© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

INTRODUCTION: La vie et ses limites

Pierre Gillis
,
Catherine Gravet

Texte

Le 13 novembre 2020, on enregistrait 1 338 100 morts du COVID. Si nous n’avions lancé notre appel dès 2019, l’actualité nous aurait imposé un thème dans l’air du temps pour ces Cahiers internationaux de symbolisme 2020, consacrés aux «limites de la vie».
Les questions qui nous remuent, pourquoi et comment vivre et mourir, vont pourtant bien au-delà de l’actualité, elles se posent à toutes et tous, elles sont irréductibles à une approche particulière, qu’elle soit scientifique ou artistique.
La thanatologie, appellation plus élégante que défunctologie, terme plus dans le ton des entrepreneurs de pompes funèbres que dans celui des philosophes XX, reste une discipline inexistante, qui n’a d’ailleurs aucune bonne raison de se matérialiser : la mort n’existe que par rapport à la vie, dont elle ponctue le cycle.

Par rapport aux limites de la vie sur lesquelles nous nous penchons, la vie et la mort se situent du même côté.
Au-delà des limites de la vie, c’est là où il n’y a pas de vie. Dans le vide intersidéral, ou au sein du soleil. Au cœur d’un barreau d’acier, ou dans le fourneau d’une cimenterie.
Mais les cimetières grouillent de vie – celle des asticots et des bactéries qui se nourrissent de nos restes, et celle qui fleurit dans les mémoires de ceux qui pleurent.
Les champs de bataille aussi retentissent de vie – les cris des combattants, les gémissements d’angoisse des blessés, les prières des agonisants.
La mort n’est qu’une limite très provisoire de la vie: lorsqu’un système est épuisé, le neuf ne surgit que de la destruction de l’ancien, du périmé, la matière vive grandit sur la matière morte.

L’encadrement et la célébration de la mort constituent une caractéristique majeure des civilisations – vivantes jusqu’à ce qu’elles disparaissent, comme n’importe quel mortel, à ceci près que les facteurs de leur mort n’ont rien à voir avec ceux qui tuent les personnes mortelles, ce qui incite fermement à maintenir la thanatologie dans le monde virtuel des disciplines impossibles.

Les limites de la vie d’un individu sont étroitement liées à la survie de son espèce et au milieu dans lequel il vit. L’homme a profondément modifié ce milieu, repoussant d’une part les limites de la vie grâce à la médecine, créant d’autre part de nouvelles limites auxquelles il devra faire face.
En sciences sociales, on étudie les conditions collectives nécessaires à la naissance, mais aussi celles qui précipitent la mort d’une civilisation, d’un régime, de groupes sociaux, d’institutions, de valeurs, d’idéologies, voire d’une langue.

De tout temps, la Mort a fasciné les artistes. L’art urbain, à la vue de tout un chacun, en témoigne. En 2018, une scène de décapitation, inspirée du «Sacrifice d’Isaac» du Caravage, est apparue Porte de Flandres à Bruxelles. Elle rappelle que les limites de la vie des enfants sont entre les mains des parents… ou de Dieu, selon les croyances.
Près de la gare Bruxelles-Chapelle, un détournement du tableau historique du peintre néerlandais Jan De Baen, «De lijken van gebroeders De Witt» [Les corps des frères De Witt] (1672) met en scène un homme pendu par les pieds se vidant de son sang – violence politique. L’agonie est rarement un spectacle réjouissant, et les deux œuvres ont fait scandale, au point que la seconde fut condamnée à l’effacement.

Le scandale n’est heureusement pas le seul canal de dialogue artistique à travers les siècles – l’œil attentif de Malou Garant relie Jean van Eyck à notre contemporain Roland Delcol, qu’elle qualifie de posteyckien.
Ou, à l’inverse, ne pourrait-on dire de van Eyck qu’il fut le premier des hyperréalistes, lui qui a peint, au Paradis de son Retable, les deux premiers nus hyperréalistes de l’histoire de la peinture? «Hyperréaliste, postmoderne ou posteyckien, le peintre n’est-il pas également créateur d’espérance quand il représente la Femme dans son funeste rôle primordial?»

Sur les écrans, les conflits et leurs cadavres font la une des médias ; les séries télévisées ou les films de fiction obligent les spectateurs à appréhender quotidiennement, douloureusement, les limites de la vie. Le film de Bertrand Tavernier, La Mort en direct, interrogeait le voyeurisme dans une société imaginaire où la plupart des maladies auraient disparu (1980). Les maladies, les handicaps sont autant de limites à la vie, limites imposées par la nature ou la dysgénie, alors que le suicide ou l’euthanasie en sont des limites choisies. En effet, la fin de vie, d’un être humain comme d’une ampoule électrique, peut être programmée.

