Le film Hedi. Rencontre avec Mohamed Ben Attia et Majd Mastoura
Juliette Borel
Texte
Mohamed Ben Attia et Majd Mastoura sont venus présenter Hedi au FIFF, après avoir respectivement reçu le Prix de la meilleure première œuvre à Berlin et l’Ours d’argent du meilleur acteur.
Le film trace le chemin de découverte d’Hedi, un jeune vendeur de voiture tunisien qui se plie aux décisions de sa famille. Celle-ci contrôle sa trajectoire professionnelle et s’apprête à le marier. Mais Hedi rencontre Rim, une jeune femme émancipée dont il tombe amoureux. Un an après le printemps arabe, quand la Tunisie est travaillée par de profonds bouleversements, Hedi va lui aussi remettre sa vie en perspective.
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Cinergie : Vous avez vous-même travaillé dans la vente automobile, quelle est la part de projection autobiographique dans le personnage principal et son évolution ?
Mohamed Ben Attia : J’ai travaillé 12 ans dans une concession automobile, l’aspect autobiographique concerne donc principalement l’univers professionnel d’Hedi. Je connais bien la routine du travail, le porte à porte, les petites humiliations. Je dirais que le reste est purement fictionnel... Mais c’est toujours un peu facile de dire ça. Les gens qui me connaissent disent m’avoir reconnu dans l’un ou l’autre personnage. Baya, la mère d’Hedi, a par exemple une façon de parler, de prononcer, qui rappelle forcément un peu qui je suis. Mais moi, personnellement, je ne saurais pas le dire.
Cinergie : Ce personnage est donc d’une façon ou d’une autre influencé par votre vécu. Dans quelle mesure le choix de Majd pour ce rôle a fait évoluer Hedi ? Quant à Rym Ben Messaoud, qui porte le même prénom à l’écran et dans la vie, a-t-elle également influé sur son rôle ?
Mohamed Ben Attia : À l’élaboration du scénario, j’écris les dialogues en français. Puis je les retravaille avec les acteurs en arabe. Majd m’a beaucoup aidé dans cette phase de traduction, il m’a parfois orienté vers de nouvelles pistes. Majd et Rym ont aussi très vite établi une connexion particulière durant les répétitions. Ce que je voyais s’installer entre eux m’a permis de changer certains dialogues. J’ai supprimé des échanges finalement peu naturels.
Cinergie : Il y a une lecture très physique de la métamorphose d’Hedi, quelque chose de vraiment sensible sur son visage, d’où vient ce rapport au corps ?
Majd Mastoura : J’ai longtemps participé à un collectif d’art de rue qui donnait des cercles de poésie. Il faut avoir de la voix pour déclamer. C’est aussi dans ma nature de parler avec les mains. Il m’a fallu faire un sacré effort pour pouvoir contrôler ma voix, mon corps, pour arriver à être dans la peau d’Hedi le timide, l’éteint. On a répété presque un mois à Tunis dans un bureau, puis deux semaines sur les décors. Tout ce travail m’a mis dans l’univers du film, dans l’univers intérieur et physique du personnage. Le moment du tournage était un moment de perfectionnement. Mais l’essentiel était là dès la fin des répétitions.
Cinergie : Dans quelle mesure les personnages sont-ils représentatifs des postures individuelles prises par chacun dans la société ? Je pense par exemple aux personnages féminins qui peuvent paraître diamétralement opposés...
Mohamed Ben Attia : On me dit souvent que Rim, la femme dont Hedi tombe amoureux, et Khedija, celle qu’il est censé épouser, apparaissent diamétralement opposées. Mais je ne voulais pas créer un tel contraste. Il y a quelque chose qui relie tous ces personnages : ils ont tous du mal à assumer ce qu’ils sont. L’histoire d’amour aurait pu se passer avec Khedija. Seulement Hedi a trouvé une brèche en rencontrant Rim, il a pu alors voir sa vie différemment.
Cinergie : Pourquoi avoir choisi l’histoire d’amour comme moteur de l’émancipation psychologique et sociale d’Hedi ?
Mohamed Ben Attia : J’avais envie d’aborder la simplicité d’une histoire d’amour naissante, de parler d’un jeune couple qui peut s’embrasser et faire l’amour librement. Chez nous, les films ont longtemps montré la sexualité à travers la violence, l’inceste, le viol. Je voulais revendiquer une forme de naïveté. Mais je désirais aussi raconter, de manière non-frontale, l’après 14 janvier, 2011 et cette émotion, cette découverte de soi qui en a découlé.
Cinergie : Est-ce que la révolution était la condition nécessaire pour qu’Hedi puisse s’émanciper ?
