Chœurs en exil, de Nathalie Rossetti et Turi Finocchiaro
Serge Meurant
Texte
Si tu vas aujourd'hui en Arménie, tu entendras chanter les fantômes. La réparation, c'est d'abord une question politique, une question de justice. Mais il peut y avoir aussi une réparation spirituelle qui donne des forces, de la patience.
Le long-métrage de Nathalie Rossetti et Turi Finocchiaro témoigne de la possibilité d'une telle réparation spirituelle, au-delà du deuil et du déni, cent ans après le génocide des Arméniens.
Pendant sept ans, ils ont suivi Aram Kerovpyan et sa femme Virginia dans leurs déplacements avec la chorale Akn qu'ils ont fondée pour transmettre les chants liturgiques arméniens aux communautés de la diaspora.
Leur rencontre avec le metteur en scène polonais, Jarek Fret de l'institut Grotowski à Wroclaw a été décisive dans la conception du film. Le théâtre Zar réunit des acteurs français, italiens, danois et polonais. Jarek a demandé à Aram et à Virginia d'accompagner les membres de sa troupe sur les lieux qui ont vu naître ces chants très anciens et qui gardent les traces du génocide. Commence alors leur Voyage en Arménie, pour reprendre le titre du précieux petit livre écrit par Ossip Mandelstam en 1931.
De ce voyage va naître une pièce de théâtre où s'exprime, à travers la musique, les mots et les corps, le souvenir brûlant de ce drame indicible et encore occulté.
C'est par de très beaux portraits que s'ouvre le film : ceux d'Aram et de Virginia. Ils nous initient au chant liturgique arménien. Aram a grandi à Istanbul. Il se souvient avoir fréquenté, comme tous les enfants de la communauté, l'église arménienne. Puis, adolescent, il s'en est éloigné. Ce n'est que plus tard, à Paris, qu'il rencontre le maître chantre de son enfance.
« J'ai vu, raconte-t-il, un vieux monsieur qui dirigeait le chœur et à ses mouvements de mains, j'ai reconnu le maître chantre de mon enfance. Je me suis attaché à lui et réciproquement. En 1992, je suis devenu à mon tour maître chantre. »
La personnalité d'Aram illumine le film par son charisme, son extraordinaire capacité à transmettre l'essence spirituelle non seulement du chant, mais d'une pensée vivante et communicative.
Le chant liturgique arménien était menacé dans sa forme traditionnelle parce qu'il fut déraciné et obligé à continuer sa vie en des terres d'accueil. C'est à Paris que la hiérarchie religieuse arménienne a permis qu'il soit conservé dans sa forme traditionnelle, durant des offices quotidiens.
Lors des répétitions de la chorale, puis à l'église, nous en comprenons mieux la spécificité.
« Chaque fois qu'on chante, dit Aram, il y a une attitude qui signifie que c'est à chaque fois la première fois. C'est un principe très important pour le chant liturgique. C'est du bourdon, de la basse continue, que jaillit le chant. C'est un moment d'extrême concentration, de grâce. »
La caméra en restitue la beauté, celle des visages, des mains et du corps habités par la prière.
Le vacillement des bougies, allumées devant les icônes, le recueillement des croyants, habitent ces images. La musique s'élève, se déploie scandée par les cymbales.
Tout au long du film, elle demeure présente, et se superpose comme un contrepoint sonore aux images du Bosphore, de la rivière, du désert.
Le documentaire est tissé de rencontres. À Istanbul, Aram présente à la compagnie de théâtre un ami turc, Altug. Ce journaliste et musicologue était un proche de Hrant Dink qui fonda en 1996 le journal Agos et fut assassiné onze ans plus tard.
« Il avait touché de plein fouet, dit son ami, le nerf très sensible du nationalisme turc. Son pouvoir de persuasion le fit considérer comme dangereux. »
Cet assassinat marque un tournant dans le regard porté par les Turcs sur le génocide arménien.
