Le secteur audiovisuel belge francophone arrive à un tournant de son histoire
David Hainaut, Vinnie Ky-Maka,
Texte
«Le secteur audiovisuel belge francophone
arrive à un tournant de son histoire»
Jean-Yves Roubin
Président de l'Union des Producteurs de Films Francophones (l'UPFF) et fondateur en 2007 de Frakas Production (Grave, Inexorable, Les Blagues de Toto, Seule à mon mariage...), Jean-Yves Roubin militait depuis des années – comme d'autres – à l'augmentation du budget de la Commission du Film du Centre du Cinéma de la Fédération Wallonie-Bruxelles, ce qui n'avait plus eu lieu depuis onze ans.
Une voix entendue par la Ministre Bénédicte Linard qui, en janvier 2023, a annoncé un supplément de deux millions d'euros pour cette entité, portant le total de celui-ci à douze millions.
Rencontre avec le président et producteur Jean-Yves Roubin, dans ses bureaux liégeois.
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Cinergie: En apprenant ce refinancement de la Commission du Film, on imagine que vous avez poussé un ouf de soulagement?
Jean-Yves Roubin: Oui, même si ces deux millions couvrent simplement l'indexation et ce qu'on subit pour le coût d'un tournage. Soit l'augmentation des frais généraux, du coût de la vie, de l'énergie, des prestataires, des techniciens ou de la location du matériel. Donc, on doit continuer à demander... plus! D'autant qu'on a fait une étude à l'Union des Producteurs, et on s'est rendu compte que pour une série, un euro dépensé en Fédération Wallonie-Bruxelles en rapportait six. Et pour un film, neuf à dix fois plus! Tout ça reste du win-win. Notre cinéma a donc bien un système de financement extrêmement pérenne, qui arrive à s'auto-réguler avec les dépenses faites sur le territoire de la Fédération. Et donc, de l'État belge.
C.: En d'autres mots?
J-Y.R.: Pour un producteur étranger, notre système reste très intéressant globalement. Avec les aides de la Fédération et des Régions, on peut financer 50, 60 voire 70% des dépenses d'une œuvre. Le souci est que notre pays est extrêmement cher au niveau de son coût salarial – presque similaire à la France –, avec des charges sociales gigantesques. Donc, sur certains films, des producteurs comme nous pouvons juste apporter du Tax Shelter. Chez Frakas, on perd même des projets, car en additionnant les frais, cela revient toujours moins cher de les tourner dans un pays de l'est, où la pression salariale est plus faible. On a encore eu le cas récemment, en loupant un projet – que je préfère ne pas citer - qui aujourd'hui, est plusieurs fois nommé aux Oscars.
C.: Le Tax Shelter justement, qui finance près de 40% des productions belges: certains, dans le secteur, nous parlent d'un déséquilibre grandissant, avec de l'argent allant plus vers des projets étrangers que belges...
J-Y.R.: Ce Tax Shelter, il faut l'appréhender. L'idée, en le créant il y a vingt ans, était de booster l'industrie et des talents belges. Et je ne pense pas que depuis, un film majoritaire belge ne soit pas passé par ce système. Mais on ne doit pas casser du sucre sur le dos des films minoritaires, car ils font tourner l'industrie: des studios de post production aux acteurs, en passant par les techniciens.
Le Tax Shelter reste donc essentiel, quand on observe le développement de sociétés, comme Frakas. Ici, on développe beaucoup de films majoritaires, en co développant ou en co produisant des projets étrangers. Comme Grave ou Titane, qui ont permis de mettre en avant des techniciens belges. Je songe à Laurie Colson, la directrice artistique de ces films de Julia Ducournau, et qui fera sans doute le troisième.
Tout ça crée des interactions avec nos talents. Du moins, quand ils sont disponibles car en ce moment, un autre gros problème, c'est qu'on manque cruellement de techniciens!
C.: Une problématique connue depuis un moment, car vous n'êtes pas le premier à nous le dire...
J-Y.R.: Or, ce souci pourrait se régler par de la formation. Mais dans cette Belgique complexe, qui pourrait s'en charger? Les Régions? La Fédération? Je l'ignore, mais concrètement, c'est très embêtant, car il faut parfois plus de six mois pour constituer une équipe. Le pire, c'est qu'on doit parfois refuser des films aussi à cause de cette pénurie de personnel (régisseurs, administrateurs de production, techniciens...)
