La redécouverte du vélo. La politique de mobilité dans les Plats Pays et en France
Dirk Vandenberghe
Texte
[Traduit du néerlandais par Marcel Harmignies.]
Depuis les années 1970, le vélo regagne du terrain sur la voiture, d’abord lentement, puis en s’affirmant de plus en plus. des villes néerlandaises ont été pionnières en la matière. la Flandre a suivi. En France aussi, certains signes indiquent que les choses changent.
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Chaque ville est différente, mais les dernières élections communales de Belgique (octobre 2018) ont révélé l’existence d’un large consensus tous partis confondus sur la question de la mobilité. Selon une enquête réalisée pour le quotidien flamand De Standard, il apparaît que 90 pour cent des têtes de liste sont favorables à un renforcement des contrôles de vitesse, à l’aménagement de carrefours afin d’éliminer toute confrontation entre usagers vulnérables et trafic motorisé, à l’installation en plus grand nombre de bornes de recharge pour les véhicules électriques et à la création d’espaces supplémentaires réservés aux cyclistes et aux piétons dans les centres-villes.
La mobilité durable était, par-delà les frontières communales, l’un des principaux thèmes électoraux mais aussi, étonnamment, un sujet souvent fédérateur des partis de la gauche à la droite. Et bien que tout le monde ne mette pas le même contenu sous le terme mobilité durable, presque tous les partis sont favorables à l’interdiction de certaines rues aux véhicules qui les empruntent au lieu du contournement, ou à la diminution du nombre de places de stationnement en surface, qui génèrent un trafic automobile excessif.
La mobilité préoccupe les citoyens, aussi bien les citadins que les habitants de zones plus rurales qui, de plus en plus, se trouvent dans des embouteillages pour se rendre en ville. Ce fait était déjà apparu durant les longues discussions sur l’aménagement de la ceinture périphérique d’Anvers. Aussi les discussions préalables à un nouveau plan de circulation du centre-ville de Gand furent-elles menées au niveau national. Partisans et adversaires du nouveau plan, ayant pour but d’écarter le trafic de transit du centre de Gand, avaient des positions diamétralement opposées. Et cela bien que le centre-ville ait été déjà, longtemps avant l’adoption du plan, zone à circulation restreinte et même, en de nombreux endroits, zone piétonne.
Néanmoins, ce qui s’est passé à Gand n’est pas vraiment novateur ni révolutionnaire.
Groningue, ville du nord des Pays-Bas, qui est un peu moins peuplée que Gand et compte elle aussi une forte population étudiante, a mis en œuvre un plan analogue dès 1977. Le centre-ville fut divisé en zones et la circulation motorisée d’une zone à l’autre rendue impossible. Le plan de circulation de quartier accordait la priorité aux cyclistes, une politique systématiquement suivie depuis lors. La ville, compacte, est dotée d’un réseau de plus de 200 km de pistes cyclables et d’un grand parking pour vélos de 9 000 places près de la gare centrale. Résultat: déjà à la fin du siècle dernier, la moitié des déplacements dans Groningue s’effectuait à bicyclette, ce qui permet à la ville de s’intituler, plus encore que quelques pionnières scandinaves comme Copenhague, la ville européenne du vélo. En outre on développa un vaste réseau de transports en commun, en concertation avec les gouvernements provinciaux de Groningue et de Drenthe.
Groningue était à cet égard pionnière aux Pays-Bas car des villes plus importantes comme Utrecht et Amsterdam ne suivirent que plus tard l’exemple d’accorder la priorité aux vélos et aux transports en commun. Utrecht ouvrit en 2018 le plus grand parking pour vélos du monde, comptant 12.500 emplacements.
Coureurs et cyclistes
À l’étranger, on jette parfois un regard jaloux sur les réalisations néerlandaises de ce genre. «Nous sommes un pays de coureurs, mais les Pays-Bas sont un pays de cyclistes», concluait Christian Prudhomme, directeur du Tour de France, en 2012 lors d’une interview au quotidien néerlandais NRC Handelsblad. Dans son bureau d’Issy-les-Moulineaux, à l’ombre du périphérique parisien tant décrié, Prudhomme s’indignait à chaque fois qu’il regardait au-dehors. Le quai longeant la Seine venait d’être réaménagé, mais pas trace d’une piste cyclable. «Comment sortir les gens de leur auto dans ces conditions et les mettre à vélo?», soupira-t-il, résigné. «C’est la France, en 2012.»
