Une Théorie qui tient debout
David Hainaut, Tom Sohet
Texte
Plus de deux ans après une première saison remarquée, La Théorie du Y [websérie fiction 2017-2019] vient de mettre en boîte une nouvelle salve de dix épisodes, aux quatre coins de Bruxelles.
Cette série courte – 6 à 7 minutes par épisode –, née d'un appel à projets de la RTBF, est en fait une lointaine déclinaison d'un travail de fin d'études de l'IAD sur une thématique délicate et peu abordée (la bisexualité), imaginé par une jeune comédienne, Caroline Taillet, qui s'est mué par la suite en une pièce de théâtre.
Épaulée par un autre néophyte (Martin Landmeters) à la réalisation, ce projet original a permis de révéler quelques jeunes talents, cette troupe étant emmenée par Léone François, qui incarne le personnage d'Anna, une jeune fille en quête de son identité sexuelle.
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Face à la gare du Midi, c'est dans un célèbre bâtiment de la capitale et de la bande-dessinée, à savoir celui du Lombard dominé par les têtes de Tintin et Milou, que se tourne la dernière des quinze journées de La Théorie du Y. Plus exactement au 3e étage, un open space – censé représenter une agence dans le récit - faisant office de décor du jour pour une poignée de personnages, dont Léone François, alias Anna, la comédienne principale. Sur les visages de la jeune équipe, la concentration se lit, alors que les prises s'enchaînent à un rythme soutenu. Mais le climat reste détendu. "Nous sommes fatigués mais contents !", commente d'emblée le duo bien huilé de réalisateurs, formé donc par Caroline Taillet et Martin Landmeters. "Pour cette deuxième saison, qui ne s'inscrivait cette fois plus dans le cadre d'un concours, notre seule exigence était d'avoir plus de temps. Pour l'écriture, la préparation et la post-production", explique Landmeters. "Dire qu'on serait plus posé serait un grand mot", complète avec le sourire Taillet, "Mais tout n'arrive plus en même temps comme lors de la première saison, où nous tournions en journée et montions en soirée, en oubliant presque de dormir!"
Une série "millionnaire"
Petit retour en arrière. En avril 2017, suite à la sélection du pilote par le public, la RTBF démarre la diffusion de La Théorie du Y, lauréate d'un appel à projet offrant alors une première enveloppe de 100 000 euros. Très vite, la mini-série fait mouche : en festival (sept prix en Angleterre, Brésil, France, Suisse...), sur le net (Facebook, Youtube, Auvio) et en télé (RTBF), cumulant plus de deux millions et demi de vues (!), au point même que certains fans la sous-titrent... eux-mêmes, de quoi l'internationaliser.
Les raisons du succès de cette adaptation d'une pièce théâtrale éponyme ?
Un thème tabou - et en vogue - auprès des jeunes mais rarement traité en fiction (la bisexualité), une histoire tenant bien la route, des acteurs convaincants et une réalisation soignée.
"Pour nous, c'était déjà incroyable de faire une saison, donc jamais nous n'avions imaginé une deuxième !", concèdent ses créateurs. "Sans quoi nous ne l'aurions pas clôturée en l'imaginant à Berlin, même si cela avait un sens dans l'histoire. Mais voilà, la RTBF nous a proposé de continuer avec un budget doublé [NDLR: le Tax Shelter ayant cette fois pu passer par là], bien qu'on reste dans une économie fragile. On a alors envisagé une suite, facilitée il est vrai par notre crédibilité acquise."
Un bonus financier qui a permis de mieux anticiper les choses, de l'écriture aux choix des décors, en passant par les castings ou les répétitions. Une aubaine pour ces perfectionnistes que sont Taillet et Landmeters.
"Si la websérie s'assimile encore à du bricolage, nous, on prépare ce projet comme s'il s'agissait d'une vraie série". Outre le peaufinage du scénario, les auteurs ont aussi voulu creuser davantage certains personnages, tels Malik, ce gay maghrébin bruxellois incarné par Salim Talbi, ou Lucie, jouée par Violette de Leu.
Taillet ajoute encore : "Si à la base, je voulais parler de bisexualité parce que cela m'intéresserait et que cela manquait dans le paysage, au final, toute la jeune génération peut s'y retrouver". "Et même plus encore", ajoute Landmeters. "Car on aborde des thèmes universels, et on parle avant tout d'amour !"
Léone François, une révélation
Pilier de la série, son actrice principale, Léone François, se prête elle aussi volontiers au jeu de l'interview, entre deux prises. Avec la même prestance qui la caractérise à l'écran. À son tour, la comédienne de vingt-huit ans évoque les nuances avec la première saison.
"Comme acteurs, quand on tourne les débuts d'un projet, c'est plus difficile car on ne sait pas très bien où l'on va, ni qu'elle va être l'esthétique, etc... Mais les nombreux retours encourageants des spectateurs, virtuels ou non, nous ont vite rassurés et même motivés encore plus! Alors oui, le rythme reste très élevé, il y a beaucoup de séquences de jeu et les contraintes de décor font que nous ne tournons rien chronologiquement. On doit donc veiller à toujours bien rester dans la trajectoire du personnage, pour éviter le moindre anachronisme."
Vue auparavant dans Typique, une autre websérie ertébéenne à succès qui lui a permis de dénicher un agent à Paris, cette fille d'artistes plasticiens et diplômée de l'IAD, est loin d'être une novice, puisqu'elle joue au théâtre depuis ses 5 ans. En fiction, elle est apparue entre autres dans un épisode de la série Meurtres à..., coproduite par France Télévision et la RTBF. Mais sa carrière a jusqu'ici surtout été orientée sur scène.
"Si j'adore les tournages et que je passe des castings en ce moment-même, le théâtre m'a proposé plus de rôles intéressants. Mais ce rôle élargit les horizons. Et il m'instruit, même si je suis encore extrêmement choquée quand j'entends certains propos, beaucoup de personnes ayant une idée encore préconçue de la bisexualité, en pensant à tort qu'il s'agit de gens n'ayant pas su choisir "leur camp". Puis, c'est important de mettre cela en avant à travers un personnage féminin, les premiers rôles de femmes restant encore rares."
Diffusion à l'automne 2019
Produits par la société Narrativ Nation (Lucas Etc...), qui a pris le relais de Roule Libre au terme de la saison 1, ces dix nouveaux épisodes ont été tourné entre le 28 mai et le 17 juin en région bruxelloise (Auderghem, Marolles, Schaerbeek, Saint-Josse...). Ils sont également interprétés par un mix de jeunes acteurs formidables (Emilien Vekemans, Tara Beckers, Noémi Knecht, Arber Aliaj, Nancy Nkusi,...) et confirmés, tels Gabriel Da Costa – recrue d'Even Lovers Get The Blues -, Laurent Caron, Ben Hamidou, Esther Aflalo ou Jean-Marc Delhausse (...). Leur diffusion est prévue pour l'automne, en marge d'une exposition de photos accompagnée de témoignages audio, construite sur les clichés encore existants sur la sexualité.
"Ce sera une prolongation à la série, histoire d'apporter en vrai de la matière concrète sur le sujet", détaillent Taillet et Landmeters. Mais d'ici là, la troupe (re)fera un crochet sur les planches, puisque la version théâtrale de La Théorie du Y se baladera en juillet au prestigieux Festival d'Avignon.
Bref, une Théorie loin d'avoir fini de faire parler d'elle...
© David Hainaut, Tom Sohet, revue en ligne Cinergie, Bruxelles, 2019