Le novice éclairé
Serge Saada
Texte
« Que pouvons-nous encore penser du théâtre et de ses pouvoirs, dès lors que l’on accepte que l’essentiel de l’activité spectatrice se déploie indépendamment de la représentation, au gré des associations de chacun ? » XX Jacques Rancière
Les signes d’une émancipation partagée
Pourquoi susciter un désir de théâtre chez des personnes qui n’en ont pas formulé le manque ? Pourquoi solliciter des publics qui n’y seraient pas venu spontanément et qui, parfois même, ne vivent plus leur absence des salles de spectacle comme un facteur discriminant ?
C’est que nous croyons encore que le théâtre et les arts de la présence sont les garants d’une expérience unique du public, libre balancement entre l’individuel et le collectif, écoute où le solitaire se nourrit du diffus.
Un travail régulier mené depuis plusieurs années au sein de l’association Cultures du Cœur XX avec des publics dits « isolés » des lieux culturels, publics que nous préférons plus simplement considérer comme des spectateurs peu habitués des salles de spectacle, nous a conduit à définir un certain nombre de principes d’accompagnement.
Avec la multiplication des parcours effectués avec les publics les plus divers s’est construite une éthique du médiateur culturel. Elle est à même de définir la relation que ce dernier compte entretenir avec les personnes qu’il mobilise et qu’il accompagne.
Le médiateur culturel n’est pas un simple intermédiaire entre les œuvres et le public et sa fonction n’est pas non plus d’expliquer les œuvres au public. L’accompagnement de spectateurs n’est pas là pour régler notre rapport à l’art mais mettre en jeu les propositions artistiques et susciter un point de vue désinhibé sur les œuvres.
Cette liberté d’interprétation est le prélude à une appropriation individuelle de chaque spectacle et l’émergence d’un esprit critique qui s’affine dans la multiplicité même des sorties.
Dans les cadres des restitutions des spectacles dont nous allons parler ici nous préconisons une même écoute à tout type d’émotion. L’acceptation des ressentis de chacun nous permet de privilégier la relation avec les publics à la transmission de connaissance sur les œuvres.
L’horizon du médiateur est d’abord de créer les conditions d’un échange autour des effets du jeu d’un acteur, d’un choix de scénographie, de lumière, de son... Ce médiateur, en état de veille, est aussi en quête d’enrichir sa propre vision des œuvres au contact du discours des publics dans le cadre d’une émancipation partagée.
C’est un accompagnement et une participation au long cours, des sorties conçues comme des projets en soi et qui vont au-delà de la simple confrontation au spectacle. Dans ce cadre, la liberté, le discernement, puis l’agilité réceptive du spectateur se gagnent avec la confiance qui lui est accordée.
Nous l’avons identifiée, cette émancipation du spectateur novice qui progressivement argumente son point de vue, ces potentialités et ces lectures singulières d’un spectacle venant bousculer nos repères critiques pour, tour à tour, se focaliser sur des éléments matériels que nous ne voyons plus, remettre en cause la pertinence d’un dispositif scénique, la phrasé d’un acteur, faire rayonner les ressources insoupçonnées d’une thématique.
L’émancipation du spectateur s’aiguise aussi lorsqu’il décide de critiquer le passage d’un spectacle ou le détail d’une intention dépassant le « j’aime » ou « j’aime pas ». Elle s’affine encore lorsque nous sommes confrontés à plusieurs reprises à des appréciations spontanées comme : « Je n’ai rien compris mais j’ai adoré ».
Ici, le spectateur est assez libre pour ne plus uniquement associer son plaisir à la compréhension ou confiner l’absence de compréhension à de l’ennui.
Nous avons aussi été attentifs à sa capacité à nous révéler des éléments objectifs d’une séquence que nous n’aurions pas vue car notre attention était rivée sur sa dimension symbolique.
C’est cette femme qui à la fin d’un Phèdre de Sarah Kane me dit : « Pourquoi parlent-ils tous si fort, c’est donc le seul moyen pour montrer que l’on souffre ? »
Ou encore cet adolescent qui à la fin de Polyeucte de Corneille me dit : « Pourquoi met-il près de quinze minutes à mourir alors que Clint Eastwood dans l’inspecteur Harry en a déjà tué une dizaine en moins de temps ? »
Les expériences de parcours de spectateur que nous allons évoquer visent à montrer que la médiation en question n’intervient pas toujours en amont de la représentation. Elle peut s’exercer avant, pendant (lorsque le spectacle le permet) ou après une représentation et qu’en fonction des œuvres proposées c’est au médiateur de déterminer le champ de son intervention.
