attablées. La rue est calme, l’atmosphère d’un week-end qui commence. Le boulevard Voltaire est derrière moi, je me dirige vers la Bastille. Je passe devant un comptoir Kebab sur ma droite, un monsieur d’une cinquantaine d’années est assis sur un tabouret et me tourne le dos. Je fais quelques mètres de plus. Je suis seul sur ce trottoir.

A ma gauche, une voiture ralentit, je sens clairement le regard de son conducteur qui sort calmement, je ne fais pas très attention mais j’ai l’impression qu’il m’a souri. Je continue à marcher.

Soudain un énorme bruit me fait sursauter et arracher mes écouteurs d’un coup. Je regarde sur la gauche, essayant de comprendre ce qui a pu me surprendre comme ça. J’entends des bruits de pétards ou de feux d’artifices, je ne comprends pas trop d’où ils viennent mais c’est très proche. Je me prépare à rire car j’ai dû faire un sacré bond et je pense que les plaisantins qui m’ont fait cette blague m’ont bien eu.

Je vois l’homme qui est sorti de la voiture à ma gauche. Je suis exactement à sa hauteur, à environ deux mètres, deux mètres et demi. Il est élégant, porte un costume deux pièces sombre, une barbe noire assez courte, ses bras remplissent bien sa veste, il semble assez musclé. Je comprends enfin d’où vient le bruit. Il tient une énorme kalachnikov au niveau de la hanche. J’en vois une deuxième, tenue par un homme situé de l’autre côté de la voiture. La voiture a quatre portes, la couleur est foncée, la porte arrière est entrouverte. Les kalachnikovs crachent du feu. Ils tirent à l’unisson vers la file de voitures qui s’est formée derrière la leur, à 90 degrés de mon point du vue, dans la direction où je marchais. L’homme à la barbe devant moi est incroyablement calme, il tire avec une détermination implacable.

L’image est irréelle. Tournent-ils un film ? Est-ce un happening ? Leur calme est contagieux. Le fait que l’homme semble sourire le rend au tout premier abord presque sympathique. Je n’entends aucun bruit à part le son assourdissant que font leurs armes. Personne ne crie, je ne sens pas de panique, l’image est tellement improbable qu’elle ne peut être vraie. Les gens sur le trottoir d’en face ne bougent pas non plus. Nous sommes tous suspendus dans l’incompréhension et la stupéfaction.

Une partie de moi pourrait rester dans la contemplation afin de comprendre ce qui se passe. Le temps devient incalculable, j’imagine que ce que je viens de décrire a pris (plus ou moins) 5 à 6 secondes. Je regarde à nouveau leurs armes, ils tirent sans relâche droit devant eux, le regard du tueur en face de moi est d’une détermination implacable, le plaisir qu’il prend à sa tâche est évident.

Et là quelque chose en moi a enfin compris : je dois casser cette torpeur immédiatement, je ne peux pas rester immobile, je dois agir.
Ça se passe très vite, je regarde le sol, je me dis : « Tu es beaucoup trop près de lui, il sait que tu es là, rien ne te protègera ».
Je sens toute son attention être encore devant lui et j’en profite pour prendre le risque de détaler à toutes jambes pour rebrousser chemin. J’ai 10 mètres à faire avant de retrouver la rue Lenoir sur ma gauche. À chaque pas, je me rappelle m’être dit: « Tu es encore vivant, tu es encore vivant. » Les tirs continuent de plus belle, m’a-t-il vu partir ? Je tourne enfin sur ma gauche. Je suis de nouveau dans la rue Lenoir.