Mais ce sont les écrivains qui s’emparent de ce thème sous toutes ses formes, parfois avec une forme d’allégresse oxymorique – Maurice Maeterlinck écrivait: «Je voudrais me pencher sur […] les merveilles de la mort XX » –, et lui donnent une ampleur symbolique.
Qu’elle soit un simple extrait ou partie inhérente de l’œuvre, macabre, poétique, personnifiée ou dessinée, ironique ou terrifiante, elle est un thème récurrent de la littérature, les critiques s’interrogeant même, au second degré, sur la mort de la littérature.
Comme l’écrit Camille Laurens, «la littérature est une machine à fabriquer des souvenirs et de la mort, une manufacture de testaments XX».
Souvent, les écrivains n’établissent pas de frontières – ou veulent les abolir – entre vie et mort. Selon André Breton, dans le Deuxième Manifeste du Surréalisme (1929), «Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort […] cessent d’être perçus contradictoirement […] le point […] est […] celui où la construction et la destruction cessent de pouvoir être brandies l’une contre l’autre.»


*


On ne s’étonnera pas, dès lors, que le présent volume rassemble un grand nombre d’articles «littéraires». Certes le lien est parfois ténu. Il faut s’en expliquer: plusieurs articles issus des communications à la cinquième journée d’études du groupe Genre.S de l’UMONS sur «Genres et Littératures» (Mons, le 30 novembre 2019) auraient dû faire partie d’une section éponyme.
Cependant la plupart des auteur·e·s ont préféré se glisser dans les habits thématiques du volume.

C’est le cas des textes de Fabrice Bourlez, qui relit le dernier roman de Pasolini, Pétrole, sous le double prisme de la psychanalyse freudo-lacanienne et des théories queer, champs disciplinaires habituellement opposés, qu’il relie pour faire de Pasolini un auteur «protoqueer». La mort n’est jamais loin puisqu’elle est, selon Lacan, la plus grande jouissance.

L’approche mythocritique d’Isabelle Chauveau a permis de mettre en évidence le personnage de Médée revisité par deux romancières contemporaines, Leïla Slimani et Inès Bayard, dans Chanson douce (2016) et Le Malheur du bas (2018).
Si Médée et ses avatars (la nounou dans le premier roman ou la mère violée dans le second) peuvent apparaître comme des monstres, c’est sans conteste en raison du meurtre des enfants, mythème central du récit et moteur de l’interrogation sur le sens de la vie.

La puissance du thanatos sur l’éros ou leur simple alternance dans les romans de Jean-Philippe Toussaint – Faire l’amour (2002), Fuir (2005), La Vérité sur Marie (2009) et Nue (2013), quatre romans rassemblés sous le titre M.M.M.M. par les Éditions de Minuit en 2017 – fait l’objet des attentions de Juan Miguel Dothas: la mort et le sexe rythment l’univers diégétique de l’écrivain belge et Dothas le démontre.


Font cependant exception à cette intrication du thème «les limites de la vie» et de la discipline «étude de genre en littérature», les articles d’Audrey Louckx et de Jossfinn Bohn qui étaient intervenues à la journée d’études de novembre 2019.

La première s’intéresse au traitement médiatique de la vie des femmes emprisonnées aux États-Unis. Grâce à des ateliers d’écriture notamment, plusieurs d’entre elles ont publié des témoignages troublants, Voice of Witness, à partir desquels la notion même de littérature peut être redéfinie.
Louckx met sous la loupe les textes de Carolyn Ann Adams (Couldn’t Keep it to Myself, 2003) et d’Anna Jacobs (Inside this Place, not of it, 2011), particulièrement empreints du sentiment de honte.

La seconde a choisi l’œuvre de Rachida Lamrabet, écrivaine contemporaine, belgo-marocaine et néerlandophone, comme cas d’étude pour examiner le fonctionnement et les possibles effets de la catégorisation littéraire.
Littérature de l’immigration, littérature féminine, voire féministe, les textes sont parfois difficiles à étiqueter mais les étiquettes, malgré leurs limites, c’est ce que Bohn démontre, ont un rôle à jouer dans la médiatisation, la commercialisation, soit la vie des œuvres littéraires.



Et par ailleurs, plusieurs articles destinés à la section «Limites de la vie» abordent la question sous l’angle (parfois discret) des études de genre. Les frontières ont donc été volontairement gommées dans la confection de ce volume.