Mohamed Ben Attia : Hedi est un peu introverti, il se caractérise par sa sensibilité, son regard observateur. Lorsqu’il parle de ce qu’il a ressenti pendant les journées de manifestations, cela reste très anecdotique. Pour moi, le courage de son émancipation n’est pas vraiment dû aux évènements de 2011. Mais Majd est d’un autre avis...
Majd Mastoura : La révolution tunisienne m’a touché, elle a influencé mes choix personnels. Une porte s’est ouverte chez les Tunisiens (peut-être pas chez tous) et a donné la possibilité de faire les choses autrement. Inversement, la révolution d’une société, la révolution collective, est composée de l’ensemble des petites révolutions individuelles.
Cinergie : Vous tournez votre premier long juste après la révolution, y-a-t-il un lien entre le passage du court au long et cette après-révolution ?
Mohamed Ben Attia : Pas directement, car je comptais déjà passer au long-métrage. Mais avant l’année 2011, je n’étais pas particulièrement engagé, je n’avais pas vraiment de conscience politique. Les événements m’ont passionné et ça m’a changé. Mes histoires, la manière de les raconter ont évolué d’elles-mêmes. Ça se sentait déjà dans mes courts-métrages, les deux derniers étaient nettement différents des précédents. J’arrive de plus en plus à savoir ce vers quoi j’aimerais m’orienter. Mais je ne souhaite pas aborder les problèmes politiques ou sociaux directement, je veux pouvoir raconter l’intime.
Cinergie : Narration intimiste, caméra à l’épaule et décor naturel, il semble y avoir une certaine filiation avec le cinéma des frères Dardenne qui sont vos coproducteurs. Comment s’est passée la collaboration ?
Mohamed Ben Attia : Une fois qu’on choisit un lieu, il faut pouvoir ouvrir les portes, et dire : « Voilà c’est sa chambre.» Plus on surcharge le film, plus on s’éloigne de sa vérité. Mais à aucun moment les Dardenne ne sont intervenus dans la mise en scène. Nous avons fait plusieurs séances skype, surtout avec Jean-Pierre. Ils se sont insérés dans le projet après l’écriture. Leurs questions, leur regard extérieur m’ont beaucoup aidé à interroger mes propres convictions, à fouiller plus encore le personnage, à me tester. Mes réponses vagues ont révélé de petites failles et m’ont permis de retravailler certains points, en particulier la fin.
Cinergie : Et en général, le paysage du cinéma tunisien a-t-il changé ?
Mohamed Ben Attia : Il a effectivement beaucoup changé. Avant on ne produisait que deux ou trois films par an, à présent, nous en sortons 16 ou 18. Il y a une grande liberté et une nouvelle sincérité, une absence de tabou, on ne se cache plus derrière des artifices ou des éléments symboliques pour faire passer un message. Ça se ressent nettement dans À peine j’ouvre les yeux par exemple.
Cinergie : Pensez-vous que la toile de fond de votre film ait pu jouer dans la nomination d’Hedi à Berlin qui est le premier film arabe a être entré en compétition depuis 20 ans ?
Mohamed Ben Attia : Je ne cache pas qu’au tout début, ça m’a fait un peu peur. On s’auto-flagelle parfois, par manque de confiance.
Bien sûr j’étais très content, mais je me posais des questions : est-ce que mon film tient la route ou est-ce dû à tous ces projecteurs pointés sur nous en ce moment ?
Je suis parvenu à apaiser mes doutes, puis j’ai été d’autant plus rassuré une fois là-bas : ils ont reçu beaucoup d’autres films venant de pays marqués par le printemps arabe et m’ont dit avoir choisi mon film pour sa simplicité, sa manière minimaliste de raconter une histoire d’amour sur laquelle vient se greffer le contexte social. Ils ont refusé l’effet de mode.
Cinergie : Pour finir, Majd, vous avez assisté à l’atelier "Génération Talents" au Fiff, que vous a-t-il apporté ?
Majd Mastoura : Nous devions travailler à partir du scénario d’un court-métrage déjà existant, que j’ai choisi de ne pas voir. Plusieurs séquences étaient tournées, avec, à chaque fois, une équipe de comédiens et un réalisateur différents.
Dans un second temps, nous devions jouer une scène devant une sorte de jury de directeurs de castings et d’agents d’acteurs belges, français, québécois...
Il n’y avait pas de projet, de véritable enjeu comme dans un vrai jury, c’était donc une sorte de casting blanc.
C’est aussi la première fois que je fais un travail de cette manière-là, dans l’urgence. Je n’ai fait que deux longs-métrages avec des réalisateurs qui savaient exactement ce qu’ils voulaient.
Là, nous travaillions entre jeunes, nous tâtonnions tous car nous n’avions que 45 minutes ou une heure pour faire connaissance, chercher ce qu’on voulait faire exactement. C’était un challenge amusant. Les échanges avec les professionnels du cinéma après les exercices de casting étaient aussi très intéressants. J’y ai fait de belles rencontres.