La France et, dans une un peu moindre mesure, la Belgique sont restées beaucoup plus longtemps que les Pays-Bas accrochées à la politique de mobilité qui, depuis les années 50 du siècle dernier, donnait la priorité absolue à la voiture. Les constructions d’autoroutes, de rocades autour des villes et de grands parkings près des centres-villes, ont été déterminantes pour les choix de mobilité de la population, de 1950 au début de notre siècle. Les trams disparurent des plus petites villes pour céder la place à l’auto, symbole de la liberté individuelle. L’augmentation du trafic rendit dangereuse la pratique du vélo en ville. Il en résulta un exode citadin renforcé, surtout en Belgique, par une politique de lotissement à l’extérieur des villes et de création de zones d’activités industrielles ou tertiaires seulement accessibles en voiture.
Cette politique engendra un cercle vicieux de dépendance à l’automobile, dans lequel les décideurs politiques considéraient comme leur mission essentielle le développement d’une mobilité automobile aussi aisée que possible. Longtemps on a pensé que la circulation automobile se comportait comme un fluide, à la recherche du passage le plus facile, mais une étude plus récente nous a appris que les autos se comportent comme les gaz: elles occupent rapidement tout l’espace disponible. Des voies plus nombreuses ou plus larges provoquent simplement un trafic accru, et non une circulation plus aisée.
Depuis les années 1980, l’idée de la nécessité d’une autre politique de mobilité s’est lentement imposée. Mais c’est seulement vers le tournant du siècle que le changement a été engagé, lentement mais sûrement. En l’occurrence ce sont les municipalités, plus que les autorités nationales, qui sont le grand moteur d’une nouvelle politique de mobilité plus soucieuse des piétons, des cyclistes et des transports en commun, et beaucoup moins de l’automobile.
«Il est certain qu’un consensus s’est développé au cours de la décennie passée, et de nombreuses villes impulsent et mettent en œuvre une énergique politique du vélo. Ce n’est plus une question de partis de gauche ou de droite, toute municipalité a la volonté d’organiser la mobilité de manière efficace, avec le minimum d’inconvénients, aussi bien pour l’espace urbain que pour la qualité de vie des habitants et des visiteurs», déclare Wout Baert, chargé de la coordination de Fietsberaad Vlaanderen (Conseil flamand du cyclisme), le centre de connaissances pour la politique en matière de vélo.
Baert constate qu’aussi bien les décideurs politiques que les citadins ont redécouvert ces dernières années le vélo en tant que moyen de transport efficace et rapide. Bon pour la santé et moins encombrant que la voiture. Sur l’emplacement d’un seul véhicule, on peut facilement garer huit à dix vélos; sans compter qu’une auto est à l’arrêt 95 pour cent du temps.
En outre, la bicyclette est un moyen de transport très social. Il existe des vélos dans toutes les gammes de prix, et celui qui roule à vélo a davantage de contact social, adresse la parole aux autres cyclistes au feu rouge. On voit de plus en plus souvent des maires et leurs adjoints se déplacer à vélo dans leur ville, ce qui leur permet de nouer plus rapidement contact avec les administrés. De plus, la pratique cycliste semble être l’une des activités les plus rassembleuses dans les villes. Les cours de vélo qu’organisent les services sportifs municipaux s’avèrent séduire, plus que d’autres activités, une population très diverse.
Partout où des mesures, même modestes, sont prises pour repousser l’auto et promouvoir le vélo, l’usage du deux-roues progresse plus rapidement que prévu, d’après les mesures effectuées par le Fietsberaad. «Certaines municipalités s’étonnent même de la rapidité du résultat », selon Baert. Mais d’un autre côté, c’est logique: la raison principale pour des parents de conduire leurs enfants à l’école en voiture, par exemple, est la sécurité. Dès lors que des mesures sont prises pour dissiper le danger, parents et enfants passent plus rapidement au vélo. Dans un pays où il apparaît que 85 pour cent des enfants ont trop peu d’activité physique, c’est un bénéfice facile. Comme les villes, mais aussi les villages s’aperçoivent que l’investissement dans une politique cycliste est payant, le vélo est automatiquement l’objet d’une attention accrue des édiles locaux.
Baert relève que, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le vélo occupait une place prédominante. «Jusqu’aux années 1950, Anvers était une ville plus cycliste que Copenhague.» Seulement s’amorça alors en Belgique la politique d’incitation à l’usage de la voiture, avec la construction d’infrastructures routières jusque dans le cœur des villes, comme un viaduc menant tout près du centre de Gand ou les tunnels de la petite ceinture de Bruxelles. «Le Danemark était alors un pays plus pauvre que la Belgique, c’est pourquoi il fut décidé de faire payer les infrastructures par les automobilistes eux-mêmes. De ce fait, l’usage de la bicyclette trouva rapidement un terrain propice. À Amsterdam aussi la politique bascula dès les années 1970 du côté du vélo. En Flandre, la conscience cycliste s’épanouit lentement à partir des années 1980, entre autres avec la création d’une section flamande du Fietsersbond. Mais la véritable conversion n’a été engagée qu’à la fin du siècle dernier», dit Baert. La politique fiscalement avantageuse concernant les voitures d’entreprise en Belgique joua en l’occurrence également un rôle néfaste. Les salariés étaient presque forcés de prendre le volant, et allaient de ce fait souvent habiter encore plus loin de leur lieu de travail.