En femme poète, Sylvie Kandé s’intéresse au roman de Françoise Thiry, Sous le rideau, la petite valise brune (2017), récit de vie (autofiction) d’une jeune Burundaise adoptée en Belgique.
Elle-même née d’un père Sénégalais et d’une mère Française, Kandé, inspirée par Rimbaud, insiste sur ce qu’elle nomme «la poétique du désoubli» qui place la narratrice, prénommée France, dans l’inconfort d’un «entre-deux» qui finit par constituer une identité hybride et douloureuse.

N’gouan Yah Édith Koffi tente de montrer à quel point la dramaturgie burlesque et son écriture hybride, à l’image de la vie, se caractérisent par une antinomie fondamentale entre joie et tristesse, présentes dans toutes les facettes de l’existence humaine.
Pour sa démonstration, Koffi convoque surtout Oh les beaux jours de Samuel Beckett (1963) qui met en scène la lente et inexorable déperdition de Winnie – personnage indissociable de la comédienne Madeleine Renaud (1900-1994) qui l’incarna jusqu’en 1986. Seule en scène au milieu de nulle part, tout au long de la pièce, Winnie n’accomplit que des gestes dérisoires et n’adresse son monologue qu’à un illusoire compagnon, Willie, muet, impuissant, tous deux en attente d’une mort inéluctable.

Un mariage forcé, un mari hideux, des amours contrariées et c’est la tragédie: Giovanni Malatesta de Rimini tue la belle Francesca, sa femme, qu’il surprend avec son frère, Paolo Malatesta. À travers les relectures de dramaturges, Silvio Pellico (1818), Christen Ostrowski (1838) et Gabriele D’Annunzio (1901), Katherine Rondou démontre l’admirable plasticité d’un mythe littéraire, issu d’un fait divers historique et de la Divine Comédie.
Sont soulignés tantôt le romantisme et la pureté de l’héroïne, tantôt les motifs de l’exil et de l’indépendance nationale, tantôt le joug d’Éros et Thanatos sur les êtres humains. La Francesca dannunzienne, incapable d’échapper à son destin, apparaît comme la femme fatale dans tous les sens du terme.

«Dans le commencement était le Pô, la nuit, et c’est du Pô que naît le Ao, le jour»: les mythes polynésiens que Natalia Vela Ameneiro convoque lui permettent d’une part de sortir de l’oubli des rites de naissance et de mort que la colonisation et la christianisation de l’archipel ont abolis ;
d’autre part d’évoquer l’auteure tahitienne Flora-Aurima Devatine (née à Tautira en 1942) qui les récupère dans ses recueils de poésie, en particulier Tergiversations et rêveries de l’Écriture orale (1998) et Au vent de la piroguière (2006), ainsi que dans «Je dis Merci à mes ancêtres» (1997).

Pour tenter de cerner les caractéristiques d’une éventuelle «culture au féminin», les questions que pose Catherine Gravet se résument à celles-ci: les romancières contemporaines réservent-elles un traitement spécifique au thème de la mort? Font-elles mourir leurs personnages féminins de manière spécifique? Et, pour l’occasion, réinventent-elles un mythe, celui de Perséphone par exemple?
Plusieurs romancières sont convoquées à cet examen: Élise Galpérine, Alice Munro, Dominique Rolin, Elif Shafak, Isabelle Spaak, Lize Spit, Olga Tokarczuk et Caroline Valentiny, mais la conclusion est difficile à formuler: qui dira si l’on meurt différemment quand on est une femme?

S’inscrivant en littérature comparée et en traductologie, l’analyse de Kevin Henry et Laure Kazmierczak porte sur la traduction en chinois et en allemand de la pièce de théâtre du dramaturge belge Maurice Maeterlinck, La Mort de Tintagiles (1894).
Dans cette pièce que la mort imprègne, par le biais, notamment, des images de la reine, du château et de la tour, l’écriture symboliste déploie une grande variété d’analogies que les traducteurs – Lang, von Oppeln-Bronikowski, Stockhausen et Gross en allemand, Mao Dun, Tang Chengbo, Tian Han, Xiao Shijun et Zhang Yuhe en chinois – devraient avoir traité avec la plus grande habileté pour garantir la réelle compréhension de cette œuvre plurivoque et de son Prix Nobel d’auteur dans les cultures cibles.

Émile Van Balberghe et Léo Malet ont en commun leur fascination pour Léon Bloy (1846-1917): «Léon Bloy m’emmerde, avec son Dieu et son Christ, mais ses souffrances m’émeuvent et je suis toujours transporté par ses somptueuses vociférations XX. »
Et c’est bien des malheurs de l’écrivain catholique dont il s’agit dans l’article du premier: à l’appui de sources multiples (journaux, correspondances, presse), Van Balberghe montre comment celui qu’on surnomme le Mendiant ingrat perd complètement pied en 1895, non pas tant en raison de la mort de son fils Pierre qu’à cause de la folie de sa femme, Jeanne, enfermée à Sainte-Anne à peine sortie de couches.
Pourtant la question reste en suspens: à qui incombe la responsabilité de cette mort? On pourrait incriminer tant l’Assistance publique que Dieu, le père, la mère ou le médecin.


