© 2015, Josse Goffin, Regard à gauche

Sur la plage, abandonnés. L’Ennemi, film de Stephan Streker, 2021

Grégory Cavinato

Texte

Louis Durieux (Jérémie Rénier), le plus jeune député de Belgique, est un idéaliste voué à une brillante carrière, qui, lors de ses discours, exprime sa haine du manichéisme et son rejet du politiquement correct.
Dans la vie, Durieux est un homme impulsif, sanguin et alcoolique, qui aurait tendance à donner raison à l’adage qui dit que «tous les hommes de pouvoir sont tordus».
Il vit une passion volcanique avec Maeva (Alma Jodorowsky), qu’il a épousée sur un coup de tête, fasciné par sa beauté.

Après une nuit de beuverie et de disputes le long de la plage d’Ostende, Louis se réveille dans leur chambre d’hôtel et trouve Maeva morte dans la salle de bain, la tête enveloppée dans un sac en plastique. L’a-t-il assassinée ou s’est-elle suicidée? Lui-même ne le sait pas.



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Inspiré d’un célèbre fait divers (l’affaire Bernard Wesphael), L’Ennemi épouse le point de vue d’un homme… qui n’a aucun point de vue sur le drame, frappé d’une amnésie due à la consommation d’alcool et de drogue. Les caméras de surveillance de l’hôtel, seuls témoins de la scène, montrent le couple en train de se malmener avant le drame, mais ces images peuvent être interprétées de plusieurs façons et ne prouvent pas la culpabilité de l’accusé.

Stephan Streker prend le parti de montrer ce que Durieux éprouve tout en ignorant ce qui s’est réellement passé (le spectateur, comme Louis, ignore s’il est coupable). Le cinéaste questionne le concept juridique d’«intime conviction» utilisé pour condamner un accusé, tout en ressassant les souvenirs épars de cet homme brisé, qui est son pire ennemi.

Qualifiant son film de «thriller de l’intime», Streker fait le portrait d’un personnage tantôt héroïque, tantôt détestable et pose la question: «Peut-on réellement se connaître soi-même?».

Subtilement, dans les dialogues, il tacle le phénomène de condamnation immédiate par la mauvaise presse et les réseaux sociaux, où les conclusions hâtives sont définitives, où tout est tout noir ou tout blanc – le grand mal de notre époque.

L’Ennemi est un film situé de A à Z dans des zones de gris, qui tente de montrer la complexité de l’être humain, qui ne peut jamais être résumé à quelques dires ou à certains faits.



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Une des bonnes idées du script consiste à confronter Durieux à une série de personnages secondaires a priori sans importance, mais qui vont finalement se montrer plus matures que lui, qui vont le désarçonner ou le remettre à sa place.

Son fils (Zacharie Chasseriaud), à peine sorti de l’adolescence, lui passe un savon lors d’une séquence mémorable tout en lui montrant son soutien et son amour indéfectibles.

Son avocate et confidente (Emmanuelle Bercot) l’aide à ne pas s’incriminer davantage.

Son compagnon de cellule (Félix Maritaud) devient son meilleur ami, tandis qu’un détenu flamand philosophe (Sam Louwyck) va l’aider à survivre en prison.

Des personnages qui, ailleurs, ne seraient que des stéréotypes, mais qui, ici, notamment grâce à des dialogues de qualité, confèrent une grande richesse au récit et enrichissent les thématiques abordées.



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Physiquement transformé (amaigrissement spectaculaire, front dégarni), Jérémie Rénier trouve ici l’un de ses rôles les plus marquants, avec un regard si intense, voire effrayant, qu’il peut signifier la passion extrême, la folie suicidaire ou encore le remords.

Avec seulement une poignée de scènes, Alma Jodorowsky arrive à faire exister un personnage qui aurait pu se résumer à sa beauté renversante. Maeva est une de ces femmes qui peuvent rendre un homme fou d’amour d’un simple regard, certes, mais derrière les scènes de sexe et de disputes conjugales intenses, on ressent également toute la force de son sourire, notamment lors de la scène inaugurale où elle entonne Un jour, tu verras, la chanson de Mouloudji, avec une douceur infinie.

Streker soigne la forme et confère par moments à son film une dimension purement fantastique, notamment par l’utilisation des masques de James Ensor et par sa manière de filmer cette plage et ce grand hôtel, décors mélancoliques, comme des endroits où la vie se termine, à la fois étranges, funestes et romantiques.

 


© Grégory Cavinato, site Cinergie, janvier 2022


Metadata

Auteurs
Grégory Cavinato
Sujet
film L'Ennemi. Stephan Streker. 2021. Belgique
Genre
Chronique cinéma
Langue
Français
Relation
Revue-site Cinergie, janvier 2022, Bruxelles
Droits
© Grégory Cavinato, site Cinergie, janvier 2022