Que sont les mastouches?
Jean Lechanteur
Texte
Dans La Wallonie, le pays et les hommes, section Lettres – Arts – Culture, t. II, Marcel Thiry a rédigé plusieurs articles très intéressants sur divers aspects de la littérature française de Wallonie au tournant des 19e et 20e siècles : La découverte triomphante du symbolisme (pp. 397-412), Les chemins du régionalisme (pp. 413-424), Du symbolisme à 1914 (pp. 425-432).
Dans le deuxième de ces chapitres, il passe en revue quelques écrivains régionalistes : outre Camille Lemonnier, un peu abusivement intégré aux Wallons, Louis Delattre, le Thudinien Maurice des Ombiaux, le Hesbignon Hubert Krains et le Liégeois Edmond Glesener.
Une remarque formulée dans la présentation du Docteur Louis Delattre, natif de Fontaine-l’Evêque, m’a surpris, et même, d’une certaine manière, choqué. Elle est le point de départ de la petite note que voici, dont le titre, comme on va le voir, est une citation partielle de l’article en question.
Voici le texte de M. Thiry (o. c., p. 416b) :
« L’œuvre de Louis Delattre, abondante, ne devait pas atteindre des sommets beaucoup plus hauts que ceux de ces récits de jeunesse [ : Contes de mon village, 1891], sauf peut-être avec l’âpre Blanc-Borain, la puissante statue virile des Contes d’avant l’amour, sauf encore avec le doux Roman du chien et de l’enfant, dont on ne peut oublier le grenier où naît le petit compagnon-chien, Firquet, au-dessus du jardin, de l’arbre à jolibois et des sarments de mastouches flétrissant sur les ficelles. (Que sont les mastouches ? Je ne sais et pour rien au monde ne voudrais le savoir.) »
L’aveu d’une ignorance est chose respectable, ou du moins excusable, mais comment justifier la revendication ici formulée, le refus catégorique de connaître le sens d’un mot figurant dans un texte qu’on paraît admirer ? C’est comme si l’indétermination sémantique ouvrait, par le charme de ses sonorités mystérieuses, un plus large champ de possibles que le sens précis et peut-être prosaïque d’un terme que l’auteur et certainement ses lecteurs locaux connaissaient parfaitement XX.
Il nous paraît évident que le texte de L. Delattre ne perdra rien de ses prestiges si on éclaircit pour ceux qui l’ignoreraient le sens de mastouche.
On observera tout d’abord que ce substantif n’appartient pas au français commun, et que, par conséquent, il contribue avec d’autres termes et d’autres caractéristiques, à donner au récit de L. Delattre la touche régionale qui fait précisément qu’on le classe dans la littérature régionaliste.
Bien que François Masson, dans son Dictionnaire de belgicismes, 1987, déclare que « plusieurs ouvrages (p. e. Boisson, Comment XX, p. 139) reprennent mastouche dans le sens de ‘capucine’ (une fleur) » il me semble, au contraire, que rares sont les recueils de belgicismes qui ont fait un sort à ce mot.
N. J. Carpentier (qui fut curé de Soiron), dans son Dict. du bon langage, 2e éd., note qu’on « donne abusivement ce nom à la capucine (plante et fleur) ».
G.-O. D’Harvé, dans Parlons bien ! (1923), p. 351, n° 27 « des Belgicismes », le condamne comme mot local se substituant inutilement à un mot existant : « Bannissons de notre langage ‘drache’ pour averse, ondée, [...], ‘mastouche’ pour capucine (fleur), [...] ».
Le recueil collectif du CILF, Belgicismes, Duculot, 1994, le signale, mais comme « vieilli », et en donnant une localisation (« wall. occ. et centr., sporadique »), qui, on le verra, n’est pas tout à fait exacte, ou, plus précisément, pas tout à fait complète.
A. Goosse, dans Façons belges de parler, p. 560, reprend les informations figurant dans Herbillon, Eléments espagnols en wallon, p. 93 : « w. (Liège, Namur), pic. (Mons...), fr. de Belgique mastouche ‘capucine (plante)’ ; flandr. id. ‘graine de capucine’ Hécart 3, p. 295 ; w. liég., fr. Belgique id. (adj.) ‘toqué’ [...] ».
Enfin, Louis Quiévreux, Dict. du dialecte bruxellois, Ed. Libro-Sciences, 1973, permet d’ajouter aux localisations la région de Bruxelles.
Le terme capucine a de nombreux sens. Littré en distingue six, mais le plus répandu, et le seul qui nous intéresse ici, est le sens botanique : « Plante potagère et d’ornement, originaire du Pérou, et dont il y a deux espèces : la capucine à feuilles larges (tropæolum majus, L), et la capucine à petites feuilles (tropæolum minus, L).