*


Avec un thème aussi opportunément adapté à l’actualité virale, nous n’avons pas cru possible de poursuivre notre chemin rédactionnel comme si de rien n’était.
Les secousses du confinement n’ont-elles pas provoqué un séisme idéologique?
L’épidémie annonce-t-elle une fin de cycle pour les institutions, les valeurs, les idéologies?

Pierre Gillis s’interroge sur la transposition aux idéologies du concept d’apoptose, mort cellulaire programmée, et passe en revue quelques secteurs de la vie sociale que la pandémie a ébranlés, des choix économiques guidés par le monétarisme au rôle des experts scientifiques. Si certains dirigeants politiques ont adopté des postures guerrières, la durée et la profondeur des bouleversements induits par les «vraies» guerres, induisant des changements sociaux durables, sont sans commune mesure avec la bataille contre les virus.

L’espoir de repousser les limites en s’approchant de l’immortalité, faute d’y parvenir, n’a rien de bien neuf, la littérature en témoigne, des textes les plus anciens aux créations les plus récentes. Ce qui est neuf, en revanche, c’est le changement de registre opéré par les rêveurs d’éternité: à suivre les plus audacieux, ce n’est plus de fiction qu’il est question, mais de science.
Les connaissances conquises en biologie, et plus précisément par les neurosciences, se traduisent en performances médicales, dont on entend dire qu’elles nous sauveront du vieillissement, et comme le vieillissement est le prélude à la mort, celle-ci nous serait subséquemment épargnée…
Nous avons voulu en avoir le cœur net, et éclairer notre lanterne à la source de ces connaissances nouvelles.
Laurence Ris, chercheuse en neurosciences, s’est prêtée au jeu avec brio et a accepté de s’entretenir avec nous, d’abord de ce que la nature présente comme curiosités en termes de parcours de vie – des méduses qui bégaient leur cycle de vie en le parcourant plusieurs fois aux animaux réparables par échange standard de pièces défectueuses –, ensuite de ce que les acquis des connaissances biologiques pourraient permettre en guise d’applications thérapeutiques.
Les progrès sont impressionnants, mais la sénescence est si étroitement liée à la formation d’organismes complexes et performants que l’idée de s’en débarrasser apparaît comme une manière de tirer une balle dans le pied de la pérennité de l’espèce humaine.


*

Bref, on n’a pas fini de mourir… De sorte que la seule question qui vaille, c'est celle que les murs de Belfast nous criaient au XXe siècle: y a-t-il une vie avant la mort?

 

© Catherine Gravet, Pierre Gillis revue Les Cahiers internationaux du Symbolisme n° 155-156-157, 2020.



Notes

  1. L’essai d’Edgar Morin L’Homme et la Mort (1re éd. 1951) montre bien comment les sociologues et les philosophes peuvent en parler
  2. Voir « Confessions des poètes » dans Paul Aron (éd.) La Belgique artistique et littéraire. Une anthologie de langue française. 1848-1914, Bruxelles, Complexe, 1997, p. 458. Voir aussi Paul Gorceix, «Maurice Maeterlinck et l’analogie», communication à l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique, le 12 février 2000: «Maeterlinck a vingt-neuf ans, en 1890, au moment où il fait cette déclaration en réponse à l’enquête d’Edmond Picard parue sous le titre “Confession de poète”. Il y formule un projet esthétique en rupture avec un art de la signification et de la transparence, focalisé sur l’indéfini, sur l’inintelligible, sur l’énigme de l’existence. Cette position, qui implique le bouleversement des valeurs traditionnelles et des critères de l’écriture, va déterminer sa carrière: “Nous ne sommes qu’un mystère, et ce que nous savons n’est pas intéressant”, lui souffle Novalis en 1895. » En ligne sur le site arllfb.be
  3. Citation très présente sur internet, notamment sur le site dicocitations.lemonde.fr
  4. Lettre de Léo Malet à Roland Stragliati, 24 juillet 1971

Metadata

Auteurs
Pierre Gillis
,
Catherine Gravet
Sujet
Panorama de la mort. Expressions culturelles. Présentation des textes du n° Limites de la vie
Genre
Editorial. Introduction détaillée.
Langue
Français
Relation
Revue Les Cahiers internationaux du Symbolisme, n° 155-156-157, 2020.
Droits
© Catherine Gravet, Pierre Gillis revue Les Cahiers internationaux du Symbolisme n° 155-156-157, 2020.