C'est une réalité: comme producteurs, on vit avec une pression énorme tant pour les salaires que pour les disponibilités de personnes, parce qu'il y a beaucoup de projets (films, séries...) en Belgique qui se font avec ce Tax Shelter: c'est positif bien sûr, mais le paradoxe, c'est qu'on est là face à un problème d'emploi.
C.: Et un risque de fuite de talents vers l'étranger, comme vous l'avez déjà déclaré?
J-Y.R.: La fuite des talents, elle a déjà eu lieu, vu le marché ou le non-marché qu'on a ici. Ce que je redoute aussi, c'est que les auteurs ne trouvent pas assez d'argent ici et se retournent vers la France, où il y a pléthore de fonds. C'est toujours un danger qui nous pend au nez.
C'est extrêmement compliqué de trouver des scénaristes libres, qui ne sont pas en train de bosser en France ou pour une plateforme.
On doit y réfléchir, car il ne faudrait pas qu'on se retrouve avec des auteurs belges mis en avant pendant des années grâce à des séries à succès, et qui se barrent en France! Il y a donc aussi une obligation politique de songer à bien aiguiller où va l'argent. Même si, certes, il y a des évolutions.
Je m'en suis rendu compte en participant à une table ronde fin d'année dernière au Festival de Comédie de Liège, avec plusieurs auteurs.
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C.: Récemment, André Buytaers, le président de Pro Spere («L'association des associations»), prédisait un boom économico-culturel pour la Fédération Wallonie-Bruxelles, dans un futur proche. Vous partagez son avis?
J-Y.R.: On travaille beaucoup avec Pro Spere, notamment sur des dossiers comme le décret SMA (NDLR: le décret obligeant les plateformes à contribuer à la production locale) ou le nouveau contrat de gestion de la RTBF (NDLR: qui offrira 62% de plus aux producteurs indépendants, dans les cinq ans à venir).
Vous savez, on assiste à des changements importants dans le monde, avec des approches différentes des publics.
Et en Belgique francophone, on arrive à un moment crucial, et le message qu'on essaie de faire passer au monde politique, c'est de dire que c'est maintenant ou jamais que les décisions importantes doivent se prendre. Dans deux ans, il sera trop tard. On doit agir et réfléchir ensemble pour arriver à ce tournant décisif, tant dans la production que le développement de projets en Fédération Wallonie-Bruxelles.
C.: Et d'ainsi poursuivre l'évolution du cinéma belge francophone, dont l'essor a véritablement commencé en 1999, suite à la Palme d'Or de Rosetta?
J-Y.R.: Totalement. Notre notoriété a explosé à partir de là, il y a près de vingt-cinq ans. Bon après, on a eu cette image de cinéma social hyper-réaliste qui a un peu collé à la peau des producteurs (sourire) et même des auteurs, mais n'oublions pas que ça a fait naître de grands réalisateurs. Les Dardenne ont influencé des gens comme Joachim Lafosse ou Christophe Hermans! Mais le cinéma belge qu'on offre à l'international et auprès de notre communauté évolue encore, en prenant différents chemins, de la comédie aux films de genre, avec des projets un peu plus grand public. C'est une évolution logique, cohérente et saine dans notre histoire.
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C.: Chez Frakas, votre ligne éditoriale reste donc de combiner films nationaux et internationaux?
J-Y.R.: Oui. Le secteur a beaucoup changé ces derniers temps, mais on a depuis toujours un large focus international. Pas qu'avec des coproductions minoritaires, mais aussi avec des films qu'on développe avec le Canada ou l'Irlande. On travaille aussi avec des réalisateurs établis, comme Michael R. Roskam, avec qui on va faire Le Faux Soir, qui se passe pendant la Deuxième Guerre mondiale.
Se tourner vers l'étranger reste pour moi obligatoire. Chez Frakas, on garde le film du genre au centre. Depuis Grave, tout le monde parle de ce type de films, mais quand on s'est lancé, c'était loin d'être évident! Puis on mise sur des films d'auteur, comme ceux de Marta Bergman (Seule à mon mariage) ou de Marion Renard (Blood Makes Noise), des réalisateurs comme Serge Bozon ou Arthur Harari, voire des comédies comme Les Blagues de Toto.
C'est bien de se diversifier et de ne pas rester focalisé sur un type de films.
C.: Il y a peu aussi, vous avez pour la première fois misé sur un film à "conditions légères", Les Pas Perdus, coréalisé par Roda Fawaz et Thibaut Wohlfahrt...
J-Y.R.: Oui, on est en fin de parcours pour lancer ce film progressivement. Je n'ai jamais été fan de ces films à conditions légères, car c'est démarrer un projet en se tirant une balle dans le pied, avec des budgets qui ne sont pas en lien avec qu'on vit sur un tournage.
