Interview d'Emilie Dequenne (film Chez nous)
Marceau Verhaeghe
Texte
Pour incarner le rôle principal de son petit dernier, Chez nous, Lucas Belvaux s'est porté sans hésiter vers Emilie Dequenne.
Notre compatriote, habituée des rôles de caractère, excelle particulièrement dans les emplois de femmes happées par une faille intérieure.
Outre sa mythique Rosetta, c'était notamment le cas de Jeanne, la Fille du RER, de Murielle dans À perdre la raison, et même de Jennifer, dans le précédent film qu'elle interprétait pour Lucas Belvaux Pas son genre.
Dans Chez nous, elle est Pauline, une jeune infirmière à domicile adorée de tous pour sa générosité, sa gentillesse et sa disponibilité. Sans expérience politique, elle est débauchée pour se retrouver candidate maire sur les liste du Bloc Patriotique, une formation identitaire et populiste où il est difficile de ne pas reconnaître le Front national de Marine Le Pen.
Un engagement difficile à accepter dans sa petite ville de Hénard, et difficile à comprendre pour le spectateur, tant il semble contradictoire avec le côté solaire de cette boule d'énergie positive.
Nous avons donc exploré, avec Emilie Dequenne, les ambiguïtés et les motivations de ce personnage sujet à controverses.
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Emile Dequenne : Je n'ai pas du tout pensé à la polémique en choisissant le rôle, mais plutôt au personnage, que je trouve décrit par Lucas de manière très juste. Pauline est quelqu'un auquel on peut très facilement s'identifier. On l'a décrite comme étant proche des gens, mais elle est les gens. Le fait que cette femme bascule du côté de ces dans sa profonde envie de changer les choses et d'aider son prochain, m'a profondément interpellée.
Aujourd'hui, les partis comme le Bloc Patriotique du film s’efforcent de faire oublier leur image de "vieux fachos", comme dit Berthier, le personnage joué par André Dussollier, mais le fond de la pensée n'a pas franchement changé. Personnellement, je me sens concernée par des personnes proches de moi, qui me ressemblent et qui, politiquement, d'un coup, me semblent étrangères, dans la mesure où ils me semblent capables d'oublier tout ce que sont les valeurs de fond de l'extrême droite. Je cherchais à comprendre comment des gens comme Pauline pouvaient en arriver là. Je trouvais que Lucas, à travers Pauline, avait réussi à répondre à mes questions. C’est ce qui m’a donné envie de le faire
Cinergie : Comment ne pas prendre en sympathie ce petit bout de femme toujours en mouvement entre ses patients, son père, ses enfants, ses amis, sa vie sociale, et qui s'échine à tout faire tenir ensemble ? Mais en même temps, on ne comprend pas pourquoi elle va s'engager là dedans. On a l'impression qu'elle n'a aucune culture politique, alors qu'elle est la fille d'un syndicaliste qui a passé 40 ans à militer, notamment contre ce genre de peste.
E. D. : C'est un fait, elle n'a pas une très grande culture politique, et surtout, elle a une vie telle entre ses enfants, ses patients, son père etc., qu'elle n'a pas le temps. Pauline, à la lecture telle que je l'ai découverte, je voulais qu'elle soit proche des gens, aimée, aimable, aimante, mais il y a chez elle une fatigue très présente. J'avais envie qu'on sente le poids de ce monde qu'elle porte sur les épaules. En revanche, elle est proche des gens. Elle entend des choses, et elle est dévouée, c'est le trait fondamental de son caractère. Et c'est son dévouement qui fait qu’elle va s'engager. Les partis populistes ont cette tactique de ne jamais réellement parler de politique en fait. "On s'en fout du programme", dit Berthier. Il y a cette stratégie presque sectaire qui consiste à aller chercher l'individu, de le mettre en avant sur un piédestal et de le faire passer pour un sauveur, mais c'est son dévouement qui fait que quand on fait appel à elle en tant que sauveur, elle bascule. Quand elle s'engage là dedans, elle n'a aucune idée de ce que cela peut représenter politiquement. Avant tout, elle pense sincèrement se présenter là pour les gens.
C. : Est-ce qu'il n'y a pas une autre raison à son engagement. Est-ce que les relations un peu troubles qu'elle entretient pour le docteur Berthier ne vont pas aussi jouer un rôle ?
E. D. : Mais évidemment ! C'est quand même son mentor et quand il lui dit : "On a besoin de toi, c'est toi qu'on veut...," forcément elle y va. C'est logique.
C. : Fameux personnage, ce Berthier ! C'est la beauté du diable...
E. D. : Effroyablement magnifique.
C. : ...interprété en plus par un comédien à la stature extraordinaire qui brille vraiment dans l'ambiguïté de ce rôle et vous donne une formidable réplique. Comment cela se passe-t-il quand on se trouve face à un personnage pareil, interprété par un comédien de cette trempe ?
E. D. : Mais cela ne peut se passer que bien. Déjà, André est quelqu'un de délicieux dans la vie, qui est extrêmement travailleur, et qui est présent quand vous êtes avec lui. Je me suis régalée. Dans la scène du dîner où, pour la première fois, il aborde Pauline pour lui proposer de les rejoindre, il avait de sacrés morceaux. Moi, en face de lui, j'étais au cinéma. C'est fabuleux.