À la vision d’intermédiaire, nous lui préférons une position dynamique qui le conduit à concevoir des espaces et des temps de délibération sur les œuvres. Il mettra même un point d’honneur à les concevoir hors des théâtres et des écoles, pour tendre vers une neutralité du cadre, certes difficile à atteindre, où celui qu’on accompagne comprend que la place du spectateur est une place à prendre.
Il faut aussi accepter les paradoxes de la relation : être renvoyé à celui qui sait alors que nous faisons tout pour déconstruire cette relation, susciter un esprit critique sans jamais être sûr de ne pas contribuer à le configurer, savoir naviguer entre le suscité d’une proposition de sortie et le désir spontané des publics de voir un autre spectacle, reconnaitre la culture de l’autre sans réduire son identité à ses origines.
Le médiateur que nous défendons est aussi celui qui peut renoncer à ses repères pour trouver dans les repères des autres la base d’un échange, éviter d’emblée d’enfermer les publics dans un savoir théorique ou une vision sanctuarisée du théâtre, éviter les réflexes d’une mission qui pourrait vite devenir civilisatrice pour construire avec les publics accompagnés cette « poétique de la relation » dont parle l’écrivain Édouard Glissant.
Pour les trois spectacles que nous allons évoquer, nous avons été, XXX force de proposition XXX, là où dans d’autres parcours nous acceptons d’accompagner les publics vers des spectacles que nous n’aurions pas choisi spontanément. Chacun de ces spectacles a été vu à plusieurs reprises avec des publics différents.
Secret de Johann Le Guillerm, Seuls de Wajdi Mouawad, Pinocchio de Joël Pommerat, ont été choisis avec un présupposé assumé mais non formulé. Pour les avoir pratiqués, nous pensions que ces univers pourraient susciter des échanges et analyses fructueux. Ces artistes n’étaient pas connus des publics au moment de la sortie et les publics n’ont pas jugé nécessaire de recueillir des informations sur eux.
Pour Seuls nous avons mené un atelier préalable de lecture de quelques séquences veillant à nous arrêter avant la révélation du spectacle, pour Pinocchio nous avons jugé que le conte était suffisant pour nous réunir autour d’un récit commun, pour Secret il a été évoqué qu’il s’agissait d’un spectacle de cirque ou l’artiste serait seul sur le plateau et qu’il n’y aurait pas d’animaux sur scène.
Dans ces parcours proposés aussi bien à des habitants à l’initiative d’une ville, qu’à des personnes touchant les minima sociaux dans le cadre des activités de Cultures du Cœur, il s’agissait aussi de dépasser le dangereux amalgame qui définirait une corrélation trop nette entre capital économique et capital culturel.
S’il est une préoccupation centrale du médiateur culturel confronté à des publics touchant parfois les minima sociaux, c’est aussi de ne pas les réduire à leur condition ou leurs besoins présumés.
Une démocratie du regard
Dans Secret, seul en scène, Johann Le Guillerm convoque la mythologie du cirque en s’associant à des objets insolites, prototypes à la fois bruts et archaïques dont il modifie la structure ou le mouvement. Ces machines autonomes, machines orphelines qui nous font songer un instant que le monde pourrait se passer de nous, deviennent rapidement des agrès à même de s’associer à l’artiste dans une géométrie poétique du corps et de la matière.
À chacune des sorties effectués nous nous sommes demandés comment faisait l’artiste pour rendre ces formes si élaborées, directement perceptibles, proposant des morceaux de poésie où l’enjeu de la performance pouvait se partager avec tous les publics.
Lorsque Johann Le Guillerm traverse la piste sur des bouteilles qu’il dépose au fur et à mesure de son avancée, nous vivons une émotion similaire, celle suscitée par l’équilibre précaire qui pourrait à tout instant entrainer la chute ou briser une bouteille.
Un soir où j’accompagnais un groupe de résidentes affiliées à une structure de l’Armée du Salut, j’entends pendant cette séquence une femme me dire : « Je ne peux pas voir ça ! » Je lui expliquais alors que la chute, si elle advenait, ne se produirait qu’à quelques centimètres du sol. Sa tension n’a pas décru. La mienne non plus.
Johann le Guillerm sait pour chacune des figures qu’il propose condenser autour d’un point d’équilibre une tension dramatique à la fois absolue et insolite. En étant à quelques centimètres du sol, il mobilise une tension comparable à celle d’un voltigeur.
