Introduction
Mercedes Montoro, Martine Renouprez
Texte
Le paysage est de nos jours un sujet d’étude dans de multiples et diverses disciples qui le conçoivent de différentes façons. Des disciplines axées de plus en plus souvent sur la problématique environnementale (contamination, pollution des eaux, sécheresse, réchauffement climatique…) et par conséquent, rappelant la nécessité d’un retour civilisationnel à la nature et aux valeurs écologiques pour de meilleures perspectives existentielles de l’être humain.
Qu’il soit enrichi ou pas de cette sensibilité écologique, le paysage a été depuis une trentaine d’années, longuement abordé d’un point de vue géographique (A. Berque, 1994), historique (A. Caiozzo, Malpica Cuello), architectural (M. Corajoud ; Calatrava Escobar), littéraire (M. Collot 2005, 2011), géographico-culturel (Paul Claval, 1995 ; J. Bonnemaison, 2000), écopoétique (Pierre Schoentjes, 2015), philosophique (Berque, 2008) ou culturel (Lozano Bartolozzi, 2017).
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En suivant Augustin Berque, le paysage «ne réside ni seulement dans l’objet, ni seulement dans le sujet, mais dans l’interaction complexe de ces deux termes» (voir Augustin Berque, Cinq propositions pour une théorie du paysage, Seyssel, Champ Vallon, 1994, p. 6). Il précise que: «le paysage est une entité relative et dynamique, où nature et société, regard et environnement sont en constante interaction» (p. 7). Certes, les paysages de l’eau en Méditerranée n’acquièrent une «existence paysagère» qu’à condition qu’une «symbolique collective en fasse l’emblème d’une certaine identité» (pp. 6-7), et c’est ce qui nous intéresse concrètement dans ce volume.
Selon la définition de l’Unesco, les paysages culturels «témoignent du génie créateur de l’être humain, de l’évolution sociale, ainsi que du dynamisme spirituel et imaginaire de l’humanité» (Voir: whc.unesco.org/fr/paysagesculturels/). Peut-on alors concevoir les paysages culturels de l’eau sans prêter une attention particulière à leurs imaginaires?
En tant que siège de «notre identité collective», ces paysages culturels, «ces sites», Lisons-nous encore sur le site de l’Unesco, tantôt «renvoient à des techniques spécifiques d’utilisation des terres qui assurent et maintiennent la diversité biologique» (Ibidem), tantôt sont, toujours selon l’Unesco, «associés dans l’esprit des populations à des croyances, ainsi qu’à des pratiques artistiques et coutumières très fortes, témoign[a]nt», ainsi, «d’une exceptionnelle relation spirituelle entre l’homme et la nature» (Ibidem).
Par conséquent, ne devrions-nous pas alors, d’un côté, aborder du point de vue symbolique le lien de ces techniques ancestrales et figures patrimoniales (lavandières, paludières, «aguadores», «cenacheros», ramasseurs/euses de coquillages, etc.) à l’eau?
Et de l’autre, les paysages de l’eau ne peuvent-ils pas être envisagés précisément dans leur capacité à exprimer une «relation spirituelle» et «symbolique», cette symbiose ancestrale de l’être humain avec la nature?
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Ce numéro consacré aux «Paysages de l’eau en Méditerranée» se propose justement d’aborder les paysages dans une aire géographique méditerranéenne allant des côtes espagnoles, italiennes, françaises, grecques ou du nord de l’Afrique, en amont jusqu’à la source de leurs fleuves et rivières, dans un axe temporel remontant du xixe siècle jusqu’à nos jours.
En effet, les voyageurs romantiques ne furent pas les seuls à apporter des témoignages de leurs parcours inspirés des paysages de l’eau : des femmes voyageuses, peu célèbres et peu lues, ont également contribué à nourrir un imaginaire de l’eau qui perdure aujourd’hui.
C’est justement en abordant toutes ces revisitations et recréations artistiques (littéraires, picturales, filmographiques, ludiques, etc.) de l’aire méditerranéenne que le rôle joué par l’imaginaire de l’eau (très souvent négligé) dans la préservation patrimoniale du paysage peut contribuer à sceller son identité.
L’étude transversale et interdisciplinaire des paysages méditerranéens de l’eau et des productions artistiques et littéraires qui exploitent en profondeur leurs imaginaires permettent de mieux les définir comme paysages culturels.
Dans la perspective mythocritique de Gilbert Durand – une approche qui renoue avec la vocation profonde et première des Cahiers internationaux de symbolisme –, l’article de Chao Ying Durand-Sun, qui inaugure le volume, démontre que le dragon en Méditerranée et en Chine constitue un élément archétypique universel – d’un côté, le combat du saint sauroctone contre la Tarasque, étroitement liée à l’eau néfaste et destructrice, et de l’autre, le dragon chinois polyvalent, synthétique et bénéfique.
Pourtant ces monstres différents – et les légendes ou récits qui leur sont associés – révèlent sous l’étude comparatiste de Mme Durand-Sun qu’ils partagent au moins quatre ou cinq mythèmes. En effet, bien qu’inscrits respectivement dans le régime diurne (la Tarasque) et le régime nocturne (le dragon chinois), ce mythe universel montre combien l’esprit est apte et «doit» passer d’un régime à l’autre sous peine de s’aliéner (Durand).
C’est aussi à partir d’une analyse mythocritique durandienne, mais aussi écopoétique et écoféministe, que María Flores-Fernández explore la réminiscence des déesses Vénus et Diane dans les baigneuses de Juliette Roche, en particulier à travers son tableau intitulé Femmes au bain, datant de 1918, qu’elle replace dans le contexte de la valorisation des images matricielles de la femme-eau par les peintres de la fin du XIXe et début du XXe siècles.
Morgane Lebouc explore, à travers les mêmes voies ouvertes par l’écoféminisme et par l’éthique du care, la façon dont Madeline Miller revisite l’Odyssée du point de vue de Circé dans son roman éponyme ; elle substitue aux héros masculins du bassin patriarcal méditerranéen, un nouvel archipel mythique où les figures féminines – dont Pénélope et Circé, confinées dans leurs rôles de subalternes chez Homère – prennent le devant pour tisser un nouvel imaginaire.
Dans une perspective également durandienne, Mercedes Montoro Araque, sonde les ramifications symboliques du célèbre vase de l’Alhambra de Grenade, créé par les Nasrides au XIVe siècle, en particulier dans l’œuvre de Federico García Lorca. Géosymbole aquatique et féminin, ce vase est intimement lié aux paysages culturels de l’eau grenadiens.
L’Écoféminisme et la mythocritique sont aussi les fondements de l’étude de Nadège Palma García concernant la résurgence de Gaïa, la Grande Mère, dans l’art contemporain à travers les mythèmes et symboles qui lui sont attachés : terre, arbre, eau, récipient, maternité.
Dans une tout autre thématique, au bord des côtes, la symbolique des phares est étudiée par Anne-Hélène Quéméneur. De l’Écosse aux Cornouailles et de la Bretagne à la Méditerranée, elle souligne la fascination qu’ils ont exercée qui explique leur présence dans la littérature européenne; leur isolement et leur résistance dans le combat contre les éléments déchaînés sont autant d’attributs alliés à celui du guide qui sauve des ténèbres les marins en détresse.
L’article de Diana Rodová s’attache aux récits de voyage au cœur de la Méditerranée, le long des côtes espagnoles et maghrébines, de deux écrivaines, Sophia Barnard et María Star (Ernesta Stern), respectivement au début et à la fin du XIXe siècle, à une époque où les voyages entrepris par les femmes étaient encore rares.
Quant à Sofia Tabari, elle décrit les paysages culturels de l’eau à Alger à partir de peintres-paysagistes, principalement Adolph Otth, au XIXe siècle, et Mohamed Racim, au XXe siècle, qui peignent les forteresses de la ville en bord de mer, mais aussi les monuments – fontaines, citernes et autres réserves d’eau – destinés à préserver et répartir l’eau en ville et aux alentours d’Alger.
Dernier article de cette étude monographique, celui de Natalia Vela Ameneiro démontre que, de la Polynésie française aux Côtes de l’Andalousie, les marins ont depuis la nuit des temps éprouvé la nécessité de reproduire des rites pour consacrer les embarcations et protéger leurs voyages. Les similitudes entre rites polynésiens et phéniciens sont troublantes. Alors que les premiers ont laissé peu de traces, certains éléments des rites phéniciens ont été transmis par syncrétisme dans quelques figures chrétiennes protectrices des marins que l’on vénère encore de nos jours.
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Sous la rubrique «Varia», André Bénit a rassemblé divers témoignages et romans des écrivains Françoise Lalande et Daniel Soil qui ont vécu directement les événements du «printemps arabe». À l’analyse de ce corpus, s’ajoutent les mises en scène de la révolution tunisienne par le Théâtre Croquemitaine et l’Association Ado+.
Une deuxième contribution, celle d’Aglaé Boivin aborde les limites de la lecture à l’aune de l’illisibilité, en s’interrogeant sur l’impossibilité inhérente au geste de lire de reconstituer la totalité du sens d’une œuvre. C’est dans cette perspective critique de la lecture qu’elle sonde les résistances du roman Le Désert mauve de Nicole Brossard.
Dans une perspective sémiotique, la contribution d’Emmanuel Yoro Gueye confronte les bâtiments scolaires traditionnels africains aux constructions en béton armé du colonisateur. L’analyse du langage plastico-iconique permet de montrer que l’architecture imposée par la colonisation concordait avec les projets visant à «civiliser» le territoire occupé.
Enfin, Kané Metou dénonce, à travers le recueil de poèmes Wandi Bla ! de Konan Roger Langui, la misère, après la colonisation, de la société ivoirienne en proie aux politiciens corrompus. Seule l’application de vertus cardinales – solidarité, tolérance, justice – pourrait engager le pays vers le développement.
Ces trois dernières contributions sont issues de communications proposées lors du colloque international «Résistance / Langage. Robustesse, Résistance, Réticence, Réserve» qui s’est déroulé à l’Université de Mons les 9 et 10 décembre 2021 sous l’égide de son Institut de recherche en sciences et technologies du langage (IRSTL) et de sa Faculté de Traduction et d’Interprétation (FTI-EII).
© Mercedes Montoro Araque, Martine Renouprez, revue Cahiers internationaux de Symbolisme n° 165-166-167, U Mons, 2023
Université de Grenade et Université de Cadix
Références bibliographiques
Berque (Augustin), Cinq propositions pour une théorie du paysage. Paris, Champ Vallon, 1994.
Berque (Augustin), La Pensée paysagère. Paris, Archibooks, 2008.
Bonnemaison (Joëlle), La géographie culturelle. Paris, Éd. du CTHS, 2000.
Caiozzo (Anna), Paysages et utopie. Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, 2019.
Caiozzo (Anna) et Foulon (Brigitte) (éd), Le jardin entre imaginaire, patrimoine et sociabilité. Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, coll. «Jardins & société», nº 3, 2018.
Calatrava Escobar (Juan) et Tito Rojo (José) (eds.), Jardín y paisaje. Miradas cruzadas. Madrid, Abada Editores, 2011.
Claval (Paul), La Géographie culturelle. Paris, Nathan, 1995.
Collot (Michel), La pensée-paysage : philosophie, arts, littérature. Arles, Actes sud, 2011.
Collot (Michel), Paysage et poésie. Du romantisme à nos jours. Paris, Corti, 2005.
Corajoud (Michel), Le paysage, c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent. Arles, Actes Sud, 2010.
Lozano Bartolozzi (Mª del Mar) et Méndez Hernán (Vicente), Paisajes culturales del agua. Cáceres, Universidad de Extremadura, Servicio de publicaciones/Ministerio Economía y Competitividad, 2017.
Maderuelo Raso (Javier), Paisaje y arte. Madrid, Abada editores, 2007.
Malpica Cuello (Antonio), «La canne à sucre dans le royaume de Grenade à la fin du Moyen Age». Dans Plantes et cultures nouvelles : En Europe occidentale, au Moyen Âge et à l’époque moderne. Toulourse, Presses universitaires du Midi, 1992.
Schoentjes (Pierre), Ce qui a lieu. Essai d’Ecopoétique. Paris, Wildproject, 2015.