Trilogie bordelaise (3). Une ode au cinéma de patrimoine
Thibault Scohier
Texte
Notre rédacteur continue son exploration bordelaise en passant par la célèbre librairie Mollat et en nous faisant découvrir une revue de cinéma de patrimoine lancée en 2018.
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Bordeaux est une ville qui aime les livres et ceux qui les aiment. De nombreuses bouquineries parsèment ses rues, des plus généralistes aux plus spécialisées. Les amateurs pourront fouiller dans les rayonnages du Quai des Livres, de la Bouquinerie Plus ou de celle d’Alain Guillaume, ou encore aller se perdre dans la Nuit des Rois (a qui va, largement, ma préférence).
Et puis, il y a la librairie Mollat. Difficile de la manquer: ses multiples vitrines, rue Vital Carles et rue de la Porte Dijeaux, affichent fièrement ses bannières, couleur bleu roi.
Celui qui se risque dans ses rayonnages est vite gagné par le tournis : des livres, par milliers, par dizaines de milliers ; sur les murs, jusqu’au plafond, sur des dizaines et des dizaines de tables et de présentoirs. Les salles s’enfilent et l’impression d’être dans une bibliothèque et non dans une boutique s’impose peu à peu. Des échelles coulissantes parsèment les étagères ; la littérature francophone occupe l’espace d’une librairie classique ; les salles spécialisées (en cinéma par exemple) fourmillent de titres inconnus en Belgique. Chez Mollat, l’actualité et l’histoire fusionnent sur un modèle total.
Ce gigantisme peut effrayer. Mais on se rend vite compte que l’atmosphère y est infiniment plus respirable que dans d’autres supermarchés du livre dont les noms n’ont pas besoin d’être mentionnés. Physiquement, d’abord, la hauteur des plafonds, la largeur des vitrines et la scénographie librairiste ne privent jamais d’air la visiteuse. Philosophiquement ensuite, on ne retrouve pas chez Mollat cette inflation du goodies et de rayons opportunistes ; ni snack planté au milieu de la librairie, ni ersatz de cave à vin offert aux CSP++ censés constituer la principale cible du marché de l’imprimé. Immense, Mollat l’est par son obsession pour l’objet du livre, comme si la librairie pensait pouvoir, réellement, réunir en un seul lieu toute la littérature couchée sur papier.
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C’est dans cette antre fantastique que je suis tombé par hasard sur Revus et corrigés, revue dont j’ignorais l’existence. Lancée en 2018 suite à un financement participatif réussi (20.000 euros récoltés sur 15.000 euros initialement demandés), elle s’est donnée pour mission de couvrir l’actualité et la non-actualité du cinéma de patrimoine. Les restaurations bien sûr mais aussi le destin des fonds cinématographiques ou encore l’histoire du cinéma, entendue comme une relation du présent au passé et pas une simple description factuelle du dit passé. Riche, jusqu’à présent, de trois numéros de 150 pages, elle va renaître dans une nouvelle formule de 200 pages le 12 juin.
Que trouvait-on dans son numéro 3, Printemps 2019?
D’abord un grand dossier sur le thème de « Rêver un cinéma européen ». Passionnant, il décrit le système de co-productions européennes à ces différents stades de développement – passant par des époques où les acteurs stars atteignaient le sommet de leur carrière en jouant dans de grands castings transcontinentaux et par d’autres où les « europudding » sacrifiaient toute cohérence artistique à la volonté de plaire à tous les publics européens.
L’analyse des journalistes et la parole des interviewés (comme Jean-Jacques Annaud) sont intéressantes parce que loin de s’inscrire dans une vision idéalisée d’une construction culturelle européenne, elles révèlent surtout les différentes manières de protéger (ou non) les scènes nationales. Et cela sans pour autant verser dans un repli identitaire – l’exemple le plus frappant étant celui de la France, qui pratique l’exception culturelle mais qui investit sans retenue dans la co-production internationale (bien au-delà des frontières de l’Union Européenne) et en est même devenue l’un des acteurs centraux.
On trouve aussi, dans ce numéro, une couverture du festival « Toute la mémoire du monde », organisé à Paris autour… du cinéma de patrimoine. Succès public, le festival avait fait le choix du grand écart entre la modernité, avec l’invitation du réalisateur Nicolas Winding Refn pour évoquer sa plateforme de VOD gratuite ByNWR, et le retour aux sources avec une rétrospective sur le cinéaste Jerzy Skolimowski, cheville ouvrière du Nouveau cinéma polonais. Notes de festival et interviews donnent l’eau à la bouche sans jamais sombrer dans l’ésotérisme cinéphilique.
C’est d’ailleurs la grande force de Revus et corrigés : transmettre sans élitisme la passion du patrimoine. Les différentes critiques, sur des films connus comme Requiem pour un massacre d’Elem Klimov ou Mort à Venise de Luchino Visconti ou plus obscures comme L’Aiguille du kazakh Nougmanov (1988), permettent à la lectrice de construire sa culture cinéphilique au grès de ses intérêts et curiosités. Grands classiques et trésors inconnus sont présentés sans préjugé. Les néophytes y trouveront foison de films à voir et les cinéphiles confirmés des analyses et des découvertes surprenantes.
On regrettera l’impression de lire, parfois, un catalogue des éditeurs de support physique dont les publicités s’affichent presque à côté des articles consacrés aux films marketés. De la même manière, comme le patrimoine est à la base une affaire de sélection, les critiques sont ultra-majoritairement positives… l’éternel problème de la promotion. On se consolera avec les interviews au ton plus libéré et parfois critique, justement, sur le passé.
Pour peu qu’on s’intéresse un peu au cinéma, Revus et corrigés remplit parfaitement son office. L’avenir dira si sa nouvelle formule, plus longue et un peu plus chère (14€ pour 200 pages), continuera dans le même sillon. Félicitations en tout cas à l’équipe de la revue, qui est parvenue à créer un média « grand public » (disons, pour tous les cinéphiles) sans sacrifier la critique proprement dite.
Revus et corrigés n°3, printemps 2019, 150 pages
© Thibaut Scohier, revue en ligne Karoo, 2019