Les coups de kalachnikovs semblent redoubler et résonnent avec une violence incroyable, comme des coups de tonnerre assourdissants. Quand on sait ce que c’est, c’est insoutenable, on comprend ce que chaque détonation veut dire, un frisson me parcourt la colonne vertébrale, je cours comme je n’ai jamais couru de ma vie. J’arrive sur le boulevard Voltaire où se trouve l’appartement de l’amie chez qui je loge. J’essaye par trois fois de faire le code d’entrée mais n’y arrive pas. Finalement, j’arrive à rentrer, je m’assieds sur les marches de l’escalier, les poumons dans la gorge, plus tard j’aurai de telles crampes dans les jambes que j’en éprouvais presque des difficultés à marcher.

Je n’ai plus que l’image de l’homme à la kalachnikov en tête, et la question que je me pose inlassablement, il n’avait qu’à faire un mouvement de bras pour m’atteindre, j’étais la personne la plus proche de lui quand il a commencé à tirer, a-t-il fait ce geste ? Après combien de temps ? Si j’étais resté immobile quelques secondes de plus ? Et si j’étais parti 25 secondes avant? J’aurais été dans l’axe des tirs... tout commence à devenir vertigineux, nauséeux. Puis l’image de tous les gens autour, tous ceux sur le trottoir d’en face, assis à la terrasse du café, nous étions des miroirs dans notre stupéfaction... Ont-ils réussi à s’enfuir?

Le lendemain, mon amie m’emmène à l’Hôtel-Dieu faire ma déposition à la police judiciaire et recevoir une première aide psychologique.
En face de moi, il y a cette petite fille d’environ quatre ans, elle est placide, assise entre ses deux parents, je demande à la mère : « Où étiez-vous ? », « En terrasse en face du Petit Cambodge », je lui demande encore « est-ce qu’elle a vu ?», « Non, elle était aux toilettes quand il a commencé à tirer, elle se lavait les mains, une des serveuse l’a prise dans ses bras, elle s’est sentie protégée », répond sa mère, « un autre serveur a retourné toutes les tables afin de protéger les clients couchés, ça nous a probablement sauvés »...
A ce moment je pense que le pire révèle parfois le meilleur de l’homme.

Le soir, je décide de retourner à l’endroit où je me trouvais la veille quand ça a commencé, accompagné de mon amie. Je veux déposer une bougie sur la terrasse d’en face. Ce croisement, qui hier était habité par un joyeux esprit de début de week-end, est maintenant un cimetière, un silence de plomb règne, des centaines de bougies au sol de la terrasse, et beaucoup de fleurs aussi, l’émotion est partout. Je refais le chemin de la veille. Je retrouve l’endroit exact où j’étais quand j’ai sursauté à la première déflagration, je regarde sur ma droite, dans la vitrine... il y a deux énormes impacts de balles.

Depuis plus de deux semaines, ces quelques secondes en enfer, tous les détails que j’ai enregistrés, continuent de repasser en boucle dans ma tête, comme une question obsédante, épuisante, qui ne pourra jamais trouver d’explication satisfaisante. Aujourd’hui encore je ne sais pas ce qui est le plus éprouvant, le plus difficile, se dire que j’étais à quelques secondes de la pire et plus absurde mort possible, ou d’avoir vécu la dernière émotion de tous ceux qui se trouvaient sur l’autre trottoir, d’avoir vu ce qu’ils ont vu pour la dernière fois. Peut-être finalement est-ce le visage souriant et l’attitude décontractée du tueur occupé à sa sinistre tâche qui me perturbe au plus profond de moi...

Toutes mes pensées vont aux proches des victimes de cette ignoble nuit, en particulier celles de « La Belle Equipe ».

Damien Jalet
danseur et chorégraphe,
A récemment co-signé avec Sidi Larbi Cherkaoui Babel ou encore Les médusés au Musée du Louvre.
Il est également sollicité par des compagnies du monde entier comme le Scottish Dance Theater, Aakash Odedra, la compagnie australienne Chunky move ou encore le Ballet de l’Opéra de Paris.

Metadata

Auteurs
Damien Jalet
Sujet
Témoignage sur les attentats de Paris, 13 novembre 2015
Genre
Récit
Langue
Français