C’est en ce sens qu’il s’adresse à tous et propose un théâtre brut à même de solliciter in situ une émotion partagée.
Je ne sentais plus de différence de savoir ou d’habitude entre les spectateurs accompagnés et moi. Tous réunis autour de l’enjeu même de la figure proposée, nous avions simplement peur.
D’un coup de fouet solennel, mâtiné d’une dose d’animalité toute circassienne, Johann Le Guillerm dompte des machines, déforme des tiges de métal, manipule un sabre n’oubliant jamais d’utiliser le cercle du chapiteau pour être en jeu de face et de dos.
Dans un numéro tout aussi solennel, après avoir estimé sa trajectoire et son tranchant il jette en l’air un hachoir qui va se planter dans un tronc d’arbre. Là encore la perspective d’un échec, d’un accident nous plaçait tous dans une émotion collective rivée sur la performance.
Lors d’un atelier de restitution et au gré des émotions de chacun il était impossible de hiérarchiser mes propos tant nous avions tous vécu une tension similaire mais non moins polysémique. Je misais alors sur une restitution chorale du spectacle, restitution qui n’en finirait plus, laissant la place à l’expression de tous les ressentis, du matériel utilisé à la relation permanente avec les spectateurs.
Le cirque est sans doute à même d’incarner cette démocratie du regard où le public est mobilisé sur un point d’équilibre, la chute possible d’un objet ou d’un corps où la notion de communauté des spectateurs prend tout son sens.
C’est alors qu’il faut savoir ne pas enfermer les spectateurs dans un savoir théorique sur les œuvres et laisser assez de place pour l’expression d’un discours spontané fondé sur les émotions assumées de chacun, émotions qui sur la convocation de l’instant n’est pas si différente de la nôtre.
De la reconnaissance de la culture de l’autre à la « poétique de la relation »
Dans Seuls, écrit, mis en scène et interprété par Wajdi Mouawad plusieurs séquences ont suscité chez des publics peu habitués aux nouvelles technologies des réactions singulières. Dans la séquence du photomaton qui se termine par une déflagration sonore et la chute du personnage principal, une femme d’Afrique subsaharienne assise à nos côtés, effrayée par la nature et l’ampleur du son, s’élève de plusieurs centimètres de son siège pour retomber aussitôt. À la fin du spectacle, je vais la retrouver pour m’enquérir de son état. Elle m’indique qu’elle venait pour la première fois de sa vie au théâtre, qu’elle est secouée, mais qu’elle a adoré. Je l’informe que j’ai vu sa réaction sur cette séquence et je lui demande si la dernière séquence d’action painting et de body painting où le personnage principal se recouvre d’une peinture rouge dans un rituel de purification, parfois sacrificiel lorsqu’il fait mine de se crever les yeux à travers un masque de papier, ne l’a pas dérangée. Elle me répond : « Ce spectacle a quelque chose à voir avec de la sorcellerie ». Je m’apprête à lui parler d’effet d’illusion, de nouvelles technologies pour me résoudre à considérer que son intuition est plutôt bonne et que le body painting et les nouvelles technologies ont quelque chose à voir avec la sorcellerie moderne et le rituel. Commence alors un échange entre elle et moi, entre sorcellerie et rituels purificateurs.
Ce point d’équilibre trouvé dans l’échange, cette confiance accordée au discours de l’autre résonne encore avec la poétique de la relation dont parle Édouard Glissant :
« Il est encore des centres de domination, mais on convient qu’il ne se dresse plus des hauts lieux exclusifs du savoir, des métropoles de la connaissance. À la généralité abstraite de cette connaissance, que l’on avait rattachée à l’esprit de conquête et de découverte, se superpose désormais une matérialité dense de la présence des peuples. » XX
Matérialité dense de la co-présence avec cette femme où chacun accepte de renoncer à une partie de ses principes pour qu’il y ait dialogue.
Cette poétique à trouver pour chaque sortie permet de tisser un lien avec les publics, une trajectoire commune de spectateur comme un cheminement que l’on tisse au gré des remarques, participation que l’on pourrait trop vite juger dissonante au regard de nos habitudes de lecture d’un spectacle. Toute parole trop vite jugée inadéquate est à réinterroger laissant de côté aussi bien nos explications rationnelles que notre quête parfois volontariste d’accoler un choix de mise en scène à une symbolique attendue. Cette évocation de la sorcellerie pour parler des effets visuels, sonores et de l’appareillage technique de Seuls était à même de bousculer nos habitudes de spectateur.