La fleur même. Une salade garnie de capucines. [...] / Câpres capucines, boutons à fleurs de la capucine confits au vinaigre. » Le Trésor de la langue française définit la capucine comme une « plante ornementale dicotylédone, de la famille des Géraniées, et dont la fleur, de couleur orangée, a la forme d’un capuchon ». Il signale aussi la capucine du Pérou, en donnant un exemple (1ère mention) extrait des Harmonies de la nature, 1814, de Bernardin de Saint-Pierre.
C’est cette variété originaire du Pérou, appelée aussi grande capucine ou cresson indien, qui fut introduite en Europe à la fin du 16e siècle ; elle prit dans nos régions le nom de mastouche d’après son nom espagnol mastuerzo (de las Indias) : cf. BTD 28, 1954, p. 293, et Herbillon, op. cit.
Ce terme ne fut pas seulement emprunté par le français de nos régions, il pénétra aussi dans les patois locaux, sans doute par emprunt de ceux-ci au français (ce que paraît prouver la présence dans la forme liégeoise du phonème rare ch).
Les mentions dialectales sont beaucoup plus nombreuses que celles du français régional et elles circonscrivent une aire vaste englobant les diverses variétés linguistiques des parlers belgoromans, à l’exception du sud-wallon et du gaumais XX.
(1) picard :
– HÉCART, Dict. rouchi-fr., 3e éd., 1834 : mastouche, « graine de capucine (tropæolum majus), marinées [sic] dans le vinaigre avant d’être mûres, et qu’on mange en guise de câpres. On marine aussi les boutons en fleurs avant leur développement. » – Repris par Jean DAUBY, Le livre du « rouchi », 1979.
– MAHIEU, Lexique picard, [Tournai, 1994] : mastouche 1) « n. f., capucine ; 2) n. f. pl., bonbons de capucines (ou d’autres plantes, p. ex. le pissenlit), qu’on marine au vinaigre et qu’on présente comme des câpres ».
– Ph. DELMOTTE, [glossaire montois] 1812, mastouche, « f., capucine (plante), cardamindum ».
– SIGART, Dict. du wallon de Mons, 1866 : mastouche, « s. f., capucine (fleur), cresson indien ; it. nasturzo, esp. mastuerzo, lat. nasturtium, cresson ».
– Collectif [Pierre Coubeaux et alii], Ouais, Le dictionnaire montois-français ; suivi du glossaire français-montois. Édition de l’association des Montois Cayaux, s. d. [± 2000], xxi-258-32 p. : mastouche, « n. f., capucine (bot.) , dont les fruits s’utilisent comme des câpres ». (162a)
(2) ouest-wallon :
– DEPRÊTRE-NOPÈRE, Dict. du wallon du Centre : mastouche, « f., capucine. Mès mastouches sont florîyes ».
– CARLIER, Dict. de l’ouest-wallon : « 1. mastouche (Châtelet, Monceau-s.-S., Thiméon [Ch 61, 46, 29], s. f., grande capucine ».
– W. BAL, Lexique du parler de Jamioulx [Th 24], p. 71 : mastouche, « capucine ».
– COPPENS, Dict. aclot : mastouche, f., 1. capucine : « dj’ai dès mastouches dins m’ djârdin ».
(3) centre-wallon :
– PIRSOUL, Dict. namurois, 1934 : mastouche, « n. f., capucine »; L. LÉONARD, p. 484, id.
– J.-FR. BRACKMAN, Li djiblotin [= parler de Gembloux Na 22] : id.
– É. GILLIARD, Niyau... [lexique principalement du parler de Moustier-sur-Sambre Na 69] : mastouche, « f., capucine : lès rodjes et djanès m. gripén´ su lès fils k’on avéve tinkî tot dè long do meur [...] ».
– André VELLANDE, Langue wallonne en Condroz namurois, dictionnaire wallon-français, Azimuts, 2009, 2 vol. : mastouche : « (n. f.) capucine (plante cultivée à la fois comme potagère et ornementale, à feuilles rondes, larges ou petites suivant l’espèce, et à fleurs jaunes, orangées ou rouges). » (t. 1, 252b)
(4) est-wallon :
Cette localisation manque au recueil Belgicismes du CILF. Elle est assurée pourtant par la présence du terme dans le DL de J. Haust, ainsi que dans plusieurs dict. liégeois du 19e siècle :
– Jos. HUBERT, Dict. wall.-liég. et fr., 1853 : mastousch, « sf., capucine, plante grimpante à fleurs d’un jaune aurore-orangé, servant à décorer les salades ; ses boutons à fleurs et ses fruits se confissent [sic] au vinaigre ».
