© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Arts mutants

Sylvie Martin-Lahmani
,
Pablo-Antoine Neufmars

Texte

En février 2023, nous nous sommes consacré.e.s aux arts du cirque, de la marionnette et à la création dans l’espace public [n.1], avec en filigrane la question du renouveau de ces formes, autrefois dites mineures.
Nous nous sommes intéressé.e.s au processus de légitimation de ces disciplines qui balancent entre le théâre populaire pour tous.te.s, petit.e.s et grand.e.s, en salle comme en rue, ouvrant des espaces d’expérimentation insolites et innovants.

C’est là que la question du Cabaret a émergé pour la première fois.



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Nous avons voulu dédier au Cabaret un numéro double, spécial. Dans cet ouvrage de 120 pages haut en couleur, nous plongeons avec délice dans l’histoire de cet « art du fragment » 2, qui, à l’instar du cirque, s’écrit comme une succession de numéros orchestrés par un Monsieur Loyal ou un maître de cérémonie.

À propos du cirque, Jean-Marc Lachaud 3 parle également d’une « esthétique de la non-cohérence », liée aux principes du collage et du montage, du fragment ; d’un art des combinaisons aléatoires et des mélanges explosifs, d’un art du métissage et de la mixité (obtenu par citation, emprunt, détournement, hybridation, mixage, brouillage...). L’analogie avec le cabaret est tentante !

Nous auscultons les lieux, ex-tavernes ou auberges – établissements où l’on assiste aux spectacles en buvant et mangeant –, et les soirées festives qui piochent tous azimuts dans les arts du cirque, du chant et de la danse, du travestissement 4 et du costume d’apparat ; nous apprécions aussi les métiers d’art (plumassiers, corsetiers...), en grand écart permanent entre la tradition et la modernité.



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Convient-il de parler d’une simple résurgence du genre ou d’une nouvelle écriture : quels sont ses liens de filiation avec le music-hall, les revues ?
Que traduit aujourd’hui l’engouement pour ces cabarets revisités par Olivier Py de longue date (reprise de Miss Knife en clôture du Festival d’Avignon 2022), par Martin Dust et son Cabaret de Poussière, ou par Jérôme Marin et Le Secret : besoin de paillettes post-Covid, revitalisation de vieilles formes théâtrales sclérosées par des injections de formes d’art mineur, ou possibilité d’aborder des questions de société sur fond de crise avec une immense liberté ?

Le cabaret – comme art vivant – questionne le jeu, l’écriture, les stéréotypes, le costume, le maquillage, le.s corps, le.s genre.s, les marges ; c’est un art de la performance à l’extrême. Un extrême toujours en relation directe avec le public, entre souci de le divertir et désir de le pousser dans ses retranchements grâce à différents registres : le comique, le grotesque, le sublime, le dark, le sexuel, le playback...


Ce sont maintenant des « projets » que les institutions théâtrales intègrent dans leurs saisons officielles (théâtre Varia, La Balsamine, théâtre Les Tanneurs, théâtre de Chaillot, théâtre de La Bastille...).
Cet art à l’origine souterrain, feutré, clandestin devient aujourd’hui un momentum de la saison à ne pas manquer, une sorte de valeur sûre qui amusera les publics... Mais que pensent les artistes de cabaret de ce processus d’institutionnalisation ?

Depuis le succès mondial du TV show Ru Paul’s Drag Race, ou son omniprésence sur les réseaux sociaux en instalive, le cabaret pousse à considérer le mainstream, le populaire, la masse, et à sortir de nos élites.

Historiquement, il est intéressant de remarquer que les grandes heures du cabaret ont souvent lieu dans des mondes en crise, en guerre (années 1920, Seconde Guerre mondiale, aujourd’hui), comme pour exulter et transformer les maux, les affres de la société.



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Traiter du cabaret au sein d’Alternatives théâtrales, c’est aussi l’occasion de mettre en avant une nouvelle communauté de créateur.ice.s grandissant en Belgique et en France : Jean Biche et Angèle Micaux, Sara Selma Dolorès, Amandine Laval, Lylybeth Merle, Bastien Poncelet, Marlène Saldana.

L’art du cabaret se renouvelle sans cesse, c’est un art de la mutation, c’est un art qui investit les mythes du passé tout en restant dans « l’air du temps », comme le Kabareh Cheikhats au Maroc qui, grâce à l’avancée sur la question du genre, ressuscite les divas de l’« Aïta », un art musical marocain tombé en désuétude.

Paillettes, plaisir, provocation...



© Sylvie Martin-Lahmani, Pablo-Antoine Neufmars, revue Alternatives théâtrales n° 150-151, novembre 2023, Bruxelles, Paris

Notes

1. Alternatives théâtrales, « Arts vivants. Cirque marionnette espace public », Caroline Godart et Sylvie Martin- Lahmani (dir.), n° 148, février 2023.

2. Nous remercions Sara Selma Dolores de nous avoir fait penser à cette notion : l’esthétique du fragment (art du collage et du montage de fragments, littéraires ou scéniques) convient parfaitement aux formes du cabaret que nous explorons.
Nous la gardons en guise de sous-titre à ce numéro.
Merci aussi à Caroline Godart qui avait lancé l’idée en 2022 de travailler sur le thème du Cabaret dans le n° 148.
Il y a tant de matière que nous lui consacrons ce numéro double en 2023!

3. Voir Jean-Marc Lachaud, « Hybrides », dans Art Press, numéro spécial, 1999, p. 9-12.

4. Voir « Le Corps travesti », n° 92 d’Alternatives théâtrales, dirigé par Georges Banu, janvier 2007.




Images

© La Fille d'à côté, "Michelle Tshibola, Cabaret de Poussière", février 2023

Metadata

Auteurs
Sylvie Martin-Lahmani
,
Pablo-Antoine Neufmars
Sujet
Cabaret, art du fragment. 2023
Genre
éditorial
Langue
Français
Relation
revue Alternatives théâtrales n° 150-151, novembre 2023, Bruxelles, Paris
Droits
© Sylvie Martin-Lahmani, Pablo-Antoine Neufmars, revue Alternatives théâtrales n° 150-151, novembre 2023, Bruxelles, Paris