£C'est forcément sous-payer tout le monde! J'hésite donc beaucoup à en refaire, même s'il peut y avoir un coup d'éclat, comme Une vie démente d'Ann Sirot et Raphaël Balboni il y a deux ans.
Je n'ai jamais été pour réduire les financements des films. Tout le monde a droit à un salaire décent et là, c'est totalement impossible. Il y a un risque de nivellement par le bas, alors que l'industrie doit être tirée vers le haut. C'est indispensable dans notre développement.
Mais bon, c'est difficile de critiquer sans tester. Ça a été compliqué de faire ce film-là, mais j'en suis content.
C.: De manière générale, vous êtes satisfait de l'évolution de votre boîte liégeoise, après plus de quinze ans d'existence?
J-Y.R.: Oui, malgré la complexité de notre travail, qui reste la gestion de plannings, avec des films qui sont à des stades différents, entre développement, post-production, production et qui sortent, comme en ce moment Retour à Séoul.
On est toujours sur plusieurs pans à la fois.
Pour le moment, on coproduit Bring Them Down, un film d'horreur et on prépare deux projets qui me tiennent à cœur, Maldoror de Fabrice Du Welz, et L'Enfant Bélier de Marta Bergman. Ce seront nos deux gros films de cette année, entre deux tournages de coproductions étrangères faites quasi entièrement en Belgique.
Après une année 2022 intense, avec quatre films majoritaires, La Ruche de Christophe Hermans, Inexorable de Fabrice Du Welz, Sans Soleil de Banu Akseki et Entre la vie et la mort, de Giordano Gederlini.
C.: En étant satisfait de l'impact qu'ont eu ces films?
J-Y.R.: Oui, au niveau international, certains films se sont très bien vendus.
En Belgique, le secteur de la distribution étant ce qu'il est, ça reste extrêmement compliqué pour la fréquentation de salles. Notre parc est restreint, même si on a des parties prenantes actives comme le Palace, les Grignoux et qu'on peut s'appuyer sur le deuxième circuit, avec de plus petites salles ou des centres culturels.
Je pense qu'on a aussi un souci d'éducation au cinéma par rapport à ce qu'on produit en Belgique.
Car quand la RTBF diffuse Duelles, ça fait un carton!
Alors oui, on se prend peut-être des gifles auprès de notre propre public, avec des films qui font 4 000 entrées, mais les films d'auteur étrangers ne font pas mieux!
Et c'est important de bien comprendre la vie d'un film à l'international.
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C.: Pour vous, la salle reste prépondérante?
J-Y.R.: Ah pour moi, le cinéma, c'est fait pour être vu ...au cinéma!
Je ne suis pas encore arrivé à produire des séries, mais c'est surtout parce qu'on ne m'en a pas proposé une d'intéressante! Mais ça pourrait arriver, car j'en regarde beaucoup, même en étant plus à l'aise sur le long-métrage.
Il faut de toute façon rester ouvert à ce qui se passe, avec l'évolution des plateformes. Il y a tellement de films qui se font qu'un réalisateur belge n'a pas à rougir si son film a une exploitation hors cinéma.
C.: Vous qualifiez d'intense votre travail de producteur. Et pourtant, vous avez accepté de succéder à Patrick Quinet à la tête de l'Union des Producteurs en 2015. Pourquoi?
J-Y.R.: C'est une excellente question (rire). Disons que j'ai toujours voulu me battre pour une collectivité.
Il y a près de cinquante boîtes de productions membres de l'UPFF, avec d'un côté, de grosses boîtes historiques comme Artémis, Frakas, Versus ou Entre Chien Et Loup.
Et d'un autre, des sociétés avec parfois une ou deux personnes, où on ne fait que du documentaire.
Il faut donc sans cesse penser à la bonne approche pour que tout le monde soit content – ou plutôt, que personne ne soit fâché! – mais ça m'a toujours excité, comme d'aller vers les politiques ou l'administration.
C'est tellement passionnant que c'est pour ça que je fais ce métier, cette jonction entre la culture et la finance, se mettre à l'écart pour servir les autres, j'aime ça!
Puis, c'est un secteur qui bouge tout le temps. Parfois trop vite peut-être, mais on s'adapte.
On doit surtout rester à l'affût des changements et à l'écoute de ce que cherchent les diffuseurs, les distributeurs et les vendeurs internationaux!
© David Hainaut, Vinnie Ky-Maka, Jean-Yves Roubin, site Cinergie be, mis en ligne le 24 février 2023