– GOTHIER, Dict. fr.-wall., 1873 capucine, « s. f., brasadelle; – fleur, s. f., mastouche ».
– H. FORIR, Dict. liég.-fr., 1874 : mastouch, « s., capucine, plante potagère et d’ornement, dont la fleur est terminée par une espèce de capuchon. – Salâtt di mastouch : salade de capucines. – Boton d’ m. : câpre capucine ».
– En outre, R. BOXUS, Dict. wallon hutois des noms des plantes indigènes et cultivées, Éd. Mosa, Huy, s. d., 521 mastouche (Huy, Moha, Villers-le-Bouillet [H 1, 25, 19], « s. f., capucine, tropælum majus L. Elle est antiscorbutique et expectorante ».
– En revanche, le sens ‘capucine’ est absent des dict. verviétois (LOBET, XHOFFER, WISIMUS), malmédiens (VILLERS, SCIUS, J. BASTIN, Plantes), ainsi que, comme on l’a dit, des dict. et lexiques gaumais et sud-wallons.
Savoir que les mastouches sont de certaines fleurs que l’on conserve pour en faire des condiments, et que ce terme appartient aux parlers locaux et au français de Wallonie ne peut avoir, à notre avis, que des avantages, contrairement à ce que laisse entendre le jugement de M. Thiry.
[Dans le texte dont nous sommes partis, celui-ci ne fait aucune observation à propos du subst. jolibois, qui lui paraît sans doute parfaitement transparent. On peut se demander pourtant si ce terme n’est pas du même registre que mastouche, autrement dit s’il ne s’agit pas ici encore d’un régionalisme, mais sémantique, en l’occurrence, et non lexical. En fr. commun, le jolibois est un « arbrisseau à fleurs rose violacé très odoriférantes et dont les baies rouges sont toxiques; – syn. : daphné, mezereau » (TLF).
Mais dans de nombreux parlers de Wallonie, c’est la dénomination ordinaire du lilas, et il y a de fortes présomptions pour que ce sens soit celui du texte du Dr Delattre.]
*
Pour en terminer avec mastouche, on ajoutera quelques informations, sans utilité directe pour notre propos, relatives à l’étymologie du mot et à sa polysémie.
Le fr. mastouche est considéré comme un emprunt fait au 16e siècle à l’espagnol mastuerzo, lui-même issu du lat. nasturtium ‘cresson’.
Le passage de -uerzo à -ouche mériterait une explication ou un commentaire. Faut-il supposer l’attraction d’un suffixe populaire ?
Un autre sens est attesté pour mastouche, subst. et adj. : « pauvre d’esprit, toqué, timbré ». Plusieurs des ouvrages lexicologiques qui ont été cités ci-dessus signalent, en effet, ce sens en plus du sens « capucine » : ainsi, pour le français régional, CILF, Belgicismes, Masson et Quiévreux ; pour les dialectes, Carlier, Coppens, Gilliard, Vellande, Haust, DL. D’autres, plus rares, ne signalent que ce sens figuré : le Verviétois Wisimus (mastouche, pauvre d’esprit, braque, timbré, avec un exemple de Pr. Lib[ert] on dictionaîre po lès mastouches) ; – quelques lexicographes gaumais et sud-wallons, comme FRANCARD, Dict. de Bastogne (mastouche, toqué, -e : èlle èst tote m.), MASSONNET, Lex. de Chassepierre, ainsi que le Dict. encyclopédique des patois de Gaume (v° mastoke, adj., au sens 2 « un peu fou », syn. mastouche [lequel n’est pas repris à sa place alphabétique]) ;
Le Bruxellois Georges LEBOUC, Le belge dans tous ses états (mastouche, adj., cinglé, toqué, fêlé, tombé sur la tête).
Bien que le cheminement sémantique ne soit pas transparent, il est généralement admis que mastouche « timbré, toqué » est un sens figuré de mastouche « capucine ». On se fonde principalement sur le fait que l’espagnol mastuerzo connaît également les deux sens. Cf. par ex. Aquilino SANCHEZ, Gran diccionaro del uso del español actual : mastuerzo, « I s. m. 1. Bot. planta crucifera de huerta usada para tomar en ensalada, para alimentar animales, etc. 2. Berro. – II. adj., s. m. DES Se dice del hombre grosero y torpe, con poca inteligencia y educación o que se comporta con poco respeto o consideración [...]. » Une telle similitude ne paraît pas pouvoir être le fruit du hasard.