Cependant, tout n’est sans doute pas perdu, et la Flandre n’est pas à la remorque dans tous les domaines. Ces dernières années, la politique cycliste y progresse même plus vite que dans beaucoup d’autres pays européens. Un Flamand sur trois fait du vélo quotidiennement. Pour ce qui est du nombre de déplacements à vélo, la Flandre est le deuxième territoire cycliste d’Europe avec 15 pour cent, derrière les Pays-Bas qui, avec 27 pour cent, se situent très au-dessus du lot. Le Danemark est troisième avec 14 pour cent. Toutefois, si l’on ne considère pas la Flandre mais la Belgique dans sa totalité, le pourcentage de déplacements à vélo tombe à 8 ou 9 pour cent, juste supérieur à celui de la France.
En France aussi, une politique nouvelle
Cependant, en France aussi, une politique a été entreprise ces dernières années, visant à repousser les autos hors des villes. Mais à l’instar de la ville suisse de Zurich, beaucoup de municipalités françaises ont choisi d’investir dans des transports en commun pratiques. Les exemples les plus fameux sont Bordeaux et Nantes, qui se sont dotées de lignes de trams rapides, circulant à grande fréquence et en site propre. Mais il est tout aussi vrai qu’à Nantes on a aussi investi dans de solides infrastructures cyclables. Dans l’édition 2017 du Baromètre des villes cyclables, une version française du Fietsberaad, on trouve Nantes à la deuxième place dans la catégorie «villes de plus de 200 000 habitants» pour ce qui concerne la bienveillance à l’égard du vélo, après Strasbourg et devant Bordeaux. Même Paris, naguère si inamicale, où à peine 2 pour cent des déplacements s’effectuaient à vélo en 2008, a gagné quelques points ces dernières années pour ses initiatives en faveur du cyclisme.
Les exemples français révèlent qu’une politique cycliste s’accorde idéalement avec des investissements dans des transports en commun modernes, comme de petits bus électriques ou des tramways. «Le vélo et les transports en commun doivent être les meilleurs amis», argumente Baert, «et en l’occurrence, la fréquence est plus importante que la taille du bus, du tram ou du train. Cette idée n’est hélas pas encore universellement admise.» En Flandre, les autorités locales se plaignent souvent d’avoir trop peu de prise sur l’offre de transports en commun, qui est déterminée par la société de transport De Lijn. Les exemples de Groningue et Nantes démontrent que c’est au niveau de la région urbaine que les transports peuvent être étudiés au mieux, ce que la Flandre essaie d’entamer maintenant avec son plan de transport réparti en ‘régions’.
Le grand tournant
Avec l’arrivée de dispositifs tels que le covoiturage et l’usage en lente croissance des nouveaux vélos-cargos maniables, on s’attend généralement à une diminution durable de la circulation automobile dans les villes et à la progression constante du vélo. Le plus important défi pour les villes et les régions urbaines est de se projeter suffisamment loin, parce que les infrastructures mises en place aujourd’hui devront être encore utilisables dans vingt ou trente ans. Cela concerne aussi les stationnements cyclables, pour lesquels le Fietsberaad conseille de prévoir au moins cinq pour cent de places pour des vélos de dimensions inhabituelles, comme les vélos cargos ou les remorques pour vélos.
Mais le principal tournant de ces dernières années, c’est la prise de conscience par les décideurs qu’une ville est simplement plus attrayante si l’auto en est bannie. On libère ainsi des espaces pour d’autres activités et on améliore la qualité de l’air - donc de la vie des habitants. De ce fait la ville devient, lentement mais sûrement, à nouveau plus attractive pour les jeunes ménages qui optent maintenant encore trop souvent pour des lotissements en périphérie de la ville.
«C’est seulement en bannissant la voiture que l’on rendra les villes à nouveau attirantes pour tous. Lentement mais sûrement un consensus s’est fait à ce sujet, c’est le grand changement de la dernière décennie», conclut Baert.
© Dirk Vandenberghe, 2019, revue Septentrion n° 1-2019
Journaliste indépendant