C. : Et Lucas Belvaux ? C'est un metteur en scène pointilleux, exigeant, ou bien qui vous laisse faire, et dans quelles limites ?
E. D. : C'est très difficile d'expliquer le rapport avec un metteur en scène. En plus, c'est le deuxième film qu'on fait ensemble donc on a développé une façon de travailler tous les deux, un langage commun qui est plus facilement mis en place... Et je trouve qu'il a une telle façon d'écrire que, dans son écriture, il nourrit déjà énormément l'imaginaire de l'acteur. Je sais très facilement en liant le scénario ce qu'il projette. Et j'ai l'impression que nos projections se rejoignent.
Après, il sait quand même précisément ce qu'il veut. Je pense jouir d'une grande liberté avec Lucas, mais de manière très encadrée. Jusqu'à présent, nos idées se sont toujours rejointes, donc je n'ai jamais été confrontée à une divergence de point de vue sur le personnage avec Lucas. Pour l'instant, c'est très facile la manière dont cela se passe avec lui.
C. : De votre point de vue, vous avez fait un film politique ?
E. D. : Oui bien sûr. En tous cas, un film engagé. Je n'imagine pas participer à un film sans m'y engager à 100%. Ici, Lucas a touché quelque chose de très important chez moi, qui résonne énormément par rapport à mon histoire, mon éducation, mon enfance. Pour moi, ce n'est pas envisageable de voter pour un parti d'extrême droite et il n'y a pas si longtemps, ma réaction aurait été la même que celle du père de Pauline : viscérale, impulsive, épidermique.
Alors que grâce à ce film, et grâce à Lucas, je me sens mieux armée, plus à même d'avoir un discours construit, argumenté, démocratique pour en parler avec qui je veux. Je pense à mes enfants aussi. J'ai hâte que mes enfants le voient, j'ai hâte que beaucoup de personnes le voient parce que je trouve qu'il participe vraiment à donner de la matière, du fond et du sens au débat démocratique.
Je pense que le film s'adresse aux gens comme Pauline, en fait. Des gens qui sont plein de bonnes intentions, qui n'ont pas le fond raciste ou la peur de l'autre, mais qui sont plutôt dans une forme de désarroi. Aujourd'hui, rien de plus facile pour un parti de ce genre de récupérer tous les déçus. On nous répète à longueur de journée que ces partis ont changé, qu'ils sont plus présentables : non! Peut être en surface, mais dans ce genre de parti, on retrouvera toujours des manipulateurs abominables comme Berthier, des skinheads dont on ne voit pas comment ils pourraient voter pour autre chose que l'extrême droite, des gens profondément haineux de l'autre comme Nathalie, la copine de Pauline. Le film est aussi une façon de le rappeler, de dire à tous ces gens désorientés : "Vous n'imaginez pas être raciste avec la volonté d'exclure, vous êtes juste un citoyen dépité qui en a ras-le-bol, mais sachez qu'à côté de vous, il y a ces personnages qui vont voter pour la même chose que vous !" Là dessus, c'est important de tirer la sonnette d'alarme.
C. : Comment prenez-vous les critiques qui ont été lancées sur le film par l'extrême droite et qui ont quand pas mal été relayée par la presse ?
E. D. : Ce ne sont pas des critiques. Moi j'adore les critiques quand elles sont constructives et que les gens qui les font savent de quoi ils parlent mais ici, ces gens n'ont pas vu le film. Ils parlent d'une idée de ce qu'ils croient être le film uniquement sur base d'une bande annonce. Le film fait deux heures, la bande annonce fait 2 minutes, c'est vous dire le niveau. En fait, ces gens ne parlent pas du film, ils s'en servent juste pour se faire mousser, pour adresser à leur électorat un message. C'est une technique de communication. Ceci dit, cela a été une excellente promo pour le film. Il est passé d'une notoriété zéro à une notoriété internationale en quelques minutes. Il a été acheté dans plein de pays grâce à cela. Merci messieurs dames.
C. : Avez-vous eu l'occasion d'assister à des projections où un dialogue avec le public est possible ?
E. D. : Souvent, on présente le film avant et on ne revient pas après, malheureusement. Mais cela arrive parfois, et les débats sont intéressants. Les questions vont surtout à Lucas qui maîtrise très bien son sujet. Bien sûr, je sais pourquoi j'ai fait le film et ce que j'en pense, mais lui, il l'a écrit, il l'a conçu, il l'a fabriqué, et c'est toujours plus intéressant avec lui. Ceci dit, les réactions sont positives, et c'est plutôt agréable. Les gens sont bouleversés. Ce n'est pas un film qui laisse indifférent. On ne peut pas dire qu'aller voir ce film, cela vous fait sortir de la salle avec une patate d'enfer. En revanche, c'est une histoire qui vous reste dans la tête longtemps après l'avoir vue. Et moi, j'aime les films qui vous font quelque chose.
© Marceau Verhaeghe, 2017