Si dans la diaspora, les Arméniens se sont focalisés sur la question de la reconnaissance de celui-ci, en Turquie c'est de manière aussi brûlante que la mémoire en resurgit, en particulier pour les paysans et les Kurdes dont les grands-parents ont soit été victimes du massacre soit, au contraire, en ont été les exécutants.
La question est posée de l'intériorisation par les générations suivantes d'une culpabilité demeurée cachée, ou d'un sentiment d'injustice. Les témoignages se succèdent, au cours du voyage, sur le silence conservé par les victimes jusqu'à aujourd'hui.
Virginia raconte l'histoire de sa grand-mère et de sa déportation. C'est la première fois qu'elle revient en Anatolie, la terre de ses ancêtres. Elle est bouleversée. Des récits semblables sont nombreux. Une amie d'Aram découvre que sa grand-mère était arménienne alors qu'elle l'avait caché jusqu'aux dernières années de sa vie. Elle se met alors à la recherche de cousins émigrés en Amérique. Elle écrit ensuite un petit livre où elle témoigne de sa déportation.
La famille d'une autre femme, du village d'Hintzor, a été massacrée. Avant le départ en déportation, elle a été confiée par son père à une famille kurde qui va l'adopter.
On appelle les rescapés arméniens « les restes de l'épée », expression éloquente, à la mesure du drame vécu.
Le voyage se poursuit, Altug, l'ami musicologue, sert de guide au petit groupe. C'est une traversée du désert. Ici les photographies anciennes de ce qui fut une grande ville aujourd'hui entièrement rasée :
« C'est une ville fantôme. Quand vous pénétrez à l'intérieur, vous ressentez une atmosphère étrange. En cent ans, une aussi grande ville a entièrement disparu. Il a fallu une terrible volonté de destruction pour aboutir à cela. »
Le grand écrivain russe, Vassili Grossman, décrivait, en 1961, dans son dernier livre, La paix soit avec vous les églises et chapelles arméniennes :
« Je trouve que les anciennes églises et chapelles arméniennes sont d'une construction parfaite. La perfection est toujours simple, toujours naturelle, la perfection, c'est la plus profonde compréhension de l'essentiel et son expression la plus accomplie. C'est le chemin le plus court, vers le but, c'est la démonstration la plus simple, la formule la plus claire. La perfection se caractérise toujours par son caractère démocratique, la perfection est à la portée de tous. »
Et ces mots montrent combien nous avons perdu, avec la destruction des églises, un patrimoine inestimable. Celles qui n'ont pas été totalement détruites ont servi de mosquée ou livrées au pillage, comme par exemple la plus grande église de l'Est de la Turquie qui, il y a une dizaine d'années, était encore intacte. Ces sites n'étaient pas protégés.
Ce qui avait frappé Grossman en arrivant en Arménie, c'était la pierre. Elle s'étend, dense, désolée, sans début et sans fin, travaillée par le temps. Aujourd'hui, le regard emporte l'image de ruines, causées par la main de l'homme, de l'Etat turc.
Nathalie Rossetti et Turi Finocchiaro ont accompagné ce voyage en Anatolie (l'Arménie historique), sans en fixer à l'avance l'itinéraire, confiants dans les rencontres qui mènent au but, avec patience et détermination.
La pièce de théâtre qui clôt le film répond au désir de Jarek Fret lorsqu'il affirme rechercher une forme qui, en frappant, brise et émeut, mais saura aussi embrasser l'homme, se serrer contre lui, l'attirer vers soi. À la sérénité ample, soutenue, des chœurs, répond la forme brisée jaillie d'un désert, incitant au partage de la mémoire du génocide arménien. Tout concourt ici à la prise de conscience spirituelle et à une réconciliation, celle qu'exprime Grossman lorsqu'il donne pour titre à son livre La paix soit avec vous.
Un long métrage documentaire réalisé par Nathalie Rossetti et Turi Finocchiaro, coproduit par Borak Films, les Productions du Lagon et Touch Films
Serge Meurant