Un fait cependant est troublant. Au sens figuré (« toqué, timbré »), certains parlers emploient, au lieu de mastouche ou bien comme synonyme de celui-ci, un terme qui présente avec lui une grande ressemblance formelle, mais auquel on attribue une autre origine. On se contente ici de présenter brièvement les faits, sans chercher à approfondir la question.
Les dictionnaires de Carlier, d’É. Gilliard, de Vellande, de Francard, de Massonnet ainsi que le Dict. encycl. des patois de Gaume signalent tous mastoc (ou -ok, -oque) comme synonyme de mastouche « toqué » ; de même, pour le fr. de Bruxelles, G. Lebouc.
D’autres, qui ignorent mastouche, relèvent mastoc seul dans ce sens figuré. Ce sont, d’une part, des dict. gaumais, comme le Glossaire des patois gaumais [de Saint-Léger Vi 34] (mastoque, « adj., cinglé, idiot, fou »), le Dict. du parler gaumais-lorrain de Chiny [Vi 8] d’A. MICHEL (mastoque, déraisonnable, cinglé, syn. bèrzingue) XX. Ce sont, d’autre part, certains recueils de belgicismes qui, sans doute par ignorance, ont omis mastouche, pourtant bien attesté, comme on l’a vu :
Chr. DELCOURT, Dict. du fr. de Belgique mastoc, adj. inv. (mais parfois, mastoque au fém.) « toqué » ; avec un ex. de Virgile, 1977, et le commentaire suivant : « Plus fréquent à Bruxelles XX que dans le reste de la Belgique francophone. En fr. standard, mastoc signifie « massif, lourd (TLF) » ;
M. CARLY-J.LEMPEREUR, Parlez-vous belge ?, 2008, mastoc, -oque, « fou, toqué : ce gars-là est complètement m. ».
Compte tenu de la localisation et de la synonymie avec mastouche, qui présente une grande ressemblance phonétique, on est évidemment tenté de lier les deux termes.
Cependant, on ne peut exclure pour mastoc une évolution particulière, qui aurait abouti tout à fait fortuitement à la rencontre avec mastouche : de « massif, lourd, grossier » à « lourd, peu intelligent, toqué », il n’y a qu’un pas, et qui peut se faire à partir du seul mastoc.
Même si l’étymologie de ce dernier n’est pas assurée, on est loin, en tout cas, des capucines.
D’après Littré et Bescherelle (Dict. général), mastoc serait emprunté de l’all. Mastochse « bœuf engraissé » ; explication reçue dans FEW 16, 541.
Mais dans une note du Français moderne, t. 19, 1951, pp. 304-305, G. Esnault a proposé une autre explication, qui paraît plus vraisemblable et qui a la faveur de TLF : « altération de massif par substitution de suffixe » XX.
Jean Lechanteur, septembre 2015
Notes
- Marcel Thiry manifeste souvent, surtout, semble-t-il, dans ses œuvres tardives, un goût pour les termes rares, surprenants, qui font impression par leur forme autant ou plus que par leur sens (pensons par exemple à ce titre de recueil : Songes et spélonques). Une de ses qualités opposées, à laquelle j’ai toujours été plus sensible, était cette faculté de doter d’une aura poétique les discours les plus quotidiens : Toi qui pâlis au nom de Vancouver, tu n’as pourtant fait qu’un banal voyage (Œuvres poétiques complètes, t. I, p. 57) ; Vous avez demandé Paris, je vous Le donne (o. cit., p. 244).
- Ce renvoi est erroné : Comment est l’abréviation du livre de Léon Brasseur, Comment « est-ce que » nous « causons » le français [...], Liège, 1939, et il n’est pas question de mastouche à la p. 139 de cet ouvrage. Nous n’avons pu vérifier si le commentaire se rapporte bien à Jean Boisson, Les inexactitudes et singularités de la langue française moderne, Bruxelles, 1930, dont l’abréviation chez Massion devrait être Inex.
- Dans ce premier relevé on ne s’occupe que du sens botanique. Pour le sens figuré (« fou, toqué »), v. plus loin.
- A. Michel signale en outre le sens « dur, résistant, bien planté, solide... », dont on ne cherchera pas ici à délimiter l’aire.
- Ajouter : et dans le sud de la province de Luxembourg.
- Ceci pourrait inciter à proposer une explication de même type (altération de massif par influence d’un suffixe péjoratif ; comp. fastoche « facile ») pour les mastouche wallons qui ne sont attestés que dans le sens « toqué ». – On renonce à examiner ici le subst. fém., bien connu en Wallonie, mastoque « piécette d’un sou », qui nous écarterait davantage encore de notre sujet.