Compagnonnage et discours critique
Le Pinocchio de Joël Pommerat est à la fois dépouillé et archaïque, investi par un éclairage sophistiqué.
Le clair obscur du scénographe Eric Soyer est à même de restituer toute la poésie noire du conte de Carlo Collodi. L’espace souvent sans contours et sans limite suscite un imaginaire qui, pour être entrainé par la poésie du plateau, sera toujours en activité.
Le spectateur acceptera ou non de compléter l’image manquante, celle suspendue régulièrement par les nombreux noirs de plateau, suivi d’un roulement de tambour annonçant chaque séquence comme un numéro de foire.
Ici aussi la place du spectateur est une place à prendre, un espace symbolique ou concret à occuper à travers les voiles de scène ou la suspension d’une issue tragique. Ce que nous redoutons va se confirmer ou non, activité émotionnelle en alerte suscitée par la plupart des spectacles de Joël Pommerat.
Avec un groupe d’habitants de Villetaneuse avec lesquels nous avions déjà fait quelques sorties nous voulions interroger cette capacité à discerner les choix de scénographie indissociable de la lumière et du son. Sans pour autant l’imposer, nous avions envie de proposer un atelier thématique un peu plus orienté en posant une question : La vision d’un artifice est-elle un frein à l’émotion ?
Avant même que je ne pose la question une habitante me dit :
« Dans la scène où Geppetto et Pinocchio se retrouvent au milieu de la mer après être sortis du ventre de la baleine, j’étais au premier rang et j’avais bien vu qu’il y avait un rayon laser pour nous faire croire qu’ils étaient sur la mer, je voyais bien qu’ils n’étaient pas sur du bois mais sur un socle en plastique qui bougeait un peu. J’avais beau voir tout cela de très près, j’étais bouleversée par ce qui se racontait, par ces retrouvailles et toute cette poésie avec un simple éclairage. Je voyais le trucage et j’étais quand même bouleversée... »
Avec ces mots à elle cette dame était en train de répondre très clairement à ma question avant que je la pose, attestant de la façon la plus frappante de tout ce potentiel du spectateur à même de condenser en un témoignage des perspectives critiques élaborées.
Dans ces trois exemples, il ne s’agit pas uniquement d’empathie ou d’une survalorisation des personnes accompagnées mais la prise de conscience que le spectateur novice est souvent à même de nous montrer ce que nous ne voyons plus, de revisiter avec une acuité vive la dimension toute matérielle d’un spectacle, de nous sortir de nos habitudes pour redonner au théâtre toute sa dimension de phénomène.
Notes
1. Les scènes de l’émancipation, entretien d’Armelle Talbot et Olivier Neveux avec Jacques Rancière du 28 mars 2012, in Théâtre Public, N°208, avril-juin 2013.
2. Association Nationale qui s’est donnée comme mission de lutter contre toute forme d’exclusion culturelle. Ce dispositif est relayé par 39 structures territoriales et une structure québécoises. Chaque année près de 400 000 invitations sont mises à disposition des publics. Cultures du Cœur fédère près de 6000 structures sociales, culturelles et sportives. L’association forme les travailleurs sociaux à la médiation culturelle et les acteurs culturels à l’accueil des publics issus du champ social. Elle est à l’origine de multiples projets d’action culturelle et d’accompagnement des publics. Site www.culturesducoeur.org
3. Édouard Glissant, Poétique de la Relation, Gallimard, 1960, p. 125.
Notes
- Les scènes de l’émancipation, entretien d’Armelle Talbot et Olivier Neveux avec Jacques Rancière du 28 mars 2012, in Théâtre Public, N°208, avril-juin 2013.
- Association Nationale qui s’est donnée comme mission de lutter contre toute forme d’exclusion culturelle. Ce dispositif est relayé par 39 structures territoriales et une structure québécoises. Chaque année près de 400 000 invitations sont mises à disposition des publics. Cultures du Cœur fédère près de 6000 structures sociales, culturelles et sportives. L’association forme les travailleurs sociaux à la médiation culturelle et les acteurs culturels à l’accueil des publics issus du champ social. Elle est à l’origine de multiples projets d’action culturelle et d’accompagnement des publics. Site www.culturesducoeur.org
- Édouard Glissant, Poétique de la Relation, Gallimard